Nous n’étions même pas au printemps, il faisait déjà chaud. J’avais mal aux pieds. Parvenu au sommet de la côte, je tournai à gauche dans la rue Olivier de Serres. Je fis quelques pas dans la rue. Un bar, un peu plus loin, occupait l’angle que cette rue faisait avec une autre. J’entrai.
Cela sentait la bière, l’urine et le tabac froid. La lumière du dehors était si vive qu’il me fallut un bon moment pour m’habituer à la pénombre qui régnait à l’intérieur du bar. Je m’assis à une table, sans trop réfléchir. Derrière son comptoir, le patron, debout, l’œil dans le vague, essuyait sommairement des verres. J’avais franchi le seuil de son établissement, il ne m’avait pas salué. Pour lui, je n’existais pas encore.
N’eut été ma fatigue, je serais sorti aussitôt.
Maintenant, j’étais assis ; ma respiration avait recouvré son rythme ordinaire, la crispation légère ressentie au moment d’entrer s’était évanouie. Le rituel de l’installation du client à sa table était fini, – le patron consentit à lever la tête, constater ma présence, abandonner sa tâche pour venir prendre ma commande.
Pas très loin, à deux tables d’intervalle, un homme fumait. D’une main fine, racée, il tenait un fume-cigarette ; dont il tirait de lentes, longues bouffées. L’odeur prenante, plutôt agréable d’un tabac de luxe se répandait dans le bar, masquant celle de la bière. Le visage de cet homme ne m’était pas inconnu ; mais je n’arrivais pas à mettre un nom sur lui.
Je fixai les murs crasseux, le mobilier ordinaire, le comptoir qui était constellé de traces, et paraissait gras et collant. Alors qu’il aurait dû briller d’une chaude lumière dorée. L’endroit était triste, presque sordide, ou, qui sait, peut-être magique ? – un bar comme il y en a tant, à Paris – ; je me demandais ce que cet homme pouvait bien faire là, et moi avec lui.
Une jeune femme entra. Plus maigre que mince, mais d’une maigreur émouvante, les os légèrement marqués sous la peau, les membres déliés, la peau si fine, si blanche, le regard profond, et si triste… Fuyant le comptoir, elle vint s’asseoir sur la banquette, à la table située entre celle de l’homme au fume-cigarette et la mienne.
Elle posa devant elle un sac rempli de livres. Puis, penchant la tête, elle enfouit son visage dans ses bras, et resta ainsi un long moment, immobile.
« Pourquoi pleurez-vous ? » dit-il, tout en écrasant sa cigarette dans le cendrier qui était posé sur la table de la jeune femme.
Elle se redressa, son visage était décomposé, ses yeux rouges ; c’était bien vrai, elle avait pleuré, et je n’avais rien deviné.
Elle vit le mégot éteint, cet intrus qu’il avait osé mettre dans son cendrier. Elle fixa le coupable, qui souriait. Quel beau calcul, quel naturel un peu trouble avait pu amener son voisin à ce geste anodin, en apparence, et dont le sens lui échappait ? Elle scruta le visage de cet homme, il était patent qu’elle le reconnut aussitôt ; alors que moi, je fouillais dans ma mémoire, à la recherche d’un nom que j’avais sur le bout de la langue, mais qui ne me venait pas…
Elle fit une espèce de grimace qui se voulait un sourire, et fondit en larmes à nouveau. Il alluma une seconde cigarette, se remit tranquillement à fumer, sans la quitter des yeux, son visage n’exprimait rien, vraiment rien tandis qu’il la regardait pleurer.
Je contemplai sa nuque, ses épaules, rondes et nues, ses cheveux longs et fins, qui brillaient, ses bras, croisés sur la table. Elle pleurait de tout son corps, et de toute son âme.
Il effleura son épaule du bout des doigts.
Elle tourna vers lui son visage trempé de larmes. Il répéta : « Pourquoi pleurez-vous ? ». Elle lui sourit, un vrai sourire cette fois. Elle haussa les épaules ; elle avait tant de peine à trouver les mots qu’elle aurait aimé dire.
– Vous sortez du salon du livre ? dit-il, en désignant la pochette qu’elle avait posée sur la table.
– Oui…
– Quelques achats ?
– Oh, si peu ! je n’ai pas pu acheter tout ce que je voulais.
– Montrez voir.
Elle déballa les livres avec empressement, parce que les livres, c’était sa vie ; et elle pressentait qu’il en allait de même pour cet homme.
Il lut les titres, hochant parfois la tête, ce qui pouvait signifier qu’il approuvait le choix qu’elle avait fait ou, plus simplement, qu’il avait lu le livre. Puis, il les remit soigneusement en pile, et les rangea dans la pochette.
– De belles heures en perspective, n’est-ce pas ?
Elle ne répondit rien ; elle le regardait d’un air hébété ; je crus qu’elle allait encore fondre en larmes.
Il manipulait sa cigarette allumée, coincée dans le fume-cigarette, entre ses doigts, comme un bébé l’aurait fait d’un objet inconnu de lui ; à la fois attentif et distrait. Elle fut fascinée par le regard qu’il posa sur elle, tout en jouant avec cet objet.
– Je n’y arriverai jamais… lança t-elle dans un souffle.
À quoi donc, grand Dieu, voulait-elle arriver ?! Plus prompt, l’homme avait deviné le sens de cette ellipse.
– Ne soyez donc pas si pressée, c’est l’impatience qui perd les jeunes écrivains ; l’impatience du talent, l’impatience du succès.
– C’est si difficile, si ingrat, je n’ai pas la force…
Il sourit. Ce sourire lui creusait des plis au coin des yeux, et des lèvres ; arrondissant ses pommettes, ce sourire illuminait son visage et le rendait séduisant. Il la regarda. Elle pleurait encore, couvrant ses yeux cachant ses larmes, qui ne pouvaient que l’enlaidir. Elle fut surprise de le voir se lever.
– Comment t’appelles-tu ? lui dit-il d’un ton très doux, mais qui n’admettait aucune réplique. Elle murmura : « Marie… » d’une petite voix d’enfant coupable ; le plafond du bar allait-il s’écrouler sur elle ?
– Ecoute Marie, écris-moi si tu veux, je t’aiderai.
Elle saisit la carte, joignant les mains, et le geste qu’elle fit était si spontané, si plein de grâce qu’il ne put que lui sourire encore.
Elle dévora ce qui était écrit sur le bristol. Elle leva les yeux vers lui. Sa bouche s’arrondit, ses yeux s’écarquillèrent : c’était bien lui…
Alors qu’elle ne pouvait détacher son regard du visage de cet homme, je le reconnus, moi aussi.
Elle remercia. Il hésita, caressa sa joue. Elle était bouleversée, elle lui baisa le bout des doigts ; par deux fois. Il rit encore, en secouant la tête, tellement cela l’amusait et l’intriguait.
Ils étaient enfantins ; ridicules ; et moi, j’étais rongé par la jalousie, et j’étais la proie d’une colère sourde, et injuste.
– Je suis pressé, excuse-moi ; surtout ne perds pas courage !
Il paya, quitta le bar ; sans se retourner.
Nos regards le suivirent jusqu’à ce qu’il ait disparu. Elle attendit, puis se leva. Elle me vit. Elle daigna me sourire. Un sourire affecté, lointain, strictement protocolaire.
Je respirai son odeur, l’odeur fraîche et éclatante de sa jeunesse ; une odeur de fleur, de lait, de printemps capricieux et ensoleillé. Fermant les yeux, je pris une longue inspiration, une autre, et une autre encore, tel un forcené, m’enivrant de cette manne que le ciel avait voulu m’offrir.
Lorsque je rouvris les yeux, elle avait disparu, bien sûr, emportant avec elle son parfum et mes rêves. Au fond de moi, certainement du côté du cœur, une voix d’angelot espiègle chantonnait une vieille chanson, un air oublié depuis longtemps, et cela grinçait et faisait comme un bruit de vieux phonographe : « Laissez-moi vous aimeeer… eeer ! ».
Coucou Joël,
Qui est-il donc? Un éditeur en vue ?
Le suspense n’ouvre aucune de ses portes.
On navigue entre rêve et réalité, mais qu’importe après tout. C’est comme un flash de la vie qui laisse une empreinte indélébile.
Empreinte que tu as su nous faire partager un instant.
Merci pour ce moment privilégié.
Bonne journée et,
Bises d’Annie.
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Non, Annie, ce n’est pas un « éditeur en vue », c’est (tu l’as un peu deviné d’ailleurs) un personnage « composite », donc imaginaire. Cela étant, le fume-cigarette et les pommettes qui rendent l’individu séduisant, sont empruntés à P. So. (suspense ?!) ; il y a aussi un peu de moi, « au physique » (mais quoi, hein ?) ; il y a aussi une vague allusion à Pascal Q. (le nom sur le bout de la langue…). Quant à l’état d’esprit de la fille, ce fut un peu le mien à une certaine, et déjà lointaine, époque, avec les pleurs en moins, bien sûr ! (Cf. aussi le « Madame Bovary c’est moi », du bon vieux Gustave !).
Bisous. A bientôt, et merci pour ton commentaire, Annie.
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à nouveau très jolie nouvelle, laissant la place à l’imaginaire, avec sa chute teintée de désir, de mélancolie, et de rêve qui renvoie le lecteur à ses propres expériences.
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Quatre personnages, un lieu (au demeurant ordinaire) et toute une atmosphère.. Oui j’ai dit atmosphère !
Les sentiments se téléscopent dans un lieu et un laps de temps relativement réduits.
Alors si je devais être l’un d’eux…. Peut-être serais-je l’aubergiste un peu blasé qui passe inaperçu et chez qui s’abritent tant d’états d’âmes….
C’est un peu de tout ceci qui fabrique LE REVE….
Très chouette Joël ! J’ai aimé !
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