Julien Gracq, En lisant, en écrivant

Certains métiers, parmi les plus beaux et les plus nobles, de ce fait les plus difficiles, ne comptent dans leurs rangs que des… apprentis !
A mes yeux, le métier d’écrivain fait partie de ces métiers-là. Et ne venez pas me dire que le coup d’éclat de cet apprenti poète de 16 ans – je parle d’Arthur Rimbaud  – constitue la preuve contraire à cette règle, alors qu’il en est plus sûrement l’exception.
Bien entendu, il va de soi que certains apprentis finissent par devenir meilleurs que d’autres… C’est généralement parce qu’ils ont travaillé plus longtemps et plus souvent, avec plus de cœur et d’ardeur, et de passion ; avec plus d’intelligence et plus de détachement aussi.
Ces écrivains-là finissent donc par connaître, et maîtriser mieux que d’autres, toutes les ficelles du métier d’écrire (l’un des plus vieux métiers du monde…). Et ils en font des livres !
Parmi ces livres de « cuisine littéraire » en quelque sorte, il en est un que tout apprenti  romancier de 7 à 97 ans (on n’arrête plus les progrès de la médecine) devrait avoir lu, relu, médité, médité encore, et c’est le fantastique, formidable et faramineux : « En lisant, en écrivant » du regretté Julien Gracq. Dont voici, en guise de simple amuse-bouche, notre florilège.

Florilège

« L’exploitation économe de la série. »

 « Chaque écrivain est sensibilisé différemment aux écarts de langage ; la correction absolue ne témoigne de rien d’autre que d’un sentiment banalisé, anonyme de la langue. Pourquoi proscrirais-je des répétitions de mots, puisque c’est la contorsion de la périphrase destinée à les éviter qui m’est à moi désagréable ? »

 « L’impératif génétique de multiplication et d’enrichissement prédomine dans le livre à tout coup sur celui d’organisation. » (remarque formulée par l’auteur à propos de A la recherche du temps perdu de Marcel Proust).

 « Toutes les conquêtes, tous les gains de puissance de l’art ont été non des inventions, mais des permissions, des droits de transgression qu’un artiste soudain s’est accordés à lui-même aux dépens du non-osé jusqu’à lui. »

 « Dans tout roman, un équilibre chaque fois différent s’établit entre ce qui est dit, et ce que l’élan ainsi donné doit permettre au lecteur d’achever de lui-même en figures libres. »

 « Il y a certes autant de lectures d’un texte que de lecteurs, mais pour chaque lecteur –– il y a un trajet à travers le livre et en fait il n’y en a qu’un. » 

 « Un des problèmes cachés du romancier, problème que l’auteur résout, ou tente de résoudre, grâce au seul instinct, est d’assurer comme un général d’armée la progression coordonnée des masses hétérogènes que son récit met en mouvement, et dont les personnages individualisés ne constituent que la pointe avancée, la tête chercheuse la plus alertée et la plus mobile. ».

 « Tout autant le travail de chaque page va apparemment vers la totalité pour peu à peu la construire, tout autant la totalité pressentie vient dans le sens inverse à chaque instant secrètement au-devant de la page en voie de s’écrire pour l’orienter et l’informer. »

 « … faire rétrograder les amours et les querelles, les raisons et les escarmouches des protagonistes au bénéfice de la pulsation-mère du grand orchestre du monde. »

 « Dans les romans de Malraux et de Montherlant, il n’y a que Malraux, que Montherlant… leur moi distribué sous diverses espèces et permanent sous d’innombrables hypostases. »

 « … cause du dépérissement du roman en tant que créateur de personnages : non la défiance grandissante du lecteur comme de l’écrivain vis à vis des figures de la fiction qui prennent vie, mais l’effet d’une confiance accrue de l’écrivain en sa capacité d’animer de bout en bout le roman par la seule production de son moi intime. »

 « Chez le lecteur de romans, le physique des personnages est presque entièrement reconstruit à partir d’un sentiment global qu’il se forme d’eux, et où les traits matériels que l’auteur leur attribue sont au besoin refusés on ne peut plus cavalièrement pour être remplacés par d’autres. »

 « Le classicisme voulu, dont l’essence est de couper tout lien de l’œuvre avec les annales de son temps, a le grand tort de supprimer en elle les repères mêmes par où le lecteur peut mesurer l’étendue de la transmutation qui signale le vrai classicisme : le classicisme involontaire. »

 « Pour moi l’enclenchement brusque d’une idée – ou plutôt d’un sentiment – sur la perspective d’un livre a été chaque fois un événement aussi improbable, aussi imprévisible que le coup de foudre amoureux. »

 « Si tout est commandé par un projet trop précis, trop articulé, toute l’œuvre se sclérose et glisse à la fabrication ; si tout est laissé à l’éventuel de la « textualité » pure, tout se dissout en un parlage sans résonance et sans harmoniques. Le récit est refus du hasard pur, la poésie négation de tout vouloir-écrire défini et prémédité. Il faut accepter de se mouvoir dans ce clair-obscur trompeur, savoir passer sans cesse des chemins à suivre aux chemins à frayer. »

 « La proximité des autres œuvres est pour l’artiste provocation inextinguible à la compétition, en même temps que négation de toute règle homologuée qui la rendrait possible. »

 « Le public est un réseau qu’on peut toujours court-circuiter sans que rien d’essentiel au phénomène littéraire s’annule : le voyant-témoin qui s’allume dans la cervelle de l’auteur est nécessaire et suffisant. »

 « La littérature va du moi confus et aphasique au moi informé par l’intermédiaire des mots, rien de plus : le public n’est admis à cet acte d’autosatisfaction qu’au titre du voyeur, et généralement contre espèces – et c’est, je le concède, dans cette affaire, le côté peu ragoûtant. »

 « Le constructeur de l’œuvre d’art, chaque fois qu’il a nourri son travail, chaque fois aussi qu’il a eu besoin de la contrôler, s’est refait lui aussi tout entier « odeur de rose », éliminant de son esprit tout sauf une certaine impression directrice aveugle, et quasi olfactive, qui lui permet seule de choisir entre les pistes qui s’offrent à lui. »

 « La fusion de la pensée réfléchie et de la pression imaginative romanesque aussi impossible sans doute en dernière analyse que celle de l’huile et de l’eau, c’est dans le seul roman français qu’elle étale toute la variété, toute la subtilité de ses problèmes et de ses solutions (à propos de l’alliage « Idées et Roman »).

 « Chez le lecteur exercé comme chez l’écrivain, au-delà du tympan ultra-sensible que sollicitent sans cesse les rythmes courts du vers ou de la phrase, il existe une oreille plus profonde, moins vibrante et plus sommeillante, réglée sur les seules cadences à grande longueur d’onde qui animent et structure la masse entière d’une nouvelle ou d’un récit : l’oreille romanesque. »

 « Médiocre valeur du coup d’œil rétrospectif que l’écrivain jette sur ses livres : leur contenu, trop remâché en cours de confection, ne lui est plus de rien : s’aiguise au contraire chez lui exagérément au fil des années la sensibilité aux mutations de la forme (« je n’écrirais plus ainsi aujourd’hui »). »

 

 

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