Monsieur

Cette fois, ça y est, Monsieur a trouvé un nouveau, un excellent moyen de nous emmerder. Monsieur a passé des tests ; trois heures d’affilée, ponctuées de nombreux soupirs de lassitude, conclusion : Monsieur est surdoué.

– C’était difficile ?

– Ouais, fastoche !

Monsieur, voyez-vous, est comme ça, – courtois et contradictoire. Le « Ouais » vient d’abord ; il est supposé faire plaisir au misérable professeur que vous êtes, qui pose une question qui n’en est pas une, avec l’espoir d’une réponse attendue ; ensuite seulement, Monsieur répond pour de vrai : « fastoche » …

Donc, le verdict est tombé, et Monsieur est décidément très coupable : Monsieur, disais-je, est surdoué, pardon, « intellectuellement précoce… », oui, c’est comme ça que vous devrez dire, pour ne froisser personne : « intellectuellement précoce… ».

Ce qui l’autorise, à douze ans, à tenir sa fourchette comme un vieux bébé. Ou encore à n’apprendre jamais ses leçons d’histoire, par peur, s’il les apprenait, d’avoir une trop mauvaise note.

Attends, c’est possible ça, avoir zéro parce qu’on a bien appris ? D’après Monsieur, c’est tout à fait possible, c’est même indiscutable. Mais écoutons le raisonnement de Monsieur : « Tu sais, M’sieu, j’apprends pas mes leçons d’histoire, j’écoute dans ta classe, c’est OK ; si je lis la leçon dans le livre après, à la maison, ça m’embrouille, j’oublie tout, c’est drôle ça, hein ? ».
Ce qui l’autorise aussi à s’enfuir de l’école, – une fois seulement : « Tu comprends, M’sieu, c’était un vieux rêve d’enfant, – faire une fugue – alors, j’ai voulu le réaliser…, tu m’en veux pas, hein ? ».

Ce qui explique qu’il est bon, vraiment bon en maths (Si vous lui demandez s’il est bon en maths, lui, il vous répond: « Trop pas ! », allez comprendre…).
Et qui explique encore que Monsieur, à la différence de tout écrivain digne du beau nom d’écrivain, éprouve, quand il fait une rédac., non pas le vertige de la page blanche, mais celui de la page remplie. Expliquons : Monsieur sait faire. Donc Monsieur fait ; et Monsieur fait ça à sa main, c’est-à-dire vite, très vite. Alors Monsieur a fini, Monsieur soudain s’ennuie, mais s’ennuie ; Monsieur pousse un long, très long soupir, on dirait le souffle puant d’un dragon endormi (Monsieur, à ce qu’il paraît, refuse de se laver les dents), et jette un oeil dubitatif, et dépité, alentour : Vois la mer des nuques ! contemple, ô triste mortel ! cet océan d’épaules qui ondule, écoute ce silence glacé des sixièmes qui en bavent, et s’échinent, tandis que tu bailles, comme un hippopotame.
Alors Monsieur soudain, n’en pouvant plus, s’agite sur son siège, renifle, tapote du bout des doigts sur le pupitre, se les fourre dans le nez, qu’il fouille consciencieusement, avec une application terrible et désolée, et alors bien sûr Monsieur saigne…
– M’sieu ! M’sieu ! j’peux sortir, j’saigne du nez ! Monsieur vocifère, la situation l’autorise, tandis que d’une main fébrile, faussement fébrile… il recueille sur une feuille de son cahier, tenue sous son menton, le liquide rouge, précieux, et délicat, lequel dégouline avec une lenteur inexorable et menaçante sur la feuille.
– Mais oui, cours vite à l’infirmerie mon pauvre garçon ! Oh la fine angoisse soudaine de M’sieu le Professeur à la vue de ce sang si pur ! Quel délice, n’est-ce pas Monsieur, que d’être ainsi aimé ?
Or donc, raclement du siège, traînements des pieds, démarche chaloupée, roulis des épaules, balancement cadencé des bras, oscillation de la tête, lenteur exagérée de tout l’ensemble : Monsieur a l’allure d’un triste individu, qui serait le fruit d’un croisement absurde, entre un vigoureux matelot et une belle éléphante.
Or donc, agacement corrélatif de M’sieu le Professeur, dont le visage se crispe et les sourcils se froncent ; mais agacement plutôt affectueux – car M’sieu aime bien Monsieur ; Monsieur, au fond, est si adorable avec son sourire carnassier de barracuda. Alors, que penser ? Insolence, pas insolence de la part de Monsieur ? M’sieu hésite ; comment savoir, n’est-ce pas ? Monsieur est si bizarre…
Claquement de la porte de la classe. On entend Monsieur qui sifflote – chuinte plutôt – entre ses dents, dans le couloir ; un petit bruit insistant, et agaçant. Il penche un peu la tête ; de petites auréoles rouges, rondes, fines, et dentelées, comme tombées du ciel, ponctuent son passage sur le carrelage froid, et sa longue marche vers l’infirmerie : on dirait les cailloux du petit Poucet.
Mais Monsieur s’en fiche, Monsieur a l’habitude, Monsieur saigne du nez souvent ; souvent lorsqu’il s’ennuie et qu’il se fourre les doigts dans le nez, qu’il cure ensuite avec gourmandise, avec… une application terrible et désolée.
– Tu ne crois pas, chéri, qu’il faudrait le cautériser ? aurait dit la mère de Monsieur.
– Si, tu as raison, il faudrait le cautériser…, mais tu sais, ça fait mal… aurait répondu le père de Monsieur.
– Ah bon, alors vaut mieux pas, on attendra que ça passe… trancha donc la mère.
Monsieur écoute, attentif, Monsieur laisse dire, des années que cela dure, et que ça parlemente, et que Monsieur saigne paisiblement. Monsieur fait entière confiance à ses parents, ça passera, c’est sûr, il faut attendre, en attendant, ça saigne, ça va saigner, bof.
Le sifflotement se rapproche, Monsieur rentre de l’infirmerie, coton dans la narine, maintenu de la main, l’autre bras en l’air. Même démarche, même lenteur exagérée, même agacement de M’sieu le Professeur. Et Monsieur regagne sa place ; raclement du siège, oui, le même encore, puis soupir, bras tenu résolument en l’air, reste du corps avachi, renversé sur le siège, les jambes ballantes, posture parfaite de l’intellectuel précoce, mais fatigué, oh vraiment très fatigué…
Et puis le temps passe, le bras et la main retombent, et Monsieur cesse de saigner. Enfin ! ça y est ! les autres ont fini la rédac ! Monsieur à nouveau s’agite sur son siège.
L’ouragan est passé.

 

 

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