Antonin Artaud : histoire vécue d’Artaud-Mômo

S’il est un écrivain qui ne fait pas partie de la rentrée littéraire c’est bien Antonin Artaud ! Pour autant, les éditions Fata Morgana viennent de publier, en septembre dernier, mois de la naissance de notre homme [1], une Histoire vécue d’Artaud-Mômo, ayant pour sous-titre « Texte des trois cahiers apportés par Antonin Artaud au Théâtre du Vieux-Colombier ».

Le frontispice de cette édition limitée à 500 exemplaires, et dont le copyright est détenu par les éditions Gallimard pour le texte, reproduit la dernière page du premier cahier apporté par Antonin Artaud le jour de la conférence.
Une note en fin d’ouvrage, signée de Serge Malausséna, neveu d’Artaud, précise de surcroît que cette édition, résultat d’une « transcription posthume », est « arbitraire et ne coïncide pas avec le texte initial laissé par l’auteur ». Allusion, discrète mais nécessaire, à la querelle, jamais totalement vidée, entre les héritiers d’Antonin Artaud et Paule Thévenin, à qui Artaud avait confié le soin de transcrire son œuvre, et qui l’aurait, ce faisant, quelque peu déformée.

Un jour, nous sommes au début des années 80, à Londres, au Barbican center, je tombe en arrêt devant un autoportrait, au fusain je crois, d’Antonin Artaud. Visage bouleversant ; de désespéré. Ce qui me frappe ? les traits déformés, figés, la densité du regard, une impression de parfaite immobilité qui émane de l’ensemble (bouger, ne serait-ce qu’un peu, c’est déjà souffrir…).
Parfois, la force d’une peinture, la joie qu’elle procure, résident dans l’impression de mouvement, de légèreté qui s’en dégage. Or, ici, c’est exactement l’opposé ; le visage d’Antonin est fixe, comme paralysé. Plus tard, dans les œuvres de Frida Kahlo, je retrouverais cette même et pénible impression. Ce n’est pas anodin, ce n’est pas le simple hasard ; l’une comme l’autre ont enduré, leur vie entière, d’atroces souffrances physiques et morales…

Rarement une œuvre aura obligé autant celui qui la lit, et dans le cas d’Artaud, c’est « qui l’explore qui la décrypte » qu’il faut écrire, à se situer par rapport à elle ; car, il est vrai que, de lire et de pénétrer Artaud, on ne s’en remet pas.
Le poète Antonin Artaud tel un beau navire…
Lorsque le navire coule, chacun sait que les rats le quittent. Dans le cas de « L’Antonin », les rats souhaitent lui arracher ses derniers bons morceaux avant qu’il ne sombre. Certes, ils pourraient attendre qu’il coulât pour venir les prendre (le saviez-vous : les rats nagent et plongent comme personne, et ne reculent jamais).
Mais Antonin est un peu l’un d’eux, en clair – il n’est pas un enfant du peuple. Finalement, ils s’en sont aperçus, et ils aimeraient se racheter maintenant qu’il est déjà trop tard, donc payer un peu de leur auguste personne. Par conséquent, les voilà qui se déplacent, en bande organisée, au théâtre du Vieux-Colombier, là où le poète doit parler, à la terre entière, grâce à leur entremise.
Solidarité de classe, devoir de bourgeois. Cri du poète, spectacle de choix.
Plaisir du devoir accompli.

« Nous sommes tous des Jean Foutre ! » se serait donc écrié André Gide, à la sortie du théâtre, dans le brouhaha ambiant. André Gide soudain révolté ? et pourquoi pas après tout. Allons donc. Est-ce le même qui prononce ces mots : « Jamais encore Antonin Artaud m’avait paru plus admirable. De son être matériel rien ne subsistait que d’expressif : sa silhouette dégingandée, son visage consumé par la flamme intérieure, ses mains de qui se noie » ?
« Ses mains de qui se noie »… André, vois-tu, le navire coule, et toi tu persistes et tu signes, et tu nous fabriques encore de la trop belle ouvrage. Il y a là un mystère, une contradiction, et un indécrottable besoin de briller.
Qu’importe, ils sont venus ; le poète va mourir, ils le sentent. C’est l’héritier direct de Rimbaud et de Lautréamont ; le seul – en Mystique qui s’ignore – n’en déplaise à Paul Claudel (et ce n’est pas rien), orgueil en prime, à même de succéder au premier de la classe, au Voyant déclaré.
Cela se passe à Paris, cela sent bon, le jardin du Luxembourg est proche, devant un parterre fleuri, au théâtre du Vieux-Colombier.
Il y a là Picasso ; versant peinture, le même sort lui pend au nez : clore la page romantique de l’histoire de l’Art, mais bien sûr, il ne peut le savoir, ce grand virtuose.
Il y a aussi Henri Michaux, suiveur de génie.
Et il y a là tous les grands, et tous les petits : Adamov, Audiberti, Braque, Breton, Camus, Derain, Gide, Paulhan, bien d’autres.
Artaud le Momo s’est aventuré seul, vingt ans plus tôt, mais ils sont 900, en arrivant au théâtre, en ce jour froid de janvier 1947 : entre ici, mon bel Antonin ! la guerre est finie, et la tienne aussi, se termine…
Le lundi 13 janvier 1947, Antonin Artaud entre vivant dans la légende. Ce jour-là, je le répète, personne ne sait encore, personne ne peut savoir qu’une longue page d’histoire de la littérature  – la première page, la page « romantique » ; pour le moment il n’y en a que deux  – vient d’être tournée ; et d’ailleurs, ce n’est pas tournée que nous devrions écrire – mais déchirée.
Et brûlée sans même qu’il y ait eu de feu.
« Page romantique de la littérature… », qu’entendez-vous par là ? C’est pourtant simple : j’entends, ici,  par littérature romantique toute littérature antérieure à l’avènement du règne de la marchandise.

Donc, Artaud est l’élu ; oui, ce sera Artaud qui, à l’aube du nouveau règne, en ce vague et triste royaume, va faire le larbin sans le savoir. Ce sera lui qui va éteindre les lumières à la fin du bal, moucher les cierges au terme de la cérémonie.
Aujourd’hui, la plupart ne le sait toujours pas, ou refuse de le voir ; c’est la peur du manque, le manque de courage, le cynisme et l’impuissance, le plein de vanité, et l’absence de talent qui veulent cela. Aujourd’hui, – tout est à refaire. Autrement, avec de nouvelles armes.

Alors si d’un mot, d’un seul, nous devions, non pas résumer Antonin Artaud  – mais le dire tout entier –, nous choisirions celui-ci : « séparé ».
Séparé : un « je ne sais quoi et je ne sais pourquoi, je ne sais où et je ne sais comment », un « je ne sais qui suis-je, qui je fus, qui d’autre », cela que le mot littérature oblitère plus qu’il ne nomme.
Mais nous n’avons que ce mot : « Littérature ». Conservons-le, protégeons-le. Protégeons-la. Il y va de l’amour de l’homme, de la beauté, de la noblesse de chercher, du sens exact de la vie, du goût précis de la vérité et du bonheur possible. La tâche vous attend, Jeunesse ! elle est immense et superbe. Elle gît depuis toujours dans le cœur des hommes, comme le nuage est dans le ciel, comme le poisson est dans l’océan.

Sa vie entière, c’est notre intime conviction, Antonin Artaud se sera donc senti séparé – et senti ce n’est pas voulu. Ni exclu de cette société, du monde où il survit, ni différent de ses autres membres – mais séparé ; séparé de lui-même, séparé de ses frères humains.
Séparé : souffrant, déchiré, puis enfermé, martyrisé, et oublié.
Le lundi 13 janvier 1947, le voici de nouveau sur la scène, au Vieux-Colombier. Antonin Artaud déclame. Cinq minutes après, épuisé, aphasique, Antonin Artaud se tait. Sa voix s’est éteinte pour toujours, on ne le verra plus. Deux ans plus tard, il meurt, recroquevillé au pied de son lit.
Et la littérature se couche au royaume de la marchandise.

……………………………………………..

Extraits d’Histoire vécue d’Artaud-Mômo, Fata Morgana, 2009 :

« J’ai 2 ou 3 dents contre la société actuelle. Je vais les sortir une fois pour toutes afin qu’il n’y ait plus d’erreur ni de recours possible de moi contre qui que ce soit et de qui que ce soit contre moi et dans aucun sens », page 12

« Je flottais dans l’air comme un ballon captif, me demandant de quel côté était la route, et si mon corps m’y suivrait jamais car n’était-il pas tout ce que j’étais et ce que j’étais maintenant n’était-il pas rien devant ce que mon corps avait toujours été, qu’il ne pouvait pas ne pas être à jamais », page  20

« Je n’étais pas cet apprenti yogi qui cherche à sortir pour entrer ailleurs dans le contenant de quelque chose, être tiré de la douleur du problème, fondre et ne plus sortir jamais », page 22

« l’irrécouvrable manque à gagner de la vie », page 31

« Ils disent que vous y voyez trop clair, que ce monde est faux, que les choses ne sont pas ce qu’elles apparaissent, que vous le savez, que vous êtes seul à vouloir le dire, que tout ce qu’on voit n’est qu’une façade, que la conscience déborde sur la conscience, que ce que les gens font ouvertement n’est rien à côté de ce qu’ils font en se cachant, etc., etc. », page 34

« Tout ce que nous vivons n’est qu’une façade, la réalité est dans cette magie opératoire, sensorielle à laquelle participent à jours et périodes nettement étiquetés, catalogués et déterminés des masses innombrables d’hommes, de femmes, d’êtres qui ont joué leur destinée éternelle sur le coup de dés de savoir et de faire que la vie se maintienne dans les cadres qui leur ont toujours profité », page 39

« La société me dit fou parce qu’elle me mange, …/…, et elle a voulu m’assassiner et me faire disparaître parce que j’ai vu qu’elle me mangeait et que j’ai toujours voulu dire ouvertement et publiquement que mes seuls rapports entre moi et elle étaient d’avoir voulu me forcer à me laisser librement manger », page 49

« Moi je n’ai cessé de voir non tout ce que les gens me disent, mais ce qu’ils sont quand ils ne parlent pas, ne disent rien et qu’ils sont loin. Si je connais cette faculté du corps humain, je ne suis pas le seul, et la multitude des initiés aussi la connaît. Et même des non-initiés », page 50

« Un tel, dit Rimbaud, croit qu’il est un homme, eh bien non, et il est un chien », page 52

« La mort est une esbrouffe, un bluff qui n’ont jamais profité qu’aux auteurs anonymes mais vrais du Livre des morts et du Bardo-Thodol dont l’intérêt est de voir le plus grand nombre possible de corps entrer dans l’affre et se pulvériser afin de capter au profit de leur propre immortalité la bombe du foudroyant écheveau, l’insondable et compacte moumoute de l’électrique chevelure d’être, l’insondable et compacte moumoute de la conscience déchirée dont la force perdue leur revient », page 58

« Les manitous de l’invisible ne sont pas si bien cachés qu’on ne puisse toujours les rejoindre avec du souffle et un peu de doigté…/… Et je suis sûr que ça leur pend au nez », page 58.

Bibliographie (très succincte) :

Bernard NOËL, Antonin Artaud, corps à jamais imposthume, revue Fusées, n° 5 (Bernard Noël rend hommage à Paule Thévenin), reproduit par le tiers livre

Philippe SOLLERS, Saint Artaud

Florence de MEREDIEU, L’Affaire Artaud, Fayard, 678 pages.

Voir aussi l’excellent compte-rendu que fait Thierry SAVATIER de ce livre sur son blog Les mauvaises fréquentations

Tristan HORDÉ, Dossier Antonin Artaud (dédié à Paule Thévenin), in Poezibao,Le journal permanent de la poésie, par Florence TROCMÉ


[1] A noter que l’achevé d’imprimer est daté du 4 septembre, date du jour de naissance d’Antonin Artaud…

3 commentaires sur “Antonin Artaud : histoire vécue d’Artaud-Mômo

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