Sherwood Anderson, Winesburg-en-Ohio (nouvelles), Traduit de l’américain par Marguerite Gay, éditions Gallimard, collection L’Imaginaire, janvier 2010, n° 591
Qui ne connaît cette dure loi de l’économie « plus un produit est rare, plus grande est sa valeur », et cette autre encore, aussi radicale, et plus décevante, selon laquelle « La mauvaise monnaie chasse la bonne » ? Appliquées à la littérature, et donc transposées, cela nous donne quelque chose du genre : « Les mauvais livres chassent les bons » et « Plus un livre se fait rare, meilleur il est ».
Le sort que le fichu hasard, la négligence ou la paresse, la jalousie ou la distraction, l’ignorance ou la bêtise, réserva/réservèrent – en France – aux nouvelles de Sherwood Anderson, parues aux USA en 1919, illustrerait à merveille nos deux lois.
En effet, d’une part, à nous, pauvres petits français, il fallut 42 ans pour traduire dans notre langue, les nouvelles de Sherwood Anderson (parues aux USA en 1919, c’est finalement en 1961 qu’elles furent traduites en français, et publiées en France, aux éditions Gallimard) ! Et d’autre part, 91 ans furent ainsi nécessaires à nos chères bonnes vieilles éditions Gallimard pour qu’entrassent dans leur (d’ailleurs très excellente) collection L’Imaginaire, les nouvelles du grand Sherwood !
Mais voilà qui fut fait, en janvier dernier, sous le numéro 591 de la collection. Aux côtés de John Dos Passos et de William Faulkner, autres très, très grands américains.
Lorsque je lis, dans ce 591 zième, en guise de conclusion pudique, à la brève et insipide note de présentation de notre grand auteur, que « Sherwood Anderson a influencé quelques grandes figures de la fiction américaine, notamment Ernest Hemingway, William Faulkner, Thomas Wolfe, John Steinbeck ou Erskine Caldwell », alors soudain je m’interroge : pourquoi tout ce temps, pourquoi si tard ? N’y aurait-il pas aussi, en France, un universitaire spécialiste sachant écrire, passionné quoique raisonnable, ou, qui sait, quelque érudit éclairé, qui aurait su, et pût nous rédiger une préface ?
Mais venons-en plutôt au principal : ces vingt et une nouvelles, sobres, précises, émouvantes, plus fraîches qu’au premier jour, de Sherwood Anderson ; qui lui valurent le succès.
Cinq ans plus tôt, en 1914, James Joyce avait donc publié son Gens de Dublin (Gallimard, folio, n° 2439). il s’agit d’une coïncidence, il n’y a aucune influence de Joyce sur Anderson. Réussis, ces deux recueils ont un autre point commun : chacun d’entre eux adopte pour cadre une ville que l’auteur connaît comme sa poche. Winesburg, Ohio, pour Anderson (où il aurait vécu ?) ; Dublin, pour Joyce.
Joyce a 32 ans lorsque paraît Dubliners en 1914 ; à la parution de Winesburg, Ohio, en 1919, Sherwood Anderson, pour sa part, en a 43. À la réflexion, pour en avoir relu certaines récemment, les nouvelles de Joyce sont plutôt ennuyeuses ; celles d’Anderson, écrites avec une plus grande encore, plus convaincante économie de moyens, ne le sont jamais. Pourtant, Il semble que le désir secret (désir secret affecté) de Sherwood Anderson soit de faire croire à son lecteur qu’il va sans doute s’ennuyer ; bien entendu, c’est exactement le contraire qui se produit ! Emporté, captivé, me voilà donc ravi, conquis par cette lecture. Un charme puissant, aussi discret qu’incontestable, est à l’œuvre ; beaucoup d’humanité, et de l’humour, et de l’humilité – signature des meilleurs, dans les livres comme dans la vie ; cette légèreté aussi, à chaque page… Imaginez peut-être, vous voilà seul, allongé nu dans un courant d’eau pure, un peu fraîche, entre les rives d’un fleuve enchanté, les yeux tournés vers la lumière, vous vous laissez porter jusqu’à la mer, au gré du courant… Avantage Anderson donc : bien net selon nous !
Couvrant au moins une bonne trentaine de pages, le fameux monologue de Molly, comme chacun sait, boucle le périple de Bloom, dans l’Ulysse de Joyce. Prenant appui sur ce monologue, on a beaucoup commenté – les hommes, probablement – la profonde, la fine connaissance des femmes que Joyce aurait eue. Eh bien, Il est grand temps, aujourd’hui, de louer celle de Sherwood Anderson ! Toute femme, qui souffrirait de sa solitude, aurait intérêt à lire et méditer ces nouvelles… Au moins trois : Aventure, Le penseur, et Tandy. On y croise de bien curieux personnages : un curé vertueux, voyeur, terrorisé, et puni ! une institutrice en émoi, bientôt désespérée ; cette autre Belle encore, s’attachant l’un pour mieux attraper l’autre ; sans compter ce sympathique journaliste, épanoui et frustré à la fois, personnage récurrent, où l’auteur (Sherwood Anderson fut lui-même journaliste) vient peut-être se loger ?
Cependant, une nouvelle intitulée Bizarre (page 229) attira mon attention. Elle met en scène deux personnages : Elmer Cowley, solitaire en révolte fort mécontent de son sort, et Mook l’Innocent, un simple d’esprit. Car ce couple m’en rappelait un autre, que j’avais croisé naguère, sous la plume de John Steinbeck, dans cet autre chef-d’œuvre Des souris et des hommes : vrai, influence, cette fois…
Winesburg-en-Ohio, florilège
« Au commencement du monde, il y avait d’innombrables pensées, mais ce qu’on appelle une vérité n’existait pas encore. C’est l’homme qui fabriqua les vérités, et chaque vérité est composée d’un grand nombre de pensées vagues. Les vérités étaient éparses dans l’univers et voilées de beauté. »
Le livre des grotesques, page 12.
« Si quelque malheur m’arrive, vous serez peut-être capable d’écrire le livre que je ne pourrai pas finir. L’idée en est très simple, si simple que vous l’oublierez, si vous ne m’écoutez pas bien. La voici : c’est que chacun de nous en ce monde est un Christ et que nous serons tous crucifiés. C’est ce que je voulais proclamer. Ne l’oubliez pas. Quoi qu’il advienne, ne vous permettez jamais de l’oublier. »
Le philosophe, page 55.
« Les livres, si faiblement conçus et si mal écrits qu’ils puissent être à notre époque de précipitation, se répandent dans tous les foyers ; les magazines circulent par millions d’exemplaires, les journaux sont partout. »
L’homme de Dieu, page 73.
« L’époque la plus matérialiste de l’histoire du monde s’ouvrait, une époque où les guerres seraient faites sans patriotisme, où les hommes oublieraient Dieu pour ne plus respecter qu’un idéal moral, où le désir du pouvoir remplacerait la volonté de servir, où la beauté serait presque oubliée dans l’impétueuse ruée de l’humanité vers l’acquisition des biens matériels. »
L’homme de Dieu, page 86.
« Malgré sa résolution de suffire elle-même à ses propres besoins, elle n’aurait pas compris l’idée moderne, sans cesse en progrès, de la femme indépendante, affranchie de l’homme, ne donnant et ne recevant que pour ses propres fins. »
Aventure, page 128.
« Elle n’avait besoin ni de Ned Currie ni d’aucun homme. Elle avait besoin d’être aimée, d’entendre une réponse à l’appel que son cœur lançait de plus en plus fort. »
Aventure, page 134.
« (…) et, se tournant contre le mur, elle essaya d’envisager bravement le fait que beaucoup de gens sont condamnés à vivre et à mourir seuls, (…) »
Aventure, page 135.
« La boisson n’est pas la seule chose à laquelle je sois adonné, dit-il. Il y en a une autre. Je suis un amoureux et je n’ai pas trouvé l’objet que je pourrais aimer. Si vous en savez assez pour saisir le sens de mes paroles, vous reconnaîtrez que c’est grave. Cela rend ma destruction inévitable, voyez-vous. Peu de gens le comprennent. »
Tandy, page 169.
« Chaque jour, tandis que la jeune femme faisait la classe ou se promenait dehors, le chagrin, l‘espérance et le désir se livraient un combat dans son âme. »
L’institutrice, page 191.
« Si vous voulez devenir un grand écrivain, il faut cesser de jouer avec les mots, expliqua-t-elle. Mieux vaudrait renoncer à écrire jusqu’à ce que vous y soyez préparé. C’est maintenant le moment de vivre. Je ne veux pas vous effrayer, mais j’aimerais vous faire saisir l’importance de ce que vous désirez entreprendre. Il ne faut pas que vous deveniez un simple colporteur de mots. La chose essentielle est de savoir ce que pensent les gens, non ce qu’ils disent. »
L’institutrice, page 193.
« Tout le monde connaît les artistes beaux parleurs. Depuis que le monde a une histoire, ils se réunissent dans des chambres et parlent. Ils parlent d’art et prennent ce sujet au sérieux passionnément, presque fiévreusement. Ils attribuent à l’art plus d’importance qu’il n’en comporte en réalité. »
Solitude, page 201.
« Le doux garçon aux yeux bleus de l’Ohio était un parfait égoïste, comme tous les enfants. Il n’avait pas besoin d’amis, pour la raison très simple qu’aucun enfant n’a besoin d’amis. Il préférait à tout des gens jaillis de son propre esprit, des gens à qui il pouvait vraiment parler, des gens qu’il pouvait haranguer et morigéner pendant des heures, des serviteurs, vous le voyez, de son imagination. Parmi eux, il se sentait toujours plein de hardiesse et de confiance en soi. »
Solitude, page 204.
« La mort, murmurait-il, la nuit, la mer, la peur, la beauté. »
Le réveil, page 223.
« Le désir, dit-il tout bas, le désir, la nuit, les femmes. »
Le réveil, page 226.
Note à l’attention de l’éditeur : à corriger lors d’une prochaine édition
Page 70, 15ème ligne : « ferme », et non : « forme ».
Page 164, 17ème ligne, ajouter le point final après : « murmura-t-elle ».
Page 201, 23ème ligne : « ferme », et non : « forme ».
Page 202, 9ème ligne, au lieu de : « Le jeune homme savait ce qu’il avait envie de dite » ; écrire : « Le jeune homme savait ce qu’il avait envie de dire »…
Il est formidable ce florilège. Cela me touche beaucoup, tout ce qui est écrit là me parait si vrai. Merci Joël. Continue à fouiller pour nous, tu sais trouver les pépites ! Monique.
J’aimeJ’aime
salut,
en fait winesburg-en-ohio est sorti en 1927 à la nrf, mais pour tout le reste je suis d’accord
amicalement
jerome
J’aimeJ’aime