La nuit tombe, la nuit jaune de Paris, celle des réverbères. La rue est noire de monde, la file s’allonge, je patiente, tu patientes, nous patientons tous, en rang, comme des enfants sages ; ici ou là, un, une esseulé(e) attend et cherche son Jeannot sa Jeannette, à qui rendez-vous fut fixé pour l’événement. Sans prévoir qu’événement il y aurait.
Or, événement il y a : en effet, pourquoi tant de monde ici ce soir, hier mardi ? Pourquoi donc toute cette foule – des jeunes, il y en a beaucoup – massée rue François Miron, qui avance en file indienne vers les portes vitrées de la MEP ? La réponse est simple : c’est la première rétrospective des photos d’Hervé Guibert (1).
Hervé Guibert, mort du sida en 1991, écrivain, photographe, homme de talent.
J’entre à mon tour, je monte le grand escalier, une moquette rouge, épaisse, couvre les marches, étouffe mes pas. Grimper est silencieux, confortable, je me crois, je me sens chez moi, pépère, chaussons de laine aux pieds…
Je découvre. Mon guide m’accompagne, elle est efficace ; car elle me laisse regarder et se tait.
Les photos (2) prises par Hervé Guibert sont belles, simples, et vraies. Les cadrages sont justes, la gamme des gris est superbe. Chaque photo possède son climat, sa lumière ; néanmoins, il y a une ligne d’ensemble, peut-être l’émotion retenue et maîtrisée ? (« ne tirez pas trop sur la sensible » disait déjà le poète Guillevic).
Quelques mots de l’écrivain Hervé Guibert ; de ses livres, que j’ai lus et appréciés.
Au risque d’étonner certains lecteurs, je trouve qu’il y a, chez lui, un petit quelque chose de Montherlant : le sens de la cruauté en mots, l’art de mordre et de tailler dans le vif du « sujet » ; non pour le dévorer, mais pour le mettre à nu, qu’il soit femme, curé, enfant (Hervé Guibert, La piqûre d’amour et autres textes, Gallimard, folio n° 2962) ; ou votre prétendu « meilleur ami » (Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, 1990, folio n° 2366).
Parlons aussi de leur style réciproque. Chez Montherlant, comme la pompe solennelle des grandes orgues, mais pas seulement bien sûr. Chez Hervé Guibert, la petite musique métallique, précise, du clavecin. Chez l’un comme chez l’autre, une froideur affichée, l’art de prendre ses distances ; masque de la sensibilité.
Et surtout, chez ces deux hommes, le courage, le désir, de regarder la mort en face, pour la vivre du mieux qu’ils peuvent. Mort choisie chez Montherlant, récit de son approche chez Hervé Guibert.
« Le sida n’est pas vraiment une maladie, ça simplifie les choses de dire que c’en est une, c’est un état de faiblesse et d’abandon qui ouvre la cage de la bête qu’on avait en soi, à qui je suis contraint de donner pleins pouvoirs pour qu’elle me dévore, à qui je laisse faire sur mon corps vivant ce qu’elle s’apprêtait à faire sur mon cadavre pour le désintégrer. », Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, page 17, folio 2366, Gallimard, 1990.
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Extrait du site officiel de la MEP :
à propos de Hervé GUIBERT :
« Première rétrospective en France de l’œuvre photographique d’Hervé Guibert, cette exposition regroupe 230 tirages de l’écrivain photographe, et présente son film, La Pudeur ou L’Impudeur.
À sa mort, le 27 décembre 1991, Hervé Guibert était salué comme le jeune écrivain libre et flamboyant que son livre « À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » venait de rendre célèbre. On indiquait aussi qu’Hervé Guibert laissait une œuvre photographique reconnue et publiée. Ponctuée d’escales, habitée d’êtres aimés, l’œuvre franchit sans effort le passage de l’intime à l’universel, aux heures lumineuses des rencontres et des voyages comme aux derniers mois consumés par le sida. La photographie invente chez Hervé Guibert une ligne narrative plus intime qu’autobiographique, laissant au stylo ou à la vieille machine à écrire, figurants intelligents de plusieurs images, le soin de prendre les notes d’un éventuel journal. »
à propos de Marc TRIVIER :
« L’exposition rétrospective de Marc Trivier retrace en une centaine de tirages le parcours du photographe. Né en Belgique en 1960, Marc Trivier débute sa pratique dès les années 80 avec une impressionnante série de portraits d’écrivains et de peintres, qu’il fait généralement poser chez eux, assis face à l’objectif. Des images troublantes, entre présence et absence, où les modèles semblent scruter l’énigme de leur image en train de se faire. Il réalise aussi des portraits de patients d’hôpitaux psychiatriques, sans aucune mise en scène, aucun effet de lumière, aucune dramatisation particulière. Une composition centrée sur le sujet, rien que sur le sujet. D’autres expériences ont suivi: des arbres solitaires aux branches sèches et torturées, des animaux promis à l’abattoir, des scènes d’équarrissage. Les genres se confondent, créant un ensemble fort et cohérent.
L’exposition est réalisée en collaboration avec le Musée de la photographie de Charleroi, Belgique. »
Voir aussi l’article consacré à ces expositions Marc Trivier et Hervé Guibert sur ce blog : » Paris 3ème, la création qu’on aime « .
(1) Ne pas manquer non plus les magnifiques photos de Marc TRIVIER, photographe aguerri. En noir et blanc.
(2) On verra, ou reverra, avec émotion, le film La pudeur et l’impudeur.
Vous pouvez trouver un article sur les expostions actuelles de la MEP et notamment de Marc Trivier sur http://blog.paris3e.fr/post/2011/03/30/Herve-Guibert-Jacques-Prevert-Marc-Trivier-Henri-Huet-Maison-Europeenne-de-la-photographie-MEP
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Sensible – et « juste », « justement décalé » votre texte sur Hervé Guibert. Je suis depuis très longtemps sensible à la démarche de ce ludion, écrivain-photographe à la destinée finalement singulière. Tragique. Au sens antique du terme.
J »étais aussi (était-ce « en chair et en os » ?) à ce vernissage et fête très mondaine (mais Guibert aussi en un certain sens était très « mondain »). Nous nous sommes donc croisés, dans l’espace et le monde ouvert par ces photographies, sans le savoir et à peu près en même temps.
Comme deux fantômes. Cela aussi c’est très « Hervé Guibert ».
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