La chair est folle
et j’ai tant à lire !
Pour le mot « Ventrée », notre Petit Larousse familier, un peu ancien il est vrai puisque datant de 1992, nous propose la définition suivante : « Nourriture dont on s’emplit l’estomac ». Mais, comme chacun sait, le mot « ventrée » désigne par surcroît cet : « ensemble des petits qu’une femelle porte et met bas en une fois ». Les deux sens du terme nous siéent ; ils conviennent parfaitement, en effet, à notre propos d’aujourd’hui.
Car d’une part, mutatis mutandis, les romans de la rentrée constituent bien, indépendamment de la qualité propre à chacun, une nourriture spirituelle. Mais, d’autre part, les romans de la rentrée c’est donc aussi cet ensemble de livres dont la femelle littérature a accouché en une fois, à l’occasion de cette fameuse – pieuse appellation – « Rentrée littéraire » !
Nourriture abondante, surabondante même : de l’ordre de cinq cents petits… Parturiente hors pair, prodigieuse femelle que vous êtes, dame littérature !
Néanmoins, à bien y réfléchir, est-ce bien la grande montagne littérature qui a accouché de cette grosse souris ? Ne serait-ce pas plutôt une autre dame, moins belle, en tout cas moins en forme qu’il y paraît, par les temps qui courent, et moins généreuse, et moins aimante peut-être ? une autre dame qui a pour nom : édition ?
Dès lors, depuis plusieurs années, chaque automne, bien plus que de rentrée littéraire, c’est donc de rentrée, sinon de ventrée éditoriale qu’il s’agit.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Art et argent. Littérature et édition. Vieux débat, me direz-vous. Certes, mais ce débat prend, depuis plusieurs années maintenant, une tournure que nous jugeons détestable.
« Ni ange ni bête » écrivit autrefois Blaise Pascal, parlant des hommes. Transposée à leurs œuvres, en l’occurrence littéraires, en voilà une parfaite illustration : la littérature, ce serait l’ange, et l’édition, ce serait donc la bête ?
De vouloir à toute force assimiler l’une à l’autre, en effet, et faire qu’elle se confondent, et se superposent aussi adéquatement que le feraient deux ramettes de papier posées l’une sur l’autre, de là vient le malentendu. Mais quel est-il ?
— Considéré sous l’angle « littérature », il se traduit ainsi : à chaque rentrée littéraire – il nous semblerait plus honnête de parler de « rentrée éditoriale » – de plus en plus de romans, trop en tout cas, sont publiés. Et par conséquent, de ce seul fait, de plus en plus de mauvais romans. Avec à la clé, bien sûr, une déception qui va croissant chez le lecteur averti.
— Sous l’angle « édition », le malentendu se traduit, là aussi, par de plus en plus de mauvais romans qui sont mis en vente (à défaut d’être achetés et lus). Et donc, pour chaque roman publié ou presque, un tirage moyen et un chiffre des ventes en baisse constante depuis plusieurs années ; avec des retours libraire qui se ramassent à la pelle, comme les feuilles mortes… et du pilon, encore du pilon, toujours plus de pilon ! Avec aussi, paradoxalement, dès lors que les pertes engendrées par la qualité médiocre de la production sont compensées par une hausse sensible en volume de celle-ci, un chiffre d’affaires et des résultats qui se maintiennent, voire croissent légèrement malgré tout.
Alors, me direz-vous, pourquoi s’inquiéter, pourquoi faudrait-il changer tout cela ? au fond, tout ne va pas si mal. A chaque rentrée, il y a toujours, malgré tout, quelques bons romans qui paraissent. Primés ou non, quelle importance pour la littérature ? Elle en a vu d’autres, cette vieille et superbe belle peau. De toute manière, la postérité reconnaîtra les siens, non ? Les bons, les bons romans veux-je dire, « on » devrait pouvoir les repérer, et s’en contenter ; « on », c’est-à-dire le lecteur averti que vous êtes, et que je suis aussi n’en doutez pas. De toute façon, la qualité est rare, vous le savez bien. Les bons écrivains aussi. Les auteurs, quant à eux, sont pléthore : à quoi bon le désespérer le Billancourt des auteurs ? Chacun a droit à sa miette de gloire, à son petit quart d’heure égocentrique d’édition, et d’émission, à son doudou ?
« Dormez bonnes gens, la nuit est calme » avertissait, au Moyen âge, le veilleur de nuit lors de sa ronde dans les ruelles obscures, étroites et malodorantes des villes… C’est un langage du même ordre, hypocrite celui-là, que semble tenir, de nos jours, le monde de la grande édition : « Dors, lecteur, nous sommes là pour ton bien, nous veillons sur la littérature ». Hélas, c’est faux.
Contrairement à ce que certains éditeurs prétendent, les tirages importants des best-sellers ne servent pas à financer la publication d’œuvres, que nous qualifierons par commodité de langage comme plus « littéraires ». C’est exactement l’inverse : chez la plupart des éditeurs ayant atteint la taille critique *, la publication de telles œuvres est devenue simplement un alibi éditorial derrière lequel il est bon de pouvoir s’abriter, une sorte de « mal nécessaire »… En quelque sorte (en poussant le bouchon un peu loin, il est vrai) un banal poste des frais généraux, permettant ensuite à la grosse machinerie du best-seller de tourner à plein régime !
Cela va-t-il durer ? Une crise profonde de la grande édition marchande, comparable, par exemple, à celle qui a frappé récemment de plein fouet le secteur du financement de l’immobilier – la trop fameuse et cuisante crise des subprimes – est-elle désormais probable, voire même, qui sait, prévisible ?
Et si oui, quels en sont les signes ?
La suite au prochain numéro !
* Taille critique : selon nous, c’est le moment du développement de l’entreprise d’édition où la rentabilité financière immédiate, qu’exige l’actionnaire, prend le pas de manière irréversible sur le coeur du métier d’éditeur, lequel consiste d’abord à publier des livres qui sont jugés rentables à court terme, ou qui le deviendront au fil du temps.
(à suivre)
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