« Proust Lu », l’oeuvre de Véronique AUBOUY

Lire À la recherche du temps perdu, ce grand, gros et magnifique roman de Marcel Proust, fut pour moi un choc : intellectuel, émotionnel, moral. Bien plus que la simple lecture d’un roman, ce fut aussi, n’ayons pas peur des mots, ‒ une expérience de vie. Marquante, inoubliable. Arrivée tard en ce qui me concerne.
En effet, À la Recherche du temps perdu, ce sont 2408 pages de lecture ; du moins, si je me réfère à l’édition Quarto de Chez Gallimard, qui rassemble en un seul volume les 7 tomes composant l’œuvre (1).
Ce sont donc quelques dizaines d’heures que requiert la lecture de tout le roman proustien !
Une paille. Une misère.

L’artiste et cinéaste Véronique Aubouy, pour sa part, fit cette expérience dès l’âge de vingt-sept ans. Comme tout lecteur de Proust assidu et de bonne foi, qui franchit la barre du style, se lance vers la haute mer, la grande étendue qui effraie… (je parle pour moi !) ; comme tout bon lecteur de Proust qui accepte d’être sous le charme, Véronique Aubouy fut durablement marquée par cette lecture. À tel point, nous est-il expliqué, que ses films de l’époque « portent même la marque proustienne dans le rapport au temps, et surtout, aux sensations ».

La scène se passe ces jours-ci au Musée d’Art moderne de la ville de Paris, salle numéro 17 bis. Je suis confortablement installé dans un profond canapé, face à une sorte de très grosse télévision aux coins arrondis, comme celles d’autrefois, du temps de l’ORTF.
La pièce est plongée dans une pénombre propice aux chuchotements (2). Sur les murs, de grandes et étroites affiches, un peu comme des calendriers, relatent les jours, les heures de passage, et les noms de ceux qui « vont passer lire du Proust à la télé ». Et sur l’écran lui-même, s’il m’arrive de voir plusieurs visages, en revanche je n’entends qu’une voix, ‒ la voix de celle, ou de celui qui lit Proust à ce moment-là.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit du Proust Lu de Véronique Aubouy. En quoi consiste-t-il ? c’est très simple : depuis vingt ans Véronique Aubouy filme des personnes, inconnues ou célèbres, lisant, chacune à leur tour et à leur façon, dans son ordre chronologique, quelques pages du grand roman proustien.

Science, patience, persévérance. Fureur et mystère…

Face à sa caméra, chacun dispose ainsi de six minutes. Chacun est libre de sa mise en scène. Dedans, ou dehors, chez soi ou ailleurs ‒ un ailleurs souvent inattendu, parfois improbable, pourquoi pas second life par exemple ! ‒ ; seul ou en groupe, en pleine nature ou dans la ville. Une contrainte, c’est la seule, est imposée au lecteur : il doit regarder l’objectif de la caméra, en silence, avant la lecture, pendant quelques secondes ; et regarder l’objectif de la caméra, en silence, après le lecture, également pendant quelques secondes…

Puis, lorsque, lecture accomplie, qu’elle fut heureuse ou maladroite, la voix se tait, le visage de celui qui vient de lire se brouille à son tour et disparaît ; sur fond noir, en bas à gauche de l’écran, le nom et le prénom du lecteur apparaissent alors.
Six minutes, guère plus. Chaque fois, j’éprouve comme un pincement au cœur face à ce visage inconnu qui disparaît, que je ne verrai plus…
Cela étant, il peut arriver aussi que j’aperçoive mon lecteur inconnu, quelques minutes plus tôt, en chair et en os, là, tout près de moi, dans la salle de projection, scrutant les calendriers ; qu’est-ce qu’il fiche ici ? tiens, il est venu repérer l’heure de son passage à la télé pardi !

A ce jour, Véronique Aubouy a fait lire et filmé les quatre premiers tomes de la Recherche ; il y en a sept. Proust Lu en est à la fin de Sodome et Gomorrhe. Cela représente des dizaines d’heures de films, et plus de mille lecteurs ; des femmes, des hommes, des enfants, des ouvriers, des intellos, des bobos, des artistes, des mères au foyer, des perchés, des mornes, des coincés, des joyeux, des sensibles, des acteurs, des gardiens de musée, des professeurs, des…

Attention, le Proust Lu de Véronique Aubouy n’est pas une simple lecture de l’œuvre de Proust. Il ne s’agit pas de regarder et d’écouter lire Proust afin d’esquiver le gros effort de lecture que cela nécessairement implique (3).

« Proust Lu se mérite » me répond, ce soir-là, Véronique Aubouy, la mine sérieuse, un brin renfrognée, ‒ j’imaginais, en effet, qu’il y aurait peut-être un CD, à voir et à écouter tranquillement chez soi en épluchant mes patates !

Aussi, illico presto, une semaine plus tard, désirant en avoir le cœur net, je retourne au Musée, et m’assois à nouveau dans le grand canapé fauve. Et figurez-vous, j’y resterai trois heures d’affilée ! Je verrai donc passer sous mes yeux une bonne trentaine de lecteurs différents, des appliqués, des m’as-tu-vu, des rigolos, des sinistres, des attendrissantes. Une richesse. Et je vais les regarder, les écouter avec bonheur, un plaisir constant, charmé par les images, les voix ; quelque chose ‒ vrai, je vous jure ‒ de l’ordre de la jouissance dans l’amour !

C’est vous dire que Le Proust Lu, c’est du bien vivant, c’est la vie elle-même sans artifice, développée sous nos yeux. Brut de simplicité, c’est discret, un peu farouche même. Sans apprêts, un peu virtuose aussi. Avec, de la part de Véronique Aubouy, si l’on aime les références, ce « côté bricolé » qu’évoque Christian Boltanski dans son dernier livre (Christian Boltanski, La vie possible de Christian Boltanski, éditions du Seuil, 2008) (4) ‒ il est si facile, si commun aujourd’hui de faire du parfait de pacotille, publicités, magasins/zines, papier glacé glaçant, beauté piètre, à la petite semaine… Factice.

Et surtout, Proust Lu, naturellement, c’est l’œuvre de Proust en toile de fond ; démesure, gageure, douce folie…

Chez beaucoup de tous ces lecteurs, la profondeur, la gravité dominent ‒ c’est sérieux, la vie. Ecoutons Confucius : « Nous avons deux vies, la seconde commence le jour où l’on s’aperçoit que nous n’en avons qu’une ». Proust Lu, à sa façon, devrait pouvoir nous ouvrir les yeux, avec délicatesse, sans avoir l’air d’y toucher, sur notre seconde vie… Mais il y a aussi, dans chacune de ces séquences, partout dans cette fresque, beaucoup d’humour, de légèreté, de tendresse et de fantaisie ; de l’étrange, de l’insolite, du saugrenu ? du naïf, du clinquant, du réfléchi, du profond et du clash ? il y en a aussi ! de l’ennui ? je n’en ai jamais ressenti.

Dès que l’occasion s’en présentera, allez-y, faites à votre tour l’expérience. Et pourquoi pas rejoindre, si vous en avez vraiment le désir, les 1050 lecteurs ayant déjà participé au projet, trois tomes restent encore à lire.

Une paille. Une misère. Un enchantement !

…………………………………………………………………..

L’intégralité de l’œuvre de Véronique Aubouy sera présentée ultérieurement dans les collections permanentes du Musée d’Art moderne de la ville de Paris.

www.veronique.aubouy.fr

Voir également, ici, l’article du journal Libération, que Edouard Launet consacre à l’installation de Proust Lu au Musée d’Art moderne, dans le cadre de La Nuit blanche 2012

(1) J’invite le lecteur intéressé, qui souhaite « se faire une idée » du génie de l’œuvre, à se référer à mon Florilège proustien, ici :

(2) Pour la Nuit Blanche, édition automne 2012 (Voir ici), le public a pu découvrir les 12 dernières heures de l’œuvre projetée dans un nouvel écrin ultramoderne : une « projecto box » conçue par l’architecte Martial Marquet qui évoque le dispositif des premières projections publiques des Frères Lumières.

(3) Certains l’ont fait ; en ce qui me concerne, je n’ai jamais été tenté d’écouter des comédiens professionnels lire à ma place.

(4) l’émotion venant « d’un côté un peu bricolé, mal fait », il convient donc « que ce soit home made » (page 233). Voir, ici, mon propre article sur ce livre important.

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