Barman

À Paris, place Edmond Rostand, dans le cinquième arrondissement, à deux pas du jardin du Luxembourg, juste à l’angle de la rue de Médicis, il y a un grand, très grand café. C’est le Rostand. Pendant de nombreuses années, certainement plus de vingt, Charlie fut le barman de cet établissement.
Charlie était un petit homme à moustache, à lunettes à contour doré, au cheveu grisonnant qui ondule, doté d’un caractère à la fois bougon et affable. Il claudiquait. Il claudiquait derrière son comptoir, il claudiquait dans les allées du bar, tel un bateau qui roule. Prenant appui sur une jambe puis l’autre, son corps penchait à gauche, puis à droite ; Charlie roulait, il avançait, et c’était beau, car c’était lent et mesuré, le plateau restait à l’horizontale, rien jamais ne se renversait, sacré Charlie !
Chaque jour, vers dix huit heures, je venais boire une bière au bar du Rostand ; boire, regarder les autres, rêver. Je le regardais marcher dans les allées, je n’ai jamais pu savoir quelle jambe était la coupable ; toutes les deux paraissaient solides. Charlie également semblait solide, un cancer, du poumon je crois, finit par l’emporter, il avait une cinquantaine d’années.
A cette époque au Rostand, il y avait plein de petits salons. Bien séparés les uns des autres par des cloisons de bois, un peu comme le carré « famille » du TGV, mais en plus douillet. Chaque petit salon pouvait accueillir quatre personnes, deux par banquettes ; entre les banquettes il y avait une table rectangulaire encastrée dans la cloison, dont le rebord supérieur décrivait un arc, de forme concave. Le plateau de la table était fabriqué dans un matériau composite, une manière de plastique imitant le marbre ; il brillait, malgré l’usure. Une lampe dorée, dorée comme les lunettes de Charlie, de style art déco, en forme de tulipe, à la tige harmonieuse et courbe, éclairait chaque salon ; en fait ces lampes éclairaient peu, elles étaient là surtout pour décorer, créer une ambiance cosy, suggérant d’entretenir une conversation feutrée, voire invitant au silence. Le principal de la lumière venait d’ailleurs, elle irradiait des grands tubes néons qui zigzaguaient au plafond.
La plupart du temps, Charlie se tenait derrière son comptoir ; parfois, sa moustache drue, son regard vif et bleu apparaissaient furtivement entre deux pompes à bière ; des pompes argentées, à drame, et à mort lente en cas d’abus.
Chaque soir, avant la fermeture, Charlie astiquait les pompes à mort lente, d’une main souple et ferme, avec dans le geste quelque chose de délicat, et de vigoureux, comme s’il s’était agi de décrotter les fesses d’un enfant sans lui faire de mal ; bien à fond, mais avec douceur, circonspection, respect.
Charlie était parisien. Il avait l’accent. Son accent, leur accent, n’a pas complètement disparu ; il fleurit toujours dans la bouche de quelques vieux parisiens ; c’est un peu le mien, parfois ; je le trouve laid.
Charlie habitait La Courneuve, une petite ville de la banlieue nord de Paris, dans une habitation à loyer modéré. C’est là, au dix-huitième étage, qu’il rentre se coucher chaque soir après avoir astiqué les pompes et nettoyé le bar ; une Peugeot trois cents quelque chose, qu’ils ont achetée ensemble, son fils et lui, est garée sur le parking, dans le noir, presque invisible au fond du grand trou. Et Charlie vient la contempler la nuit lorsqu’il ne dort pas, le visage collé contre la vitre pour tuer son reflet.
Le jour, Charlie tient son bar, qui ne lui appartient pas, comme d’autres s’efforcent de tenir, soigner leur langue, qui ne leur appartient pas non plus ; la purifier, avec obstination, respect, douceur, circonspection.
Charlie c’était sa vie. Après sa mort, une photo de lui, en noir et blanc, fut punaisée sur le petit pan de mur rose, et carrelé, juste à l’angle du comptoir sur la droite, lorsque tu entres. Elle y resta plusieurs années avant que le Rostand ne fût vendu.

2 commentaires sur “Barman

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  1. Je t’ai lu Joël, comme j’aurais lu une partition.
    Une suite de notes blanches et noires doucement calées sur le rythme « lent et mesuré » de la démarche de Charlie.
    J’ai lu aussi, le silence « collé sur la vitre pour tuer son reflet »,
    La croche de la « moustache drue » du « regard vif et bleu » et de « l’accent » en accroche-coeur…
    Aucune fausse-note.
    Sais-tu que la tendresse te va bien ?

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