« Les livres étaient seulement un article qu’on devait produire, comme la confiture ou les lacets de souliers », in 1984, George ORWELL, Gallimard, collection folio, page 175.
Dans la première partie de notre article sur ce sujet (La télévision et le livre, 2 juillet 2008 ), nous prétendions qu’une émission télévisée littéraire, qui persisterait à vouloir mettre en œuvre la formule : présentateur vedette + écrivains invités + table basse + position assise + fauteuils + conversation de salon + dernières livraisons à l’office = succès assuré ! serait vouée inéluctablement à l’échec en raison de l’ennui qu’elle suscite.
Pourquoi ce type d’émissions ennuie-t-il à ce point ?
En dehors du sentiment de « déjà vu » lié au cadre, immuable, de ces émissions, cela provient aussi, nous semble-t-il, de ce que le scénario de l’émission, lui aussi, reste identique.
Processus sempiternel qui évoque plus le travail en série que la création littéraire ! Nous en connaissons tous le déroulement, grosso modo toujours le même : le présentateur, livre en mains, la mine détendue, réjouie, résume le livre puis interroge son auteur ; l’auteur répond ; le présentateur pose une deuxième question, l’auteur répond ; le présentateur pose une troisième question, l’auteur répond ; le présentateur interroge un tiers, auteur lui aussi ; le tiers répond, encense quelque peu l’auteur au passage, avec doigté naturellement, dans l’attente, jamais déçue, d’être encensé à son tour lorsque son tour viendra. Justement, son tour vient ! Le présentateur, en effet, vient de conclure l’entretien avec le premier auteur par quelques mots aimables et élogieux, ou vaguement critiques. Il se tourne vers le deuxième auteur (qui peut être ou non le « tiers » de tout à l’heure) ; livre en mains, il résume son livre, puis l’interroge, etc. : quatre, cinq, sept auteurs passent ainsi à la casserole…
Et nous (vous aussi peut-être ?), dès le premier auteur, nous soupirons, nous bâillons…
Mais il y a beaucoup plus grave : que le téléspectateur s’ennuie est certes regrettable, mais qu’on le manipule, voilà qui est fort de café ! Car en effet, la plupart du temps ce genre d’émission se déroule, n’ayons pas peur des mots – dans un climat de tromperie.
La tromperie est simple : elle consiste à nous présenter le premier auteur venu quasiment comme un génie de la littérature. Croit-on le téléspectateur assez naïf, assez stupide pour croire à pareille tartufferie ? Parfois, il est vrai, présentateur et auteur sont si habiles, ou si pénétrés de leur importance, qu’ils parviennent à nous en convaincre.
Ou bien encore, l’un et l’autre sont tout dévoués « à la cause », la cause étant, vous l’aurez compris, de « servir l’éditeur », c’est-à-dire de promouvoir son livre d’autant plus, et d’autant mieux, que ce livre est mauvais !
Et nous voilà donc, quelle qu’en soit la raison, pris au piège !
Que se passe-t-il ensuite ? Chacun court, joyeux, chez son libraire, avide de dévorer le livre dont l’auteur lui a plu… Il ouvre le livre, feuillette d’un pouce léger, lit cinq lignes, tiens, les premières, celles de la première page, là où (paraît-il) tout se joue… Ce « tout »-là étant, bien entendu, « l’acte d’achat », le seul qui vaille… Alors, oui, certes… pas mauvais, mais bon…
Déjà, le cœur en berne, mais désireux malgré tout de faire crédit, il lit un peu plus, trois pages, vingt pages peut-être, ce crédit-là ne coûte pas très cher… Et puis merde ! une fois encore, – les bras lui en tombent ! A la trappe ! A la trappe, mon bon Jarry ! Ce génie de la littérature est encore un vieux pétard mouillé, foireux, foiré, qui ne pétera jamais !
Combien de fois avons-nous – avez-vous – fait cette amère, cette triste, cette révoltante expérience ? Le mot qui nous vient, qui ne nous reste pas sur le bout de la langue celui-là…, est bien le mot « tromperie », n’est-ce pas ?
Tartuferie. Tromperie.
Nous pourrions vous citer dix noms d’auteurs, cinquante, cent noms peut-être ! d’auteurs vantés, un soir, dans telle ou telle émission littéraire, pour le mérite supposé exceptionnel de leur roman, et qui s’avèrent être, à la lecture, de médiocres, de très médiocres romans, parfois primés… C’est-à-dire des livres presque toujours écrits sans grâce, et ennuyeux à mourir.
Personne ne doit s’étonner, dans pareil contexte, que le tirage moyen d’un roman baisse sans cesse.
S’il devait y avoir un critère, un seul, au talent, c’est le plaisir partagé ou son contraire, l’ennui partagé ; le reste est littérature…
L’édition littéraire marchande, – et toute l’édition littéraire, la petite comme la grande, est marchande, c’est évident –, le sait, ou devrait le savoir. L’éditeur joue sans cesse de cette notion de plaisir partagé, de cette diversité des « goûts et des couleurs ». Il en joue toujours, pour les plus mercantiles, dans cette continuelle partie de poker que constitue la quête effrénée du prochain best-seller.
C’est cette diversité de goûts et de couleurs, en effet, qui fait que, à la marge, n’importe quel roman, même le plus mauvais, peut trouver son public, en l’occurrence un groupe donné de lecteurs réunis par un « plaisir partagé », ou à tout le moins l’idée, l’illusion d’un plaisir partagé… Un plaisir qui peut être d’ailleurs un réel plaisir, même s’il est trompeur.
Force, colossale force « marketing », ici, de l’ambiguïté, et de l’ambivalence…
Concevoir, réaliser que l’on se trompe, ou que l’on s’est trompé, n’est pas en effet à la portée du premier « lecteur-consommateur » venu. Cela suppose d’accepter, ou de revendiquer, d’avoir raison contre le plus grand nombre, parfois contre tous les autres… Cela suppose une vraie, une forte culture littéraire, de la lucididté, de l’humilité.
Aussi, à la télévision comme ailleurs, la force de ce déni, de ce non-dit, véritable tabou culturel d’aujourd’hui, est et continuera d’être un remarquable et redoutable outil marketing !
(à suivre)
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