Marcel PROUST, Correspondance, choix de lettres et présentation par Jérôme Picon, GF Flammarion, 2007, 382 pages

« Une phrase de Proust c’est un peu comme une minute d’insomnie, la nuit, quand vous cherchez en vain le sommeil. »

 

La correspondance de Marcel Proust est à la mesure de l’œuvre romanesque : considérable. Si l’on se réfère au « Monument incontournable et pourtant provisoire » (Jérôme Picon, Présentation, page 22) que forme la publication de la Correspondance de Marcel Proust achevée en 1993 par son initiateur, Philip Kolb, ce n’est pas moins de dix mille pages rassemblées en vingt et un volumes qu’il nous faut compter.
Pour autant, les quelques 5000 lettres que comportent cette Correspondance ne représenteraient guère plus que le vingtième de toutes celles que  Proust écrivit… (1).
Ce sont une bonne centaine de ces lettres que rassemble le choix de Jérôme Picon, publié par Flammarion, en format livre de poche. Et ce sont de courts extraits d’une toute petite vingtaine de ces lettres, que nous recopions ici pour vous…

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« Mais vous êtes poète et vous n’avez pas besoin d’aller dans les champs pour rapporter des fleurs. Ne vous plaignez pas de ne pas avoir appris. Il n’y a rien à savoir. Même ce qu’on appelle habileté technique n’est pas un savoir à proprement parler, car il n’existe pas en dehors des mystérieuses associations de notre mémoire et du tact acquis de notre invention quand elle approche des mots. Le savoir, dans le sens d’une chose qui est toute faite en dehors de nous et qu’on peut apprendre comme dans les Sciences, est nul en Art. Au contraire, c’est quand les rapports scientifiques entre les mots ont disparu de notre esprit et qu’ils ont pris une vie où les éléments chimiques sont oubliés dans une individualité nouvelle, que la technique, le tact, qui connaît leurs répugnances, flatte leurs désirs, connaît leur beauté, toucher leurs formes, assortit leurs affinités, peut commencer. »

Marcel PROUST, Correspondance, Choix de lettres et présentation par Jérôme Picon, GF Flammarion, Lettre à Marie Nordlinger, mars 1900, page 81

« Du reste je suis bien ce soir. Tout cela ne m’a pas empêché de faire vers deux heures et demie un repas composé de deux tournedos dont je n’ai pas laissé une miette, d’un plat de pommes de terre frites (à peu près vingt fois ce que Félicie faisait), d’un fromage à la crème, d’un fromage de gruyère, de deux croissants, d’une bouteille de bière pousset (je ne pense pas que la bière puisse donner de l’albumine ?). »

Lettre à madame Adrien Proust (« Ma chère petite Maman »), samedi 31 août 1901 (Proust a trente ans), page 82

« J’étais par ta faute dans un tel état d’énervement que quand le pauvre Fénelon est venu avec Lauris, à un mot, fort désagréable je dois le dire qu’il m’a dit, je suis tombé sur lui à coups de poing (sur Fénelon, pas sur Lauris) et ne sachant plus ce que je faisais j’ai pris le chapeau neuf qu’il venait d’acheter, je l’ai piétiné, mis en pièces et j’ai ensuite arraché l’intérieur. »
[Comme le souligne Jérôme Picon dans une note de bas de page, Proust s’inspirera de cet incident réel dans Le Côté de Guermantes II, Quarto, Gallimard, page 1174, où le narrateur, de rage, détruit le chapeau de M. de Charlus, lequel l’accuse injustement d’avoir dit ou entendu dire du mal de lui : « D’un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut de forme neuf du baron, je le jetai par terre (le chapeau pas le baron), je le piétinai, je m’acharnai à le disloquer entièrement, j’arrachai la coiffe, déchirai en deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour m’en aller, j’ouvris la porte. »]

Lettre à madame Adrien Proust, début décembre 1902, page 97

« Et pour aucun de nous ne va sonner une heure où nos chagrins seront changés en ivresses, nos déceptions en réalisations inespérées et nos tortures en triomphes délicieux. Je serai de plus en plus malade, les êtres que j’ai perdus me manqueront de plus en plus, tout ce que j’avais pu rêver de la vie me sera de plus en plus inaccessible. Mais pour Dreyfus et pour Picquart il n’en est pas ainsi. La vie a été pour eux « providentielle » à la façon des contes de fées et des romans feuilletons. C’est que nos tristesses reposaient sur des vérités, des vérités physiologiques, des vérités humaines et sentimentales. Pour eux les peines reposaient sur des erreurs. Bien heureux ceux qui sont des victimes d’erreurs judiciaires ou autres ! Ce sont les seuls humains pour qui il y ait des revanches et des réparations. »

Lettre à madame Emile Straus, juillet 1906, page 134

« C’est la chance de la médecine que notre impossibilité de savoir ce qui serait arrivé si, toutes choses étant restées les mêmes, nous avions suivi une autre hygiène. Car les choses ne sont jamais les mêmes, et comment démêler la part du temps, de mille causes inconnues, les caprices de la maladie elle-même. »

Lettre à madame Emile Straus, fin avril 1908, page 154

« Et cela m’amuserait de parler avec vous art, littérature, philosophie, politique, finances même ! Je vous raconterais mes « krachs », les valeurs stupides qu’on m’a fait acheter et qui sont tombées à rien ! Tout cela heureusement, dans une proportion assez faible pour ne pas changer ma vie. »

Lettre à madame Anatole Catusse, vers novembre 1910, page 166

« Or, avant-hier, lundi 12, moi qui ne quitte plus mon lit une fois par mois, je me suis levé, habillé vers deux heures du matin et me suis mis à un livre dont je vous ai peut-être parlé et qui est sinon, hélas ! une grande occupation, du moins ma grande préoccupation, et après l’achèvement duquel je remets tout, et de vivre. »

Lettre à Robert de Montesquiou, mercredi 14 décembre 1910 [trois ans plus tard, en 1913, Proust publie à compte d’auteur Du côté de chez Swann, le premier des sept romans qui formeront ensuite A la recherche du temps perdu, chez Bernard Grasset]

« Goncourt si étonné que le gros Flaubert ait pu faire une scène si délicate de L’Education sentimentale. »

Lettre à Reynaldo Hahn, 21 février 1911, page 171

« les gens me plaignent de choses qui ne sont pas si tristes et dont la plus cruelle leur semble être d’être obligé de rester sans les voir. Or rien de plus charmant. (…) Les plus gentils ont versé dans l’intelligence et hélas pour les gens du monde, l’intelligence, je ne sais pas comment ils font, n’est qu’un multiplicateur de la bêtise, qui l’amène à une puissance, à un éclat inconnus. Les seuls possibles sont ceux qui ont eu l’esprit de rester bêtes. »

Lettre à madame Emile Straus, fin mai 1911, page 177

« Je sais bien qu’il y a le pari de Pascal, mais enfin cet Infini gagnant et cet Infini placé me choquent étrangement. »

Lettre à Georges de Lauris, Cabourg, fin août 1911, page 179

« J’aurais dû me dire qu’il en est des chefs-d’œuvre de l’action comme des chefs-d’œuvre de l’art, que ceux, dignes des anciens, que l’on exécute, c’est non en imitant les grandeurs passées, mais en obéissant sans le savoir à un génie original qui fait quelque chose en apparence de tout autre et qui est précisément cela, la continuation des chefs-d’œuvre anciens, sous la forme nouvelle et créée, sans laquelle ils eussent été des pastiches et non des chefs-d’œuvre. »

Lettre à Maurice Barrès, Cabourg, août 1911, page 181

« Mais j’ai eu pour mettre le comble à mes maux, l’exaspérant ennui de pertes à la Bourse. Je crois que j’ai fini par justifier le mot de Mme de Sévigné, sur son fils qui trouvait le moyen de perdre sans jouer et de dépenser sans paraître, puisque j’ai trouvé le moyen sans voir personne de faire un « pouf » sur les Mines d’or ! »

Lettre à Robert de Montesquiou, mi-mars 1912, page 184

« et ce n’est pas la peine de n’avoir rien écrit pendant vingt ans pour se rattraper en un mois à intriguer pour être imprimé, à faire l’arriviste, à s’enivrer d’encre d’imprimerie. »

Lettre à madame Emile Straus, mi-novembre 1912, page 204

« Je voudrais que le long silence que j’ai gardé et qui m’a laissé inconnu quand d’autres avaient l’occasion de se faire connaître ne fît pas qu’on annonçât cela comme un livre dénué d’importance. Sans y attacher autant que certains écrivains qui s’en exagèrent certainement la valeur, j’y ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, ma vie même. »

Lettre à Robert de Flers, début novembre 1913

« si vous ne m’aviez, dans la première (partie de votre article), rendu responsable comme d’autant de fautes de français, de fautes d’impression bien trop nombreuses, je le reconnais, mais aussi bien évidentes. Mon livre peut ne révéler aucun talent ; il présuppose du moins, il implique assez de culture pour qu’il n’y ait pas invraisemblance morale à ce que je commette des fautes aussi grossières que celles que vous signalez. »
« Je vous assure que le “ vieil universitaire ” que vous proposez d’adjoindre aux maisons d’édition n’avait à corriger que mes fautes de français, il aurait beaucoup de loisirs. Permettez-moi d’ajouter (…) qu’il pourrait en employer une partie à vérifier vos citations latines. »

Lettre à Paul Souday (critique littéraire permanent depuis 1912 du journal Le Temps), 11 décembre 1913, page 212

« Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! Et quel bonheur pour moi que ce lecteur, ce soit vous. »

Lettre à Jacques Rivière, début février 1914, page 213

« Merci d’avoir été indulgent à Monsieur de Charlus. J’essayai de peindre l’homosexuel épris de virilité parce que, sans le savoir, il est une Femme. Je ne prétends nullement que ce soit le seul homosexuel. Mais c’en est un qui est très intéressant et qui, je crois, n’a jamais été décrit. »
« Il semble bien que ce “ Temps perdu ” signifie “ Passé ”, et puisque j’annonçais le troisième volume sous le titre : Le Temps retrouvé, c’était bien dire que j’allais vers quelque chose, que tout cela n’était pas une vraie évocation de dilettante. Fallait-il donc dès le début annoncer ce que je ne découvrirais qu’à la fin ? je ne le crois pas »

Lettre à André Gide, vers le 11 juin 1914, page 218

« On ne peut être fidèle qu’à ce dont on se souvient, on ne peut se souvenir que de ce qu’on a connu. (…) Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que, plus tôt, ils auraient eue. »

Lettre à Marie Scheikévitch, début novembre 1915, page 229

« Je ne suis pas d’accord malgré tout avec lui sur la Correspondance de Flaubert. Vraiment ce serait navrant pour Flaubert d’avoir tellement travaillé à ses livres et qu’ils ne fussent pas supérieurs à ses lettres »

Lettre à Jacques Boulenger, 10-11 janvier 1920, page 292

« J’ai dit à Gaston (Gallimard) (pas du tout à propos de Salmon que je n’avais pas encore reçu), qu’il publiait trop de livres. Je ne crois pas que je l’aie fâché. Il m’a donné des raisons qui sont probablement bonnes »

Lettre à Jacques Rivière, 23-24 juillet 1920, page 298

« songez à éviter l’écueil des phrases trop longues (si drôle dans le pastiche que vous aviez fait de moi) si elles sont abstraites. Evitez la formule dix-septième siècle, ne gardez de cette admirable époque que sa réalité, le fond plein de vie, d’impressions senties et que l’apparente solennité ne doit jamais nous cacher »

Lettre à Louis-Martin Chauffier, février 1921, page 313

 » séparé, par le malaise constant, du bonheur, on ne peut rien éprouver. Mais ce n’est pas, Dieu merci, votre cas ; non seulement vous avez une bonne santé, mais vous êtes un sage qui prenez du Vittel. De plus votre nom n’est pas attaché à une seule œuvre individuelle, mais à un Cycle, la N.R.F. Voyez la vie sous cet angle, et vous serez fier et heureux. Le bonheur est en effet à condition qu’on ne le prenne pas pour but, mais une grande cause. Je connais des gens malheureux parce qu’ils calculent qu’ils ont un an de plus, ou des choses de ce genre. Le bonheur pris comme but se détruit à pleins bords. Il coule à pleins bords chez ceux qui ne cherchent pas la satisfaction et vivent en dehors d’eux pour une idée.  »

Lettre à Gaston Gallimard, juillet 1922, Proust, correspondance, choix de lettres et présentation par Jérôme Picon, GF Flammarion, page 336

« Vous m’avez trompé en faisant croire à des corrections dont aucune n’a été faite. Laissez-moi ma souffrance aujourd’hui va jusqu’à la détresse. Je n’ai plus confiance en vous. »

Lettre à Jacques Rivière, 25 octobre 1922 (Proust décède le 18 novembre).

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(1) Un rapide calcul (Proust mourut à l’âge de 51 ans), inconvenant, et largement dépourvu de sens, nous indique malgré tout une moyenne d’au moins 5 lettres chaque jour…

 

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