« Une des désillusions majeures est celle du moi. En cela le bouddhisme est d’accord avec Hume, avec Schopenhauer et avec notre Macedonio Fernandez. Il n’y a pas un sujet pensant mais une série d’états mentaux. Si je dis « je pense », je commets une erreur car je suppose un sujet constant puis l’œuvre de ce sujet, qui est la pensée. Il n’y a rien de tel. Il faudrait dire, note Hume, non pas « je pense » mais « il est pensé » comme on dit « il pleut ». En disant « il pleut » nous ne pensons pas que la pluie exerce une action, non, il se passe quelque chose. »,
Jorge Luis Borges, Conférences, Le Bouddhisme, Gallimard, 1985, folio Essais, page 86.
« Quand mes étudiants me demandaient une bibliographie je leur disais : peu importe la bibliographie ; Shakespeare, après tout, ignorait la bibliographie shakespearienne. Johnson ne pouvait prévoir les livres qu’on écrirait sur lui. Pourquoi n’étudiez-vous pas directement les textes ? Si ceux-ci vous plaisent, très bien, et s’ils ne vous plaisent pas, laissez-les car l’idée de la lecture obligatoire est une idée absurde : autant parler de bonheur obligatoire. Je crois que la poésie est quelque chose qu’on sent, et si vous ne sentez pas la poésie, la beauté d’un texte, si un récit ne vous donne pas l’envie de savoir ce qui s’est passé ensuite, c’est que l’auteur n’a pas écrit pour vous. Laissez-le de côté car la littérature est assez riche pour vous offrir un auteur digne de votre attention, ou indigne aujourd’hui de votre attention mais que vous lirez demain.
Voilà ce que j’enseignais, en m’en tenant au fait esthétique, qui n’a pas besoin d’être défini. Le fait esthétique est quelque chose d’aussi évident, d’aussi immédiat, d’aussi indéfinissable que l’amour, que la saveur d’un fruit, que l’eau. »
Jorge Luis Borges, Conférences, La poésie, page 97.
« Certaines personnes sont peu sensibles à la poésie ; elles se consacrent, en général, à l’enseigner. Personnellement je crois être sensible à la poésie et je crois ne l’avoir jamais enseignée, je n’ai pas enseigné à aimer tel ou tel texte : j’ai appris à mes étudiants à aimer la littérature, à voir en elle une forme de bonheur. »,
La poésie, page 98.
« Passons à l’exemple de Milton. Sa cécité fut volontaire. Il sut au départ qu’il allait être un grand poète. D’autres poètes eurent la même intuition. Coleridge et De Quincey, avant d’avoir écrit un seul vers, savaient que leur destin serait littéraire ; moi aussi, si je puis parler de moi. J’ai toujours senti que mon destin était, avant tout, un destin littéraire ; c’est-à-dire qu’il m’arriverait quelques bonnes choses et beaucoup de mauvaises. Mais j’ai toujours su que tout, à la longue, se convertirait en mots, surtout les mauvaises choses, car le bonheur n’a pas besoin d’être transmué : le bonheur est une fin en soi. »,
Cécité, page 138.
« Plotin dit : il y a trois temps, et tous les trois sont le présent. L’un est le présent actuel, le moment où je parle. C’est-à-dire le moment où j’ai parlé car déjà ce moment appartient au passé. Puis nous en avons un autre, qui est le présent du passé, qu’on appelle la mémoire. Puis un troisième, le présent de l’avenir qui est en quelque sorte ce qu’imagine notre espérance ou notre peur. »,
Le Temps, page 206.
« Tout cela nous est donné successivement car nous ne pourrions pas supporter l’intolérable poids, l’intolérable impact de tout l’être de l’univers. Le temps serait donc un don de l’éternité. L’éternité nous permet de vivre dans la succession. Schopenhauer dit qu’heureusement pour nous notre existence se divise en jours et en nuits, notre existence est interrompue par le sommeil. (…) S’il n’y avait pas le sommeil, il serait intolérable de vivre, nous ne serions pas maîtres de nos plaisirs. Nous ne pouvons pas assumer la totalité de l’être. Aussi tout nous est-il donné, mais graduellement. »,
Le Temps, page 207
« On a dit que le présent n’existait pas. Certains philosophes de l’Inde ont prétendu qu’il n’y a pas un moment où le fruit tombe. Le fruit va tomber ou est au sol mais il n’y a pas un moment où il tombe. »,
Le Temps, page 214.
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