Les Célibataires, de Henry de Montherlant, fut publié la première fois en 1934, il y a 79 ans. On le trouve édité aujourd’hui dans le Livre de poche, aussi bien que dans la collection Folio de chez Gallimard ; Gallimard le réédita en 1954. C’est donc un « classique contemporain ». A lire, et à relire…
Vers l’âge de trente ans, je lus Les Célibataires. Je ressentis un choc profond à cette lecture. Aujourd’hui encore, je me souviens, avec une relative précision, des deux principaux personnages du roman, nos fameux célibataires, l’oncle Elie et son neveu Léon, et de leur histoire, banale et tragique.
J’ai relu il y a quelques jours Les Célibataires, trente ans plus tard ! Avec un plaisir renouvelé, en tout point égal à celui que je ressentis la première fois. De quoi s’agit-il ?
Deux vieux aristocrates célibataires, égocentrés, étroits d’esprit, mesquins. Qui ne se préoccupent pas, ou si peu, de leur entourage ; se lavent pas, ou si peu ; sortent pas ou si peu de chez eux ! « Chez eux » ? c’est-à-dire la maison du 27 bis, boulevard Arago, à Paris. Dont le jeune Léon a héritée de sa mère. Sur son lit de mort, elle lui a fait promettre de prendre soin, toujours, de l’oncle Elie, son frère.
L’oncle Elie, 70 ans, est un vieillard irascible et bougon, bon pied bon œil ; « au taquet » dirait-on aujourd’hui. Signes distinctifs les plus notables : une « forte ficelle » lui tient lieu de ceinture ; ne porte pas de caleçon ; ses vêtements, à l’intérieur, sont « bardés d’épingles à nourrice » ; et dans les poches « un vieux croûton de pain, deux morceaux de sucre, un mélange sordide de brins de tabac noir et de miettes solidifiées de vieille mie de pain, et une montre en or massif » !
A 70 ans, Elie est vierge.
Son neveu Léon, un quinqua désenchanté, le corps avachi, jambes grêles et petit bedon ; puceau lui aussi (puceau dans l’âme, sinon dans les faits !).
Asexués, unis par le désœuvrement, et une paresse crasse, ces deux-là vivent ensemble (côte à côte serait plus exact), aux crochets d’un troisième protagoniste : l’oncle Octave. Octave est le frère d’Elie ; et donc le tonton à Léon. Monsieur le Baron Octave de Coëtquidan, lui, a réussi : il est riche et vit dans l’opulence. » C’est un état que nous ne souhaitons à personne, que celui d’être le richard de la famille. » écrit Montherlant à propos du Baron Octave, ajoutant : » Si on voulait préciser la somme globale que les uns et les autres avaient tirée de M. Octave, on irait loin » ! (Les Célibataires, Le Livre de Poche, page 95).
Elie… de Coëtquidan et Léon… de Coantré.
Montherlant place l’origine de ces deux familles à Saint-Pol de Léon, en Bretagne, dans le Finistère. Il n’est pas nécessaire de vous référer au Bottin Mondain ; il s’agit naturellement de noms inventés par l’auteur. Les deux familles se chamaillent et se détestent. Néanmoins, conformément à la loi du rang, elles se soutiennent, contre vents et marées.
L’oncle Elie et son neveu sont ruinés. Léon, notamment, doit régler les dettes de la succession de sa mère, que, selon son notaire, il a eu le tort d’accepter. Ni l’un ni l’autre n’a de quoi continuer à vivre dans la maison du boulevard Arago. Ils vont devoir vivre ailleurs, et donc se séparer. L’un comme l’autre mise, une fois encore, sur la solidarité familiale. Or, l’oncle Octave va se montrer généreux, mais d’une façon bien étrange. Par conséquent, cette histoire de vieux garçons se terminera très mal…
Henry de Montherlant est un grand, un très grand romancier, singulièrement par le style. Je l’inclus volontiers dans cette lignée d’auteurs, dont les œuvres témoignent à mes yeux d’une racine commune. S’il me fallait la qualifier d’un mot, un seul, je choisirais le mot : « insolence ». Mais inutile de chercher : vous ne trouverez nulle part, et encore moins dans le Lagarde et Michard, la liste des romanciers… « insolents » !
Arrogance, irrespect, cynisme, effronterie, ironie, hardiesse excessive, etc. Les mots synonymes ou voisins de « insolent » sont nombreux ‒ il suffit de consulter un dictionnaire, n’importe lequel, pour s’en rendre compte.
Peut-être tomberez-vous d’accord avec moi pour inclure dans cette liste, non exhaustive, des écrivains (français) dits « insolents », tous les auteurs dont le nom suit ? Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam, Henry de Montherlant, Roger Nimier, Louis-Ferdinand Céline, et… Michel Houellebecq ! (Voir ici l’article, au demeurant peu élogieux, que je consacre à son dernier roman : La Carte et le territoire).
Bien entendu, Victor Hugo, Emile Zola, Jean-Paul Sartre, André Malraux, Louis Aragon, Julien Gracq, et peut-être Marcel Proust – pour ne citer qu’eux – ne sauraient figurer dans cette liste.
A méditer, non ?
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Voir également, ici, l’article que nous avons consacré aux Olympiques, ouvrage de Montherlant publié en 1938 : Henry de Montherlant est-il ringard ?
Et, si vous souhaitez en savoir plus sur l’œuvre de Montherlant, nous vous recommandons chaleureusement de vous rendre sur ce site : http://www.montherlant.be/
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Florilège
« Le monde croit volontiers qu’une jeune fille qui joue la comédie, ou qui est un « type », ou qui prépare son baccalauréat, ou qui flirte, ou qui, sans plus, est mal élevée, est une jeune fille intelligente », page 27
« Figurez-vous, dans la société d’aujourd’hui, ce monstre : un homme sans situation, et qui n’est pas ambitieux, un homme pauvre, et qui n’aime pas l’argent. Que n’a-t-il assez de dévotion pour aller au couvent. Mais il s’en faut de beaucoup qu’il en ait assez. Et quelle place tiendra un individu qui est dans le siècle, qui n’a pas d’ambition et qui n’aime pas l’argent ? Ambition et cupidité sont les deux jambes de l’homme du siècle ; celui qui ne les a pas est un cul-de-jatte dans la foule. », page 35
« Pour les célibataires, le monde est cette balle au bout d’un élastique : ils ont beau l’envoyer loin d’eux, il leur revient avec prestesse. », page 61
« Son rôle dans la maison était celui des patrons, quand ils sont incompétents : il consistait à compliquer les choses, en voulant y fourrer son grain de sel, pour montrer qu’il était le patron. », page 85
« Madame Emilie, vivant aux crochets de son frère, et n’ayant à penser à rien, et rien à faire, n’avait jamais une minute : c’est le genre féminin. », page 99
« le caractère sacré du travail manuel est une trouvaille purement et spécifiquement bourgeoise. », page 104
« Toi, plus qu’un autre, mon cher ami, la pauvreté devrait t’être légère. Tu es bien heureux d’avoir des goûts simples, de n’avoir pas de besoins. Et puis enfin, socialement, comment dire… toi, au moins, s’il te manque de l’argent, cela passe inaperçu. Tandis que moi, par exemple, si j’étais obligé de réduire mon train de vie, tout le monde le verrait. », page 106
« Les « sauvages » de la trentième année sont les amers de la cinquantaine. », page 110
« La véritable tare de Mlle Bauret, qui était en partie la tare de son âge, était que pour elle nouveauté était synonyme de valeur. C’est là signe certain de barbarie : dans toute société, ce sont toujours les éléments d’intelligence inférieure qui sont affamés d’être à la page. Incapables de discerner par le goût, la culture et l’esprit critique, ils jugent le problème automatiquement d’après ce principe, que la vérité est la nouveauté. », page 118
« la pauvre fille était une proie désignée pour les charlatans de la palette et de la plume. Elle se frotta à ces milieux, et, comme elle y plaisait par son côté gogo, y tira son épingle du jeu, c’est-à-dire y assura ce qu’elle appelait, dans son affreux langage, sa matérielle. », page 118
« assis sur les chaises de fer, si rouillées qu’elles semblaient avoir passé mille ans au fond de la mer. », page 123
« Comment répondrons-nous aux aigris, quand ils nous diront qu’un sur deux parmi les gens en place, dans une société quelconque, est non seulement un imbécile au sens général du mot, mais même un homme qui ne connaît rien à sa partie, et a réussi par la grâce de Dieu ? », page 126
« Et les êtres ! A nos soupirs, quelque part, toujours des soupirs répondent. Mais nous ne savons où, et nul ne nous le dit, et nous restons avec notre soif, et la vie passe. », page 127
« à notre époque, le seul luxe est l’authenticité », page 134
« rien n’est beau que le faux, le faux seul est aimable », page 135
« Après dix ans de sensualité pure, il découvrait cet autre ordre, l’ordre de la sensualité mêlée de tendresse. Si magnifique que soit l’ordre de la sensualité pure, cet autre ordre lui est ce que le paradis est aux limbes. Il n’y a pas de mesure commune entre eux. », page 137
« La fidélité n’est pas dans les actes mais dans le cœur. A telle petite écorchure on croit qu’on peut arracher la croûte impunément ; et on le fait, mais, des heures après la blessure, cela se remet à saigner. », page 140
« Et toujours, autour des bancs, les marmousets, les pauvres, étaient en proie aux piles électriques qu’ils avaient le malheur d’avoir pour mères. « Touche pas ! » ‒ « Pourquoi ? » ‒ « Faut rien toucher. ». Le gosse (avec une culotte si courte que la bébête passait le nez par une des manches) essayait d’autre chose. ‒ « Veux-tu pas courir ! » ‒ « Pourquoi ? » ‒ « Parce que ». Le gosse essayait d’autre chose. ‒ « Amuse-toi donc, idiot ! Tu n’es pas venu ici pour rester planté comme un imbécile ! ». Le gosse essayait d’autre chose. « Qu’est-ce que c’est que ce jeu-là ? Allons, trouvez un autre jeu que ça. ». Le gosse essayait d’autre chose. « René, tu entends ce que je te dis !… Amuse-toi immédiatement, ou sinon !… », page 147
« Des devantures, des lampadaires étaient allumés dans le demi-jour, lumières émouvantes qui semblaient dire à la nuit de se hâter, qu’il y avait partout de petits pieds qui battaient nerveusement le plancher ou le sol, de femmes qui attendaient qu’il fît noir pour être heureuses. », page 150
« Monsieur de Coantré aurait pu très bien avoir une vie normale, digne, et satisfaite ; il eût suffi qu’il consentît au petit effort de tenir sa place ; ce qu’il payait aujourd’hui, c’est peu de chose et c’était tout : c’était de s’être négligé, c’était ce que nous appellerons, en un français douteux mais qui se fait comprendre, la boule de neige de la non-contrainte ; », page 189
« il se regardait soi-même, avec cet air qu’ont les vaches lorsqu’elles regardent passer un train, et les hommes lorsqu’ils découvrent de quoi est faite « l’unité de la personnalité » », page 208
« On ne comprend rien à la vie, tant qu’on n’a pas compris que tout y est confusion », page 222
« Il voyait ces grossiers au comptoir, avec leurs cris, leur effrayante santé, leurs panses à planter le couteau dedans, leurs dents tellement vertes que ce n’étaient pas des dentures, c’étaient des jardins. », page 226
« En vue de maison Picot, il s’arrêta pour regarder des oies sauvages qui migraient. Le volier avait la forme d’un long ruban naviguant très bas, à deux cents mètres peut-être, onduleux et tout d’une pièce comme un tapis volant des Mille et une Nuits, ou comme quelque monstrueux serpent de l’air. Les oies volaient ‒ une cinquantaine ‒ bec au vent, d’un vol sans passion, sans chiqué, vigoureux et tranquille. Le chef de file ayant changé son plan de vol, toutes les autres l’imitèrent, avec une promptitude et un ensemble tels que le volier, de bout en bout, parut pivoter autour d’une charnière ; et toute la ligne, découvrant les poitrines et les abdomens au lieu des manteaux, passa du gris brun au gris de cendre. Monsieur de Coantré, immobile, les regarda jusqu’à ce qu’elles eussent disparu. Elles étaient libres ! Elles n’avaient pas d’ennuis d’argent ! Elles allaient au pays du soleil ! Et il restait songeur, frappé par cette impression de volonté, de cohésion, de mystère, d’apport lointain que le volier laissait derrière lui, comme une traînée de rêve à travers le ciel vide. », page 231
« S’il avait mangé beaucoup, ses sentiments durant les heures qui suivirent eussent été autres. S’il s’était un peu tapé la tête, ils eussent été autres encore. On voit par là combien ces sentiments avaient peu d’importance ; un hasard les faisait ce qu’ils étaient ; tous les sentiments sont ainsi. », page 232
« Ainsi des malades reclus mettent un monde de nostalgie dans la contemplation d’un coin de ciel bleu, ou l’évocation de certain paysage. Et il y a des simples, voire des grossiers, qui sont envahis d’une mystérieuse émotion poétique, dont ils n’ont pas eu l’analogue dans toute leur vie ‒ au point de se mettre à écrire des bouts rimés ‒ quand la main de la mort est sur eux. », page 233
« Dehors continuait la nuit sans histoire. Toute la forêt craquelait sous le vent et le froid. Les crapauds endormis battaient au fond du feuillard, secoués par leur cœur trop fort. Les renards dormaient dans leurs tanières, le museau sur l’échine l’un de l’autre, ravis de leur puanteur ; et les sangliers dans leurs bauges, rêvant à la glace étoilée qu’ils avaient léchée à la lumière du soir. Dans les souillats récents l’eau se congelait de nouveau, et la boue durcissait, alentour, sur les troncs d’arbres où les biches et les cerfs s’étaient frottés. Mais au fond du ciel clair, au-dessus des immobilités tapies, les oies sauvages passaient toujours, les pattes collées au ventre, soutenues par le vent, parmi les myriades d’insectes des hauteurs, le long de la grande route migratrice, semblable aux routes invisibles qu’il y a sur la mer pour les vaisseaux, ou à celles que suivent les astres. », page 234
« A cette heure, il y avait aussi, partout, des hommes qui arrivaient en vue de la mort. Ceux qui s’étaient gouvernés par des principes, et ceux qui, mollement, s’étaient abandonnés aux hasards, ceux qui s’étaient torturés pour rien et ceux qui n’avaient eu d’autre souci que jouir, ceux qui avaient fait le mal et ceux qui ne l’avaient pas fait, tous, quand ils arrivaient en vue de la Grande Muraille, prenaient entre eux, une ressemblance qui était un aveu. On ne voyait plus bien en quoi ils différaient et avaient différé les uns des autres. On voyait moins encore à quoi il leur avait servi de chercher à différer, de chercher à dépasser, de vouloir ceci plutôt que cela ; tout cela, en fin de compte, était la même chose ; cela n’avait été, pour les uns comme pour les autres, qu’une façon de passer le temps, et maintenant ces hommes, qui avaient marché disséminés et hostiles, se rapprochaient et se groupaient, comme font des hommes qui sont obligés de passer par la même porte. », page 237
« Cent fois nous avons des pressentiments. Quatre-vingt-dix-neuf fois ils se révèlent faux, mais une fois tombe juste ; alors nous prenons des airs, nous disons qu’il y a des choses mystérieuses. », page 238
« La société donne aux individus un bonheur fort quand elle leur permet, dans certains cas, de se licencier avec la complicité de la Loi : à l’héritier qui peut voler légalement, au policier qui peut brutaliser légalement, au juge qui peut légalement rendre l’injustice, au colon qui peut assassiner légalement l’indigène dont la tête ne lui revient pas. », page 242
« C’est une grande erreur, que faire une confiance illimitée à la méchanceté des hommes : il est rare qu’ils nous fassent tout le mal qu’ils pourraient. », page 245
Merci pour cette relecture. Vous qui connaissez bien le texte, que pensez-vous des choix des illustrateurs?
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C’est un livre extraordinaire que je trouve tres actuel.Ca vaut la peine d’etre traduit en grec.
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