« La seule question, c’est : comment une telle machine peut-elle continuer de fonctionner dans la désillusion critique et dans la frénésie commerciale ? »
Jean Baudrillard, extrait d’une Chronique parue dans Libération le 20 mai 1996, et éditée ensuite sous le titre : « Le complot de l’art », Sens & Tonka Editeurs, 1996.
« Toute œuvre littéraire qui aspire, si humblement soit-il, à s’élever à la hauteur de l’art doit justifier son existence à chaque ligne »
Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, Préface (premières lignes).
Vous connaissez probablement cette saillie du grand artiste américain, Andy Warhol : « Chacun aura droit à son quart d’heure de célébrité » ? Eh bien, usée, out, terminée la saillie d’Andy ! Andy, sache que tu es ringard mon garçon ! car aujourd’hui, espèce de vieux naze, dans le climat actuel – nous parlons de la rentrée romanesque – c’est au moins : « Chacun aura droit au prix Goncourt une fois dans sa vie » qu’il faudrait dire !
« En ce temps-là, après la mer des abricots, vint la mer des livres », nous dit ce prophète, listé chez les petits.
Traduction : « Cet été, dans votre supermarché, vous les avez vus comme moi ? il en pleuvait comme à Gravelotte, des abricots. Eh bien, cet automne, chez nos libraires ce sera des romans ! ».
659 ? pas un de moins, ni même un de plus. Sans compter le mien, le vôtre et le leur.
Personne ne nous dit, personne ne sait d’où ces chiffres sortent ? Mais après tout, qui se soucie de connaître le nombre exact ?
659… Et si d’aventure ce n’était pas bon à lire ? En revanche, que ce serait tout de même bon à vendre ? Variante : dans le lot, y’a forcément quelque chose de bon à lire, et donc à vendre, non ? Moi, je sais plus, je voudrais que, quelque part, quelqu’un, je vous en prie et très supplie, m’expliquât enfin la vraie vie des livres et des Lettres… Dites, c’est comment l’équation ? qui peut me la poser, me la résoudre ?
Et si demain c’était l’hallali, la biche littérature aux abois, la curée peut-être ? Car, je vous le demande : mais qui va nous acheter tout ça ? Qui paiera la note finale, parmi le genre humain ? certainement pas le lecteur averti ; l’acheteur lambda peut-être, celui qui achète et ne lit jamais ?
659 romans ! Là-dessous, pour sûr, y’a du carton. Du carton à défaire, et d’invitation ; mais du carton qui s’annonce, y’en a-t-il ? En ce début septembre, chez votre libraire habituel, ils y sont déjà. Soigneusement mis en place. Jaquettes colorées (mais pas toujours), formats variés (tant mieux). Parfaitement empilés. Rangement scrupuleux, harmonieux même ; et surtout, égalitaire et pratique. Auteurs de A à C, puis auteurs de D à F ; auteurs de G à N, auteurs de N à Q, et de R à Z… Fichu métier que celui de libraire, faut-il en avoir des gros bras ? et quand on n’en a pas, zut alors les filles, on en attrape !
659 romans. Une pléthore d’auteurs – rien que de « A à C », je ne connais aucun de ces auteurs, leur nom m’est inconnu – oui, une pléthore d’auteurs pour une kyrielle d’éditeurs, et, bien entendu, une nuée d’articles dans la presse ; un fleuve d’encre, un fleuve très noir, un canular gigantesque, un bobabard qui trompe énormément, un château d’eau de salive aigre douce-amère ! et aussi, comme une vague inquiète, sous tous les mots, et sur toutes les ondes : et si cette année, ça foirait… C’est la loi dure de la littérature, de la rentrée romanesque, et, à de rares exceptions près, de la critique désenchantée, oui.
C’est un peu le jeu du bouchon, qu’il ne faut surtout pas jeter trop loin, et qui finit tout de même par être jeté trop loin…
Toutefois, dans la profession, personne bien entendu n’est dupe de cette mise en place, de cette mise en scène avec, d’une année à l’autre, scénario à l’identique, bien mince, et retors, apparemment inoxydable.
Mais là n’est pas la question, c’est la rentrée romanesque, ne boudons pas notre plaisir ! oiseau mazouté de malheur, grand méchant flou, mauvais augure que vous êtes !
Admettons.
Et si le lecteur, ou plutôt l’acheteur, pour lequel cette riche mise en scène a été composée, avec soin et un brin d’enthousiasme (il est suggéré de rêver avant le réveil, après c’est impossible), si l’acheteur de livres donc, au lieu d’être dupe, était complice ? et donc, s’il n’y croyait pas, ou plus, lui-même, à tout ce qu’on lui raconte ?
Pourquoi achète-t-il alors, me direz-vous ? par simple bonté d’âme ? ah que non ! Par mimétisme, pour « en être » ? certes. Mais, risquons une autre hypothèse, supplémentaire, et peut-être pas aussi saugrenue qu’elle en a l’air : et s’il achetait aussi par peur ?
Oui, vous avez bien lu : par peur…
Aussitôt, le jeu s’altère, les rôles changent. En scène désormais, toutes sortes de fantômes anxieux… Ça trempouille dans l’invisible, ça vire au magique, ça erre dans le vague, l’informulé, et ça fait dans le non-dit, l’incohérent, l’incoercible, bien plus que dans l’indicible.
On ne sait plus trop, on sait seulement que le jeu n’en est plus un ; désolé, désolant, l’échange alors ressemble à ceci : « J’achète ton livre, mais tu achètes mes abricots, d’accord ? » ; ou, pire encore : « ton livre ? je te l’achète, mais je garde mon emploi, d’accord ? » ; à moins que, soudain, ce ne soit : « J’ai perdu mon emploi (variante : « t’as bousillé mon emploi ! »), alors je n’achète plus ton livre ! parce que, de toute façon, je sais qu’ il ne me fera pas rêver… ».
« Je vends donc t’achète ». Coûte que coûte. Vaille que vaille. Point décisif. Aujourd’hui la littérature est un marché, ce n’est plus un art. Un marché parvenu à saturation faute de maturité – c’est un peu comme les abricots de cet été, dans votre supermarché, non ?
Alors, Littérature de la nullité ? comme cet « art de la nullité » que vilipendait le sociologue Jean Baudrillard, en 1996, parlant de l’art contemporain dans sa globalité ?
En somme, c’est nul, et même archi-nul, mais on en a besoin… pour combien de temps encore ?
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Voici leurs conseils, leurs réflexions. Ils se rapportent aux livres, à la littérature, à l’écriture ; et à la vanité.
« Dans la vitrine de la librairie, tu as aussitôt repéré la couverture et le titre que tu cherchais. Sur la trace de ce repère visuel, tu t’es aussitôt frayé chemin dans la boutique, sous le tir de barrage nourri des livres-que-tu-n’as-pas-lus, qui, sur les tables et les rayons, te jetaient des regards noirs pour t’intimider. Mais tu sais que tu ne dois pas te laisser impressionner. Que sur des hectares et des hectares s’étendent les livres-que-tu-peux-te-passer-de-lire, les livres-faits-pour-d’autres-usages-que-la-lecture, les livres-qu’on-a-déjà-lus-sans-avoir-besoin-de-les-ouvrir-parce-qu’ils-appartiennent-à-la-catégorie-du-déjà-lu-avant-même-d’avoir-été-écrits. Tu franchis donc la première rangée de murailles : mais voilà que te tombe dessus l’infanterie des livres-que-tu-lirais-volontiers-si-tu-avais-plusieurs-vies-à-vivre-mais-malheureusement-les-jours-qui-te-restent-à-vivre-sont-ce-qu’ils-sont. »
Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur
[Seule une courte période de cette partie du roman de Calvino, consacrée à la visite que le narrateur effectue chez le libraire, extraite du chapitre 1, est ici reproduite ; mais nous ne saurions trop encourager le lecteur à lire la suite, qui s’étend sur plusieurs pages : c’est d’une indescriptible drôlerie ! Bien entendu, tout le roman est à lire… Peut-être le plus pur chef-d’oeuvre de ce grand romancier italien].
Sur ce même sujet (la pléthore de romans), Voir aussi notre précédent article : « Autodafé ou déchetterie ? ».
« L’art est long, et la vie est courte, et la vérité est lointaine. »
Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, Préface, 1897
« Parler, c’est tomber dans la tautologie. »
Jorge Borges, Fictions
« La valeur intervient quand on fait quelque chose mieux qu’il n’est besoin. »
Anthony Burgess, Rome sous la pluie
« Le roman que j’ai le plus envie de lire en ce moment, c’est celui qui tiendrait toute sa force motrice de la seule volonté de raconter, d’accumuler histoire sur histoire, sans prétendre imposer une vision du monde.., et tournant le dos aux pages déchirées par les analyses intellectuelles. »
Michel Déon, Je vous écris d’Italie
« Les mots ? la musique ? non, ce qui est derrière »
James Joyce, Ulysse
« On est saisi par le grand nombre de choses heureuses que les gens manquent, simplement parce que, faute de relations, ils n’ont pas su à quelle porte frapper. »
« C’est souvent la marque qu’une œuvre humaine est vicieuse qu’être trop assuré qu’elle sera applaudie. »
« … écrivain-né, il ne surveillait vraiment qu’un seul de ses modes d’expression : le livre. »
Henry de Montherlant, Les Jeunes filles
« La plupart des cerveaux ont leurs dimanches ; au mien était refusé même une demi-journée de congé. »
« … difficulté à combler l’abîme entre l’expression et la pensée. »
« On ne peut soutenir qu’une idée véritable existe en dehors des mots faits pour elle sur mesure. »
« Peut-on commencer à écrire quelque chose qui demeure aussi incomplet dans l’esprit ? »
Vladimir Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight
« A mes yeux, un roman n’existe que dans la mesure où il suscite en moi ce que j’appellerai crûment une volupté esthétique. »
« Plus l’œuvre est proche de la silhouette et des couleurs dont on rêvait, plus la flamme brille haut et clair. »
« Toute modification dans les destinées que nous avons nous-même tramées nous semblerait non seulement anormale mais immorale. Nous préférerions n’avoir jamais connu notre voisin, le marchand de frites en retraite, s’il nous venait à l’oreille qu’il vient de publier le plus admirable recueil de poésie du siècle. »
Vladimir Nabokov, Lolita
« Aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on vous aime qu’on vous publie. »
Georges Perros, Une vie ordinaire
« Il n’est pas d’autre miroir de l’intérieur d’une tête humaine qu’un roman. »
Pascal Quignard, Albucius
« Toute œuvre d’art est liée au sacré dans ce simple sens : présence qui subjugue. »
« Dans un énoncé où la langue est travaillée, la fin n’est pas au premier chef la communication de la pensée : mais faire taire qui écoute. Fasciner. Mettre à genoux. L’écrivain nourrit tout d’abord l’espérance que celui qui le lira touchera au doigt la beauté ou la fermeté de l’énonciation. »
« L’auteur que l’auteur suppose que le lecteur suppose derrière le livre. »
« Dans le livre, l’auteur s’enferme avec son lecteur. C’est une scène dangereuse. L’idole et son fidèle. »
« Cacher, cacher, cela nous aimons passionnément. »
« … et une sorte de stupéfiante carence de moralité à toute création artistique. »
Pascal Quignard, Petits traités
« … comme ces poètes qui savent que la vraie poésie est chose maudite, mais qui, malgré leur certitude, souffrent parfois de ne pas obtenir les suffrages qu’ils méprisent. »
Raymond Radiguet, Le Diable au corps
« On peut partager les souffrances d’un créateur sans partager son génie. »
Danielle Sallenave, Les Portes de Gubbio
« Ni le marbre ni les monuments dorés des princes ne vivront tant que ma puissante rime. »
« Ainsi, ni airain ni pierre ni terre ni vaste mer ! mais condition mortelle horrible effaçant toute leur valeur ; contre telle férocité que pourrait plaider la beauté qui ne contient pas plus de force que la fleur ? »
William Shakespeare, Sonnets
« Cette longue et instinctive discipline de l’homme qui veut accomplir son projet. »
« Le roman n’est que l’équilibre des contradictions. »
Philippe Sollers, Femmes
« Si rien de grand, peut-être, ne naît que d’un premier échec, et chez des êtres capables d’un second élan, le sort ne lui avait accordé de souffle que pour un seul assaut. »
Virginia Woolf, Orlando
Pour un peu, je me serais noyé dans cette rentrée littéraire.
Fallait me prévenir plus tôt qu’ici il y a des bouées de sauvetage – et des meilleures.
Je reviendrai.
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C’est comme au festival off d’Avignon : 985 spectacles cette année! Difficile de s’y retrouver! Pourtant quand on picore de çà de là on parvient à faire son miel…
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