L’affaire Antonin Artaud : un homme martyrisé, un poète trahi

« La littérature serait-elle à soigner ? A l’instar d’un cerveau malade ? »
Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le cas Antonin Artaud, page 235.

Nous avions un peu plus de vingt ans, André, et tu lisais les Cahiers de Rodez. C’étaient de gros volumes sable édités par Gallimard, la prestigieuse collection Blanche ; une oie tendre à l’époque, une commerçante avisée aujourd’hui.
Nous étions de petits choses toi et moi… Et l’on se chamaillait un peu lorsqu’il s’agissait de savoir lequel d’entre nous irait la voir dans sa classe, lui porter un message décidément urgent… Ah ! la classe de philo d’Elisabeth, et les beaux yeux d’Elisabeth ! ce regard bleu, paisible et doux qui file comme un nuage… La télé corrompt. Fin de digression.
Donc, tu lisais les Cahiers de Rodez d’Antonin Artaud. Et je lus à mon tour, par-dessus ton épaule, un peu seulement, quelques dizaines de pages tout au plus.
Elles suffiront. L’importance du cas Artaud. Cet homme, ce type, c’est un immense poète, et un fou, un vrai fou, orgueilleux, distingué ; inoffensif ; vocifère ; à faire peur ; plus fou, plus abrupt, plus radical que Pessoa le portugais, aussi sensible, et plus démuni encore [1]…
Dès lors, la passion Artaud me gagne.
Donc, je lis L’Ombilic des limbes, je lis Le pèse-nerfs, je lis aussi son Van Gogh le suicidé de la société ; et je les relis ; et bien plus tard je suggère à mes enfants de lire à leur tour, ma fille le fait.
La poésie est « un tétanos de l’âme » dit Artaud (Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le cas Antonin Artaud, Blusson éditeur, page 198) ; la passion Artaud aussi ; alors elle me tient, et lorsqu’elle s’éloigne de moi, c’est pour revenir en force dès qu’une nouvelle parution intervient.
C’est le cas, à l’automne dernier, lorsque paraît Histoire vécue d’Artaud-Mômo, Fata Morgana, qui reprend le texte des trois cahiers apportés par Antonin Artaud au Théâtre du Vieux-Colombier (Voir notre article : « Antonin Artaud : histoire vécue d’Artaud-Mômo »).
Artaud aura donc payé le prix fort : 50 chocs électriques, nous dit Florence de Mèredieu, dans un livre fort, argumenté, implacable, frémissant — qui sent la colère froide, domptée à chaque page (Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le cas Antonin Artaud, préc.).
Artaud proteste, supplie — Il faut le lire pour le croire — lettre adressée à son docteur Gaston Ferdière : « Le dernier service que j’attends de vous est de me comprendre (…) en évitant aussi de m’affoler par la perspective de traitements suppliciants qui sont tout ce que le mal attend pour achever de se jeter sur moi. » (op. cit., page 108), Artaud supplie plusieurs fois : « Je vous supplie de rappeler votre âme vraie et de comprendre qu’une série d’électro-chocs de plus m’anéantirait. » (page 209).
Antonin Artaud supplie en vain. 50 chocs ! « Etrange manière de traiter un homme que de commencer par l’assassiner » (Cahiers de Rodez, XIV ** 159, cité par Florence de Mèredieu, op. cit., page 135). « L’électrochoc, Mr La trémolière, me désespère, il m’enlève la mémoire, il engourdit ma pensée et mon cœur et fait de moi un absent qui se connaît absent et se voit pendant des semaines à la poursuite de son être, comme un mort à côté d’un vivant qui n’est plus lui, qui exige sa venue et chez qui il ne peut plus entrer » (XI-13, cité par Florence de Mèredieu, op. cit, page 138).
Oui, Artaud est un immense poète, et Jacques Rivière se trompe (le pauvre, il ne peut savoir).
Oui, Paule Thévenin a modifié, et dénaturé, les manuscrits d’Artaud.
Oui, il serait bon qu’une version, sinon une édition, conforme, soit aujourd’hui disponible, — un livre numérique, est-ce si compliqué ?!
Oui, Artaud était un fou.
Oui, ses psychiatres se sont gravement trompés à son sujet.
Oui, les psychiatres de cette époque-là se sont gravement trompés en imposant l’électrochoc à leurs patients de 1938, jusqu’au début des années cinquante !
Oui, cela nous terrifie.
Oui, c’est du corps qu’il s’agit.
Oui, c’est de conscience, et de morale, qu’il s’agit.
Oui, cela nous passionne.
Oui, Florence de Mèredieu a raison de le souligner, il y a une « affaire Artaud », — il y en a même deux ! affaire d’un homme martyrisé ; affaire d’un poète trahi.
Comme toujours, c’est le pouvoir, l’enjeu de pouvoir qui est à l’œuvre.
D’abord, le pouvoir légitime qu’Artaud veut exercer sur sa langue ; pouvoir de poète, donc anodin, négligeable, pouvoir enfantin : puéril, n’est-ce pas ?
Ensuite, le pouvoir que la psychiatrie, l’institution psychiatrique exerce à l’abri des regards, derrière les murs, au nom de la « sacro-sainte-science » — violence de 50 chocs électriques qu’Antonin Artaud va subir contre son gré, au fil des ans.
Et puis — voulant marquer son territoire ? croyant bien faire ? — le pouvoir que s’arrogera Paule Thévenin : elle modifie les manuscrits du poète — petits chocs successifs, difficiles sinon impossibles à dénombrer, mais dont l’effet est patent :

« Ce pourquoi l’actuelle transcription — qui réarticule et bouscule en permanence la suite chronologique du texte, qui ponctue systématiquement des écrits très peu ponctués et rejustifie en permanence ce texte en lui donnant une ordonnance spatiale très contraignante — cette transcription apparaît comme un non-sens ! Gommant l’essentiel du mouvement du texte, lui imposant un ordonnancement qui va à l’encontre de son rythme et de sa respiration première. Celle qui est lisible sur le manuscrit. » (Florence de Mèredieu, op. cit., page 189).

Et donc le pouvoir —  également légitime — que Florence de Mèredieu prend à son tour, au travers d’une fine, patiente, pertinente analyse de toute l’affaire, où sont mis à nu les erreurs, et les abus.
Sans compter la posture commode — la mienne — de celui qui cherche à faire la part des choses, au moins pour lui-même…

Pour plus de détails, se reporter au blog de Florence de Mèredieu.


[1] Pessoa : « (…) et je vais terminer ici parce que je suis un dément et que je l’ai toujours été et que c’est de naissance (…) et il semble impossible que cela ait été écrit par un être humain, mais c’est moi qui l’ait écrit » (Fernando Pessoa, Lettres à la fiancée, Rivages poche, page 123).

 

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