Petits et grands chefs-d’œuvre, parfois détestables !

Libre à vous de partager ou non l’opinion que voici : en toute chose, je crois aux vertus de l’équilibre. Bien plus que d’une croyance, il s’agit d’une certitude que la vie m’a enseignée avec une patience d’ange et une obstination de marâtre.

Cette belle certitude, quant aux vertus vérifiées de l’équilibre, se reflète bien sûr dans mes goûts littéraires. À ce titre, bien obligé de constater hélas que, ce que j’appellerais volontiers « les chefs-d’œuvre illisibles », – longtemps m’a emmerdé de bonne heure ! Illisibles pour moi, mais pas nécessairement pour vous ?!

J’en donnerai deux exemples. Il y en aurait bien d’autres, mais, ici, l’usage est de parler de ce que j’aime, plutôt que de ce qui me fâche :

Donc, premier exemple :
Finnegan’s wake, de James Joyce, m’ennuie. Je n’y comprends rien, et surtout, je n’ai aucune envie de faire un quelconque effort pour essayer de comprendre ! Je dois être la proie de cette « envie de ne pas aimer », dont parle Maurice Nadeau dans ses Mémoires. Et d’ailleurs, pour être honnête, Ulysse ne m’enchante pas vraiment non plus, ou alors à de trop rares moments, singulièrement ceux où l’auteur « fait parler les femmes » (notamment le fameux monologue final de Molly Blum). Rappelons, en passant, que Virginia Woolf et Paul Claudel n’aimaient pas beaucoup non plus Ulysse.

Quoi qu’il en soit, nous recommandons à ceux d’entre vous qui n’auraient pas encore tenté l’expérience de cette lecture, celle d’Ulysse de Joyce, et qui aimeraient malgré tout s’y embarquer, de se référer au préalable à la préface qu’écrivit en son temps Valéry Larbaud, texte d’une grande limpidité, où toutes les clés du roman de Joyce sont données.

Deuxième exemple :
V. de Thomas Pynchon. Après des débuts pour moi plutôt prometteurs, V. s’est mis subitement à m’ennuyer aussi ! et je peux pointer, avec une précision d’horloger maniaque, la page exacte où la chose, pour moi, s’est mise a sérieusement dérailler ; c’est la page 106 (Thomas Pynchon, V., Editions du Seuil, collections Points, page 106).

Enfin, pour faire bon poids, ajoutons un troisième exemple, teinté de ma très grande mauvaise foi celui-là, car ce chef-d’œuvre n’est pas illisible à proprement parler. Donc, Le Rivage des Syrtes, du regretté Julien Gracq, m’ennuie profondément aussi ; et d’emblée qui plus est ! Le style alambiqué, certes inimitable (et pour cause), de notre bon vieux Poirier, chez moi, ne passe pas ; l’affectation, le maniérisme transpirent à chaque page ; presque insupportable.

Je ne suis pas le seul, semble-t-il, à ne pas trop aimer ce roman. Voici un extrait d’un texte d’Hervé Guibert, L’Ours (tiré de « La piqûre d’amour et autres textes », folio, Gallimard, n° 2962, page 161) :

« Le train tomba en panne dans la campagne, entre Barcelone et Madrid. Je n’avais plus rien à lire. Je n’avais emporté qu’un seul livre, Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, qui est un des livres préférés d’un ami très cher ; je l’avais commencé sans entrain [sans jeu de mots !] quelques années plus tôt, lorsqu’il me l’avait offert, et l’avais vite abandonné. Si je l’avais réemporté cette fois, c’était pour être un peu avec cet ami, et me forcer à lire ce livre favori. Cette fois encore, je ne l’aimais pas trop, mais je me plaisais à détecter dans la masse du texte tout ce qui avait pu plaire à mon ami et se retrouver, détourné et refiltré, dans ses propres livres. ».
A propos d’Hervé Guibert, voir ici.

Paix à votre âme, monsieur Gracq. Car, en revanche, j’ai beaucoup aimé, et donc lu et relu, votre En lisant en écrivant (Voir ici), ainsi que Les eaux étroites et La forme d’une ville, Nantes en l’occurrence (à tel point que, pour moi, Nantes aujourd’hui, c’est d’abord ce texte de Julien Gracq).

Tout cela, mon cher, c’est de la critique un peu facile ; mais vous, vous aimez quoi au juste ?

Eh bien, dans la catégorie petits et grands chefs-d’œuvre, voici quelques romans que j’ai lus, et que j’aime ; petits ou grands chefs-d’œuvre ? à vous de le déterminer. Certains sont plus difficiles à lire que d’autres, et vous demanderont donc plus d’effort. Mais aucun n’est illisible au sens décrit plus haut ; l’effort que vous aurez à fournir est toujours adapté ; à aucun moment vous n’éprouverez cette désagréable impression que l’auteur sent le faisan ! qu’il vous mène en bateau, vous accable, cherchant à vous imposer son délire plus qu’à l’écrire. Que cette désagréable impression soit juste ou fausse importe peu ; lorsque cette impression existe, pour moi en tout cas, c’est fichu, le livre m’échappe ; l’auteur a voulu que son livre soit « à prendre ou à laisser » ? grand bien lui fasse, alors je laisse ! sans vergogne, usant de ce droit de ne pas lire, ou de refermer le livre à peine entamé, dont parle Daniel Pennac dans son essai Comme un roman (De Daniel Pennac, je vous recommande La petite marchande de prose, sans doute son meilleur roman).

Tous ces romans sont donc des lieux de partage. Je pourrais, bien sûr, en citer beaucoup d’autres, – que j’ai lus mais, Dieu merci, jamais étudiés ! En effet, si, à l’Université (Cf. Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Editions de Minuit, collection Paradoxe [une excellente collection soit dit en passant], 2007), on étudie parfois les livres sans les lire, ici nous les lisons toujours sans les étudier !

Les voici évoqués, tous ces livres, en ordre dispersé, par ordre d’apparition sur votre écran, pourrait-on dire. Une suggestion : plutôt que d’offrir à vos amis le Goncourt 2008, qui est d’une platitude déconcertante, offrez plutôt l’un de ces « classiques » contemporains pour la plupart, à l’exception de Madame Bovary :

1. Manhattan transfer, de John Dos Passos. Jean-Paul Sartre portait ce roman aux nues ; moi aussi ! Il ne m’en reste que deux toutes petites choses (je l’ai lu il y a plus de vingt ans), peut-être fausses au demeurant : d’abord le souvenir de ces bruits de sirènes, voitures de pompier qui sillonnent New York, et qui sans cesse reviennent au long des pages. Ensuite, la fin du roman elle-même, cette longue confidence d’une femme (l’héroïne peut-être ?), incluse dans un dialogue pathétique avec l’homme qu’elle aime (ou qu’elle aimait ?).

2. Ada ou l’ardeur, de Vladimir Nabokov. A nos yeux, le plus beau roman de Nabokov. On y retrouve, sous les traits de la petite Lucette, le personnage de la nymphette, cher à l’auteur (Cf. Lolita). Par endroits, ce roman peut sembler un peu elliptique ; et vers la fin du roman, les longues considérations de l’auteur sur notre rapport au temps, apparemment sans lien avec l’histoire elle-même racontée dans le roman, demanderaient à être relues – relues peut-être plusieurs fois – pour être bien comprises.

3. Oblomov, de Goncharov. La folle histoire d’un russe plus amorphe que vraiment paresseux ; une jeune femme, prise dans le carcan des conventions de l’époque, se sentira comme obligée de l’aimer, mais, rassurez-vous, elle finira par choisir celui qu’elle aime vraiment ! Sachez aussi qu’il vous faudra patienter jusque vers le milieu du roman pour voir enfin l’amour commencer à briller entre ces deux-là ; amour délicieusement suranné, cela va de soi, nous sommes encore au dix-neuvième siècle…

4. Le baron perché, de Italo Calvino. Encore une histoire d’amour ! Celle d’un aristocratique hurluberlu, irréductible, candide, et désespérément inoffensif. Qui, un jour, au moment du repas, se fâche tout rouge avec son papa, ce vieil intransigeant, et s’enfuit par la fenêtre du château familial, située au premier étage. Vous pensez peut-être qu’il s’est suicidé, se jetant par ladite fenêtre ? Que nenni ! D’un bond, Monsieur s’est réfugié dans les hautes branches de l’arbre voisin, et il y reste toute sa vie : et le voilà qui se promène, notre heureux Tarzan, dans toute la région, sautant, comme un singe, d’un arbre à l’autre… jusqu’à ce que l’amour vienne le chercher là-haut… Ce roman peut être lu par tous ; il est très facile à lire, d’une grande drôlerie, et d’une grande tendresse.

5. Madame Bovary, de Gustave Flaubert. Tout a été dit, sur ce monument – réellement intouchable – de la littérature de langue française.
Langue française qui, ici, rime pour nous avec « jardin à la française », ce qui signifie, entre autres, des lignes harmonieuses et bien tracées. Jamais trop ni jamais trop peu donc, toujours juste comme il faut, qu’il s’agisse d’émotions, de décor, du comportement des personnages et des situations, ou de l’usage de la ponctuation (Ah, l’usage du point et virgule chez Flaubert ! 500 pages et pas le moindre petit raté ! Oh, l’utilisation de l’adverbe, notamment de manière, chez Flaubert ! 500 pages et pas un seul jet foiré là aussi ! [Voir, à ce sujet, ici, notre précédent article :  » L’adverbe de manière dans madame Bovary, de Gustave Flaubert] ). A nos yeux, la plus belle combinaison, la plus harmonieuse, la plus audacieuse qui soit entre rigueur et émotion, de toute la littérature romanesque de langue française.
Pour autant, à ne pas mettre entre des mains adolescentes, au lycée par exemple… On est sûr de les emmerder à cet âge avec pareil roman. Madame Bovary est a priori un roman pour adulte déjà amateur de littérature, qu’on se le dise !

1. La conscience de Zeno, de Italo Svevo. Contrairement à ce qui est écrit, maladroitement, dans le prière d’insérer (Le livre de poche), La conscience de Zeno ne me semble pas le « premier grand roman inspiré par la psychanalyse ». Dans ce roman, la psychanalyse, en effet, n’est qu’un prétexte, qui d’emblée, apparaît bien pâle… Car il nous semble à nous que son auteur en sait, et en dit, tout autant, sinon bien plus, sur nos attitudes, nos comportements, nos contradictions, nos doutes, nos pseudo mystères, ce « misérable petit tas de secrets » dont parlait André Malraux.
J’échangerais volontiers d’ailleurs ce roman contre tous les manuels de philosophie, tous les ouvrages de « discipline spirituelle », y compris la parole du Bouddha elle-même (parfois, tu exagères).

Pourquoi ? pour ceci, entre autres : « Moi j’estime que même ceux qui sont moins coupables et plus malheureux que Guido ne méritent pas notre pitié, sinon dans la vie il n’y aurait place que pour ce sentiment, ce qui serait terriblement ennuyeux. La loi de la nature ne nous accorde pas le droit au bonheur, elle prescrit au contraire misère et souffrance. Quand on expose de la nourriture, les parasites s’y ruent de tous côtés, et s’ils ne sont pas assez nombreux, ils se hâtent de se multiplier. Bientôt la proie suffit à peine et bientôt elle ne suffit plus car la nature ne fait pas des calculs mais des expériences. Quand la proie ne suffit plus, les consommateurs diminuent grâce à la mort que précède la souffrance, et c’est ainsi que se rétablit l’équilibre pendant quelque temps. A quoi bon geindre ? Et pourtant tout le monde geint. Ceux qui n’ont pu toucher à la proie meurent en criant à l’injustice et ceux qui ont pris leur part du festin estiment qu’ils avaient droit à une plus grande portion. Pourquoi ne meurent-ils pas et ne vivent-ils pas en silence ? En revanche, la jubilation de ceux qui ont su s’adjuger une portion très copieuse de nourriture n’est pas choquante. Qu’elle se manifeste donc en pleine lumière au milieu des ovations. Le seul cri admissible est celui du triomphateur. » (Italo Svevo, La conscience de Zeno, le livre de poche, page 447).
Donc, pour esprit bien éveillé, exclusivement…

Joyeux Noël et bonne lecture !

Un commentaire sur “Petits et grands chefs-d’œuvre, parfois détestables !

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  1. Votre sélection de cadeaux littéraires est très réussie, que du beau monde… Une littérature pas forcément « entraînante », mais à l’écriture délibérément nonchalante et aux réfléxions atemporelles… Attention au surpoids cependant en cabine, ces beaux livres sont de jolis pavés, déjà… Personnellement, ai une préférence marquée pour la belle Emma et Nabokov… En + léger, mais dans le même esprit, on peut conseiller aussi Sandor Marai « Les Révoltés » ou « Les Braises » qui sont des oeuvres de pure beauté…

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