Fernando Pessoa serait-il un grand poète français ?

Que cache donc pareil titre, plutôt étrange, l’auriez-vous déjà deviné ? non ? alors sachez que nous aimerions vous confier quelques réflexions anodines, portant sur le thème plus général de : « Littérature et traduction ». Accompagnées de quelques souvenirs de lecture relatifs à des œuvres traduites.
Polyglotte, hélas, nous ne le sommes guère. Ainsi, par exemple, les seuls souvenirs bien nets que nous gardons de nos années d’anglais au lycée se résument, somme toute, à deux petites phrases :
1. « I am glad that black cat catches the rats ! »
et puis :
2. « a passé un hiver très confortable près du poêle… ».
La première phrase se rapporte, vous l’avez déjà compris, à une nécessité de prononciation de la langue anglaise, le fameux son « ae ». Quant à la deuxième phrase, il s’agit d’une brève mais cinglante observation qu’un professeur d’anglais pince-sans-rire porta, en classe de seconde, sur notre bulletin du second trimestre ; observation dont l’humour ravageur ne nous fit sur le moment pas le moindre effet, mais qui – ô caprice de la mémoire  – nous marquât à jamais comme vous pouvez le constater !
Dès lors, ne parlant ni n’écrivant, – ni ne lisant – aucune langue étrangère, y compris l’anglais, les grandes œuvres de la littérature universelle ne nous sont devenues accessibles que lorsqu’elles étaient écrites, ou traduites, dans notre langue natale : le français. Aussi, à nous, Fernando Pessoa nous apparaît-il bel et bien – il s’agit naturellement d’une intuition, plus que d’une conviction – comme un grand poète de langue française ; et donc, vu exclusivement sous l’angle des belles lettres, français !
CQFD…
Y aurait-il quelque agacement, et peut-être même comme de la stupéfaction dans les rangs de nos lecteurs (D’où sort-il, celui-là, pour oser écrire pareille absurdité ?) ?
Faisons appel, ici, à quelques souvenirs de lecture…
Souvenons-nous d’abord de Vladimir Nabokov, et de son obsession de la traduction la plus littérale qui soit (lu dans Rivages peut-être ?), fut-ce au prix d’obtenir un résultat peu agréable à lire, et donc décevant : d’où croyez-vous qu’elle vînt, ladite obsession du Vlad, sinon (selon nous) de la volonté farouche (et éperdue ?) de ne pas perdre son âme d’écrivain – en tout cas de la perdre le moins possible – à l’occasion de la traduction d’une langue à une autre ?
Souvenons-nous des sonnets de Shakespeare, traduits en français par  Pierre-Jean Jouve (Gallimard, Folio ; ces sonnets furent traduits également par Henri Thomas, et plus récemment par Yves Bonnefoy) dont la lecture s’avéra pour nous parfaitement insipide : ils obéissent à la même logique, celle d’une traduction littérale ; et d’ailleurs, s’agissant de poésie, qui plus est d’une forme précise et contraignante, comment pourrait-il en être autrement ?
En revanche, souvenons-nous aussi du merveilleux roman d’Herman Melville, Moby Dick, traduit par Jean Giono (en collaboration avec un autre traducteur, qu’il nous pardonne, son nom nous échappe). N’est-ce pas une merveille de la langue française ? et forcément, ce Melville-là, c’est quand même un peu beaucoup du « Giono », non ?… Mais comment pouvons-nous en juger pleinement, nous qui, ne maîtrisant pas l’anglais, n’avons par conséquent – du point de vue où nous nous plaçons – jamais lu Melville !
Souvenons-nous encore de Mrs Dalloway, de Virginia Woolf, roman que nous avions lu il y a plus de vingt ans, dans une première traduction anglais/français, puis relu dix ou quinze ans plus tard, dans une traduction réalisée cette fois par un autre traducteur ; nous avions eu l’impression de lire deux romans de langue française différents, oui… « différents »… l’un poignant certes, mais peu lisible ; l’autre plus limpide, mais aussi moins émouvant… Mrs Dalloway, pour nous, c’est donc trois romans de trois auteurs différents : Virginia Woolf, qui a écrit en anglais, que nous n’avons jamais lu ; et les deux autres, en français, dont le nom de chaque auteur ne nous revient plus, nous nous rappelons seulement que c’est le premier qui nous a le plus ému !
Souvenons-nous maintenant de Typhon, de Joseph Conrad ; traduction par Odette Lamolle : enchanteur ! traduction par André Gide : emmerdant !
Sommes-nous devenu fou ?
Souvenons-nous des poèmes de Jean de la Croix, et de leur traduction en français la plus récente, disponible dans la collection Folio de chez Gallimard ; sont-ce les mêmes poèmes que ceux écrits en espagnol ? Si l’on en juge d’après la préface (ou l’avertissement) rédigée par le traducteur, – par ailleurs remarquable d’intelligence et de clarté – préface où sont évoqués, et parfois cités, des bouts de traduction effectués auparavant par d’autres traducteurs, il y a de quoi en douter…
Souvenons-nous enfin du Livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa…
Il y a de cela quelques années, un soir, nous sommes allé écouter l’écrivain italien Antonio Tabucchi parler de son dernier livre. Il y avait là aussi, à ses côtés, dans l’intime et accueillante salle en sous-sol de la librairie, son éditeur, le très regretté Christian Bourgois, éditeur aussi, comme chacun sait (ou le devrait), de Fernando Pessoa…
Nous avions lu le premier tome du Livre de l’intranquillité, traduit, par Françoise Laye, du portugais au français donc ; et nous l’avions beaucoup, vraiment beaucoup aimé, ce livre de Bernardo Soares… Nous avions commencé à lire ensuite, au départ avec le même enthousiasme, le deuxième tome, traduit également par Françoise Laye, ce dont, sur le moment, nous ne nous étions pas aperçu… Que croyez-vous qu’il advînt ? Eh bien, auto-suggestion aidant, nous avons eu la désagréable impression de lire deux livres de deux auteurs différents !
Et donc, ce soir-là, nous nous en sommes ouvert à Christian Bourgois, nous lui avions fait part de notre désarroi… et nous lûmes alors dans son œil quelque sombre et soudaine perplexité ponctuée d’un long silence…

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