Rentrée littéraire 2010 : Linda Lê, Cronos, Christian Bourgois éditeur, 164 pages

Nous reproduisons, ci-dessous, l’intégralité de la quatrième de couverture du livre, consultable notamment sur le site de l’éditeur :

Linda Lê, Cronos, Quatrième de couverture, Christian Bourgois éditeur, 2010

« À Zaroffcity, le pouvoir est détenu par deux absolutistes : le Grand Guide, intronisé après un coup d’État, et son ministre de l’Intérieur, Karaci, surnommé la Hyène par des habitants qui vivent sous le régime de la terreur. Alors que les exactions se multiplient, alors que les opportunistes se rangent sous la bannière des nouveaux dirigeants, s’élève une voix, celle d’Una, fille d’un ancien astronome devenu sénile. Pour le sauver, elle a dû accepter d’épouser Karaci. Elle écrit en secret à son frère, comédien exilé, des lettres sur sa solitude de captive, exprimant son amertume, ses indignations, ses rancœurs, mais aussi son amour pour son vieux père, pour un gamin des rues venu malgré les dangers lui apporter une consolation, pour un insurgé, auteur de pamphlets subversifs. Peu à peu, une métamorphose s’opère en elle : d’abord résignée, elle rejoint les opposants puis se mue en conspiratrice au moment où elle apprend qu’elle va être mère.

Fable politique, tragédie mettant en scène les excès d’une dictature, les compromissions des arrivistes, la corruption par l’argent et le musellement des rébellions, Cronos est aussi le chant d’amour d’une Antigone résolue au sacrifice. »

Illustration de couverture :
Alberto Giacometti, Objet invisible,1934-35
© Succession Giacometti – ADAGP, Paris 2010

 Cronos, roman à double fond ?

La matière de ce court roman pétri d’intelligence, de cette « fable politique », premier qualificatif  retenu par l’éditeur dans son prière d’insérer (Voir ci-dessus), est dense et énigmatique.
Mais commençons par le titre : Cronos.
Dans la mythologie, Cronos est le fils du Dieu Ouranos, un dieu sanguinaire. À la demande de sa mère, Cronos tue le père, règne à sa place, puis devient aussi violent que lui. C’est là une triste et classique histoire : l’homme, perpétuelle graine de violence, la femme, précipité de ruse.
Mais Cronos ce serait aussi, au prix d’une confusion, le dieu qui symbolise le temps. Or, les dernières lignes du roman de Linda Lê évoquent bien une idée de temps : celle d’un compte à rebours qui aurait commencé, en vue, peut-être, de quelque grand soir ou d’un lendemain qui chante : « Nous sommes loin de l’épilogue, demain ce régime sera en liquéfaction, demain les guetteurs verront se lever une nouvelle aube » ?
A vrai dire, ce titre de Cronos a probablement été choisi par l’auteur en raison de son ambiguïté même ; plus qu’à nous éclairer sur le sens de la fable, il serait donc destiné à brouiller les pistes un peu mieux.
Venons-en à la couverture. Sur celle-ci est représentée une œuvre d’Alberto Giacometti ;  forte, plutôt austère sinon morbide, elle-même énigmatique. En l’occurrence, la reproduction d’une sculpture intitulée Objet invisible, et datée de 1934-1935. Cette œuvre représente une femme nue. Celle-ci est assise sur une sorte de chaise, ou de trône, voire (libre interprétation de notre part) de guillotine à roulettes ! L’objet invisible, ce serait donc la chaise, objet trivial et menaçant, dissimulé par un objet de désir, la femme (1).
Cette illustration de couverture, choisie vraisemblablement pour son caractère morbide, renforce l’impression d’étrangeté, le trouble que suscite le titre du roman lui-même : une énigme, celle de l’œuvre de Giacometti, qui en illustre une autre, celle contenue dans la fable de Linda Lê.
Car Cronos est bel et bien une « fable politique, (une) tragédie mettant en scène les excès d’une dictature, les compromissions des arrivistes, la corruption par l’argent et le musellement des rébellions ». C’est aussi le « chant d’amour d’une Antigone résolue au sacrifice » (Nous ne vous ferons pas l’injure de vous rappeler qui était Antigone).
D’emblée, la question qui vient à l’esprit est celle-ci : à quoi à qui s’applique cette fable politique ? Concerne-t-elle le régime politique actuel de notre douce France ? S’agit-il d’un roman à clef, le « plus vain et le plus lâche de tous les genres littéraires » selon Pierre Assouline ? Pour le moment, aucun critique, semble-t-il, n’a osé soulever ce lièvre : comme on les comprend ! (2).
Linda Lê n’est pourtant plus une enfant, mais elle écrit à l’encre sympathique… Pourquoi, en effet, avoir choisi la fable ? Si ce n’est, par le biais de ce « cheval de Troie », ce « sourire de l’esprit » (Florence Balique, De la séduction littéraire, PUF, collection L’interrogation philosophique, page 57), nous faire passer un message qui autrement ne serait pas entendu, et lui donner également toute sa force ?
Mais la fable sert aussi de signal d’alerte, voire de rappel à l’ordre adressé aux puissants. Dans nos régimes, encore démocratiques, elle constituerait alors une façon polie de leur signifier qu’ils ont beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre à la cruauté des plus démoniaques ; enfants de chœur de l’infamie, ils n’ont pas encore véritablement réussi à jeter le bouchon trop loin ; néanmoins, qu’ils s’y efforcent avec un appétit féroce, une application d’écolier studieux mais stupide, – voilà qui ne manque pas de surprendre, et d’inquiéter.
Dans les rues de Zaroffcity, lieu où l’action est située (transparente allusion), la chasse à l’homme est ouverte chaque soir, dès le couvre-feu. Or, il arrive que « seul l’homme au livre, absorbé dans sa lecture, est resté assis sur un banc faiblement éclairé par un réverbère ». Pour le soldat devenu chasseur d’homme, il est une proie facile, alors le soldat « frappe à coups de crosse l’homme qui serre un livre contre lui. », « l’homme ouvre la bouche comme pour crier, mais il n’en sort qu’un râle sourd. Il agrippe son agresseur sans lâcher le livre. L’autre cogne de plus belle. La couverture du livre prend une teinte rougeâtre. »…
Voilà. Pour l’essentiel, dès la première page, – tout est dit : la littérature ne peut rien contre la barbarie ; mais la barbarie ne peut rien non plus contre la littérature. La violence est souveraine ? oui, mais la littérature, elle seule, a les mots pour la dire, elle aura donc toujours le mot de la fin. Pourquoi ? « La réalité, ce n’est pas le sujet » disait Bonnard. Le sujet c’est la beauté, mot devenu tabou, et ça le restera. Celle qui s’inscrit dans la langue lorsque l’écrivain se veut artiste, et c’est bien entendu le cas de Linda Lê.
Dans Cronos, quels sont les mots qui composent cette langue de l’auteur ; qui forgent son style propre ; à quoi ressemble-t-elle, la phrase « lindalêenne » ? Eh bien, ce sont les mots les plus ordinaires, les plus usés et les plus dérisoires qu’elle choisit ! Car Cronos, en effet, dans une bonne partie de ses développements, n’est qu’un chapelet de lieux communs et de phrases toutes faites, de formules bateaux, à l’emporte-pièce, de clichés commodes, une kyrielle de ces expressions imagées, parfois argotiques, dont la langue française regorge, sur lesquels tout le monde s’accorde, à tel point que la plupart du temps elles passent inaperçues  (3).
Tout y passe, tout ou presque de ce que notre langue française contient comme formules de ce genre. Lorsque le lecteur comprend enfin, au fil des pages, cette volonté systématique de l’auteur, cet artifice, cette convention d’écriture, ce parti pris de transfiguration du vulgaire, il se prend vite au jeu et guette la prochaine salve : jubilation lorsqu’elle éclate au détour d’un paragraphe !
Voici quelques exemples, parmi les plus savoureux :

« L’important, même s’il a la tête près du bonnet, c’est d’agir avec machiavélisme, d’amadouer les Zaroviens tout en leur serrant la vis, de les dédommager tout en leur foutant les jetons. C’est l’A B C de l’art de gouverner. », page 52.

« N’empêche, pour le moment, que ces nymphomanes le cajolent, qu’elles le bichonnent, qu’elle soient ses toutous, fait endêver les eunuques qui n’ont pas un radis et se prennent de bec avec leur grognasse. », page 53.

« Le compte à rebours a commencé. Chacun, chèvre attachée à un pieu, n’a plus qu’à brouter, lui non, il n’est peut-être qu’un vieux débris vivant au ralenti, mais il a encore assez de pep pour ne pas s’aligner sur la moyenne. », page 94.

« Il est comme l’oiseau sur la branche, il chaparde, il dort dans des abris de fortune, il se rit des cognes, il a plusieurs cordes à son arc, une fameuse platine quand il baratine pour fourguer de la camelote à des pigeons. », page 95.

« Non, non, il y a péril en la demeure, trêve de palabres et de joutes oratoires. Face aux injustices flagrantes, personne ne doit se borner à remâcher d’oiseuses doléances sans prendre le mors aux dents ni rompre un isolement funeste pour s’allier avec d’autres et entrer dans la fournaise. », page 104.

Alors, Cronos, roman à contrainte ? la contrainte que l’auteur se serait imposée, sa polygraphie du cavalier à lui (Cf. Georges Perec, La vie mode d’emploi), consistant à utiliser le plus possible de ces expressions, à en vider les dictionnaires !
Cronos, roman à clef ? c’est douteux ; Cronos portrait en creux, écrit à l’encre sympathique, au vitriol ? c’est plus probable (4).
Fable politique, c’est certain. Histoire cruelle, tragique, et drôle à la fois. Mais aussi magnifique fantaisie littéraire, par-dessus tout – performance ahurissante de la part de son auteur. Dans les très bons romans, nous le savons, c’est comme dans la vraie vie : tout y est et l’on s’y égare.
Lorsque, seul dans notre coin, nous commençâmes en février 2008 notre Amour délivre, la rentrée littéraire de l’année précédente était déjà loin. Malgré tout, pris d’enthousiasme, je rédigeai un court article consacré aux deux livres que Linda Lê venaient de publier aux éditions Christian Bourgois, Les Evangiles du crime et In memoriam. Cet article se terminait ainsi : « Ces deux livres sont sortis, semble-t-il, en pleine « rentrée littéraire » et, bien entendu, aucun d’eux n’a obtenu de prix. Trop « littéraire » peut-être ? ou, tout simplement, – trop bon ? ».
Le temps est venu de réparer cet oubli.

 Court extrait de l’interview donné par Linda Lê au magazine Télérama, n° 3162, propos retenus par Marine Landrot :

« Etrangement, certains livres ont été violents pour moi quand je les écrivais, mais pas celui-ci. Je l’ai tissé avec une patience de Pénélope, tranquillement, jour après jour, en me sentant plus perspicace que d’ordinaire. Ma surprise, c’est que j’ai changé de vocabulaire, avec des personnages qui utilisent un registre très familier, presque trivial. J’ai eu un grand plaisir à faire parler le ministre de l’Intérieur, à trouver les paroles qui disent toute la vulgarité du personnage, sans jamais la décrire. ».

Voir aussi, toujours sur Télérama : « Linda Lê lit un extrait de Cronos, son dernier roman ».

(1) Pour cette sculpture Giacometti « emprunta la silhouette stylisée d’une statue assise d’une défunte provenant des îles Salomon, qu’il avait vue au musée ethnographique de Bâle, et qu’il combina avec d’autres éléments tirés de l’art océanien, comme le démon de la mort représenté par un oiseau » (Voir la suite de l’article consacré à cette œuvre sur le blog Espace-Holbein ).

(2) Claire Devarrieux, dans Libération , risque toutefois cette remarque :  » Et si le lecteur a l’esprit mal tourné au point de voir des analogies possibles entre un ministre de l’Intérieur imaginaire et un vrai, quelque chose nous dit qu’il lui sera pardonné  » (je vous le disais : un précipité de ruse).

(3) Ainsi, par exemple, dans le même paragraphe, en page 32, on trouvera en l’espace d’une dizaine de lignes, les expressions : « abîmer le portrait », « faire la sourde oreille », « prendre à la légère », et « sortir de ses gonds » !

(4) Quelques phrases, isolées ou en groupes, que l’auteur a subtilement noyées dans l’ensemble du roman, tendraient à le laisser croire. En effet, lorsqu’on réunit les éléments de ce puzzle supposé, qu’on les raccorde, apparaît bel et bien alors une sorte de portrait en creux saisissant, et pittoresque, de notre régime politique, et de son chef, actuel « locataire de l’Elysée » !
Voici quelques-unes de ces phrases : « Le Chef suprême joue à l’homme simple, attaché à quelques principes fondamentaux : l’essentiel étant d’enterrer le passé, il met en avant l’épouvantail de la rétrogradation. Des pages d’histoire sont rayées, tout commence avec son règne. Les adolescents dégurgitent des leçons d’obédience, s’initient à la science des génuflexions en récitant des odes qui célèbrent le nouveau dieu (…) », page 20 – « C’était une époque bénie : le Grand Guide n’était encore qu’un fanfaron dont les gesticulations n’étaient pas prises au sérieux ; Zaroffcity ne s’appelait pas ainsi : creuset de toutes les races, elle était pour les migrants un pays de cocagne », page 25 – « ce nain ose déblatérer contre mon père, un scientifique de haute stature », page 29 –  « Le punisseur ne châtie bien que parce qu’il aime bien, il sait faire des mamours, il dose savamment la douceur et la rudesse », page 45 – « Il apprendra à tout ce ramassis de lopettes à taper des pamphlets dans leur boudoir », page 46 – « D’un côté, il certifie à certaines catégories de Zaroviens qu’elles s’enrichiront grâce à lui ; de l’autre, il s’en prend aux plus démunis », page 71 – « Avec Karachi, si plein de lui-même, il faut savoir être double, le berner en se montrant obséquieux », page 71 – « pas de mots à effet, pas de boursouflures, pas de dogmatisme, mais une sagacité étincelante, un goût marqué pour les expressions lapidaires », page 99 – « Le couple était mal assorti : nabot à la figure simiesque, toujours sur son trente et un, il avait l’air d’un croquant, tandis qu’elle, élancée, faisait sa duchesse, s’habillait fashion et affectionnait les falbalas », page 143.

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