Antoine COMPAGNON, Un été avec Montaigne, Editions des Equateurs, 2013

« Il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde. « Les choses que la littérature peut rechercher et enseigner sont peu nombreuses mais irremplaçables, avançait encore Italo Calvino : la façon de regarder le prochain et soi-même, […] d’attribuer de la valeur à des choses petites ou grandes, […] de trouver les proportions de la vie, et la place de l’amour en elle, et sa force et son rythme, et la place de la mort, la façon d’y penser et de ne pas y penser », et d’autres choses « nécessaires et difficiles », comme « la dureté, la pitié, la tristesse, l’ironie, l’humour. »
Antoine Compagnon, La littérature, pour quoi faire ?, leçon inaugurale au Collège de France.

 

 

« Un été avec Montaigne est à l’origine une série d’émissions diffusées pendant l’été 2012 sur France Inter », nous dit-on dans le Prière d’insérer de ce bon petit livre.
Son auteur ? Antoine Compagnon, écrivain, professeur au Collège de France et à Columbia University ; à New York donc.

J’ai de l’admiration pour les travaux de recherche et d’analyse d’Antoine Compagnon ; travaux que je connais un peu. Je pense, notamment, à sa leçon inaugurale, en 2006, au Collège de France : « La littérature, pour quoi faire ? », mesurée, nuancée, d’une grande richesse, emblématique, dont je cite volontiers, ci-dessus, un très court extrait.

J’invite également les amoureux de Marcel Proust, et de la Recherche, à suivre le cours d’Antoine Compagnon au Collège de France, donné au printemps dernier à l’occasion du centenaire de la parution de « Du côté de chez Swann » : « Proust en 1913 ». Ce cours est téléchargeable ici. De même que les cours des années précédentes, sur Montaigne et Proust, notamment.

La pensée de cet universitaire est claire, précise, profonde, accessible ; d’une grande humilité.
Elle se suffit à elle-même, ne s’abrite derrière aucun jargon.

J’ai donc lu Un été avec Montaigne, le crayon à la main comme d’habitude, soulignant les phrases qui me parlaient, me plaisaient le plus. Le lecteur peu familier de Montaigne trouvera dans le livre d’Antoine Compagnon une approche à la fois simple, stimulante, joyeuse, d’une lecture agréable, facile, et érudite. Ce livre, cet été, fit un tabac ; tube de l’été des libraires ! Il s’ouvre par cette phrase (humour pince-sans-rire, on le retrouve parfois dans ses cours ;  rires, immanquablement, dans la salle !) : « Les gens seraient étendus sur la plage ou bien, sirotant un apéritif, ils s’apprêteraient à déjeuner, et ils entendraient causer de Montaigne dans le poste. »…

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Le lecteur qui n’aurait pas encore lu Les Essais, se reportera utilement, pour le livre 1, à la traduction en français contemporain faite par Guy de Pernon, disponible, notamment, ici, sur le site de Médiapart.

Quant au lecteur qui aimerait en savoir un peu plus sur la vie de Montaigne, il pourra se reporter, notamment, à la courte biographie que rédigea Stefan ZWEIG, très plaisante à lire, éditée aux PUF dans la collection Quadrige, et dont je dis d’ailleurs un mot ici (in fine)

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Florilège
(les citations de Montaigne elles-mêmes, faites par Antoine Compagnon, sont en italique)

 

« Pas de meilleure illustration des rapports compliqués de l’esprit et du corps que cet organe masculin qui ne répond pas à mes ordres et n’en fait qu’à sa tête, comme s’il avait sa propre volonté, indépendante de moi, désobéissante, déréglée et rebelle : Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? », page 36

« Vieillir offre du moins un avantage : c’est que l’on ne mourra pas d’un seul coup, mais peu à peu, bout par bout. Si bien que la dernière mort, comme il l’appelle, ne devrait pas être aussi tranchante que si elle était advenue au cours de la jeunesse et dans la fleur de l’âge », page 38

« ce serait bête de ressentir la dernière mort, celle qui n’emportera plus qu’un reste d’homme, comme si elle était entière. Montaigne espère que cela ne lui arrivera pas. Mais en est-il convaincu ? Il s’interroge : poser la question, c’est reconnaître qu’elle se pose. », page 39

« Or, que dit Montaigne ? Que dans la solitude, au lieu de trouver son point fixe et la sérénité, il a rencontré l’angoisse et l’inquiétude. Cette maladie spirituelle, c’est la mélancolie, ou l’acédie, la dépression qui frappait les moines à l’heure de la sieste, celle de la tentation. », page 47

« Le rôle, c’est le registre, le grand cahier des entrées et des sorties, Montaigne s’est décidé à tenir les comptes de ses pensées, de ses délires, pour y mettre de l’ordre, pour le reprendre le contrôle de lui-même. », page 48

« Trop aimer le voyage, c’est se montrer incapable de s’arrêter, de décider, se fixer ; c’est donc manquer d’aplomb, préférer l’inconstance à la persévérance. En cela, le voyage est pour Montaigne une métaphore de la vie. », page 55

« Touchante est encore sa façon de présenter ses occupations comme si elles comptaient pour rien : feuilleter un livre, et non pas lire ; dicter ses songes, et non pas écrire ; tout cela sans projet, sans suite dans les idées. On nous dit que la lecture linéaire, prolongée, continue – à laquelle nous avons été initiées – , disparaît dans le monde numérique. Or, Montaigne défendait déjà – ou encore – une lecture versatile, papillonnante, distraite, une lecture de caprice et de braconnage, sautant sans méthode d’un livre à l’autre, prenant son bien où elle le trouvait, sans trop se soucier des œuvres auxquelles il empruntait pour garnir son propre livre. Celui-ci, Montaigne y insiste, est le produit de la rêverie, non d’un calcul. », page 59

« La fréquentation de l’autre permet d’aller à la rencontre de soi, et la connaissance de soi permet de revenir à l’autre. (…) il faut se voir Soi-même comme un autre, dira Paul Ricoeur, pour vivre une vie morale. », page 82

« Ainsi, Montaigne balance entre une conception de la parole comme échange ou comme duel. », page 84

« Montaigne se moque de lui-même et de son œuvre en se comparant à un artisan : son livre n’est d’ailleurs qu’un assemblage de morceaux juxtaposés, une mosaïque de pièces disparates, une bigarrure que rien n’empêche d’étendre indéfiniment, selon les occasions. », page 86

« Les ajoutages sont fortuits ; ils dépendent du hasard d’une rencontre faite dans un livre ou dans la vie. (…) Moi à cette heure, et moi tantôt, sommes bien deux, soutient-il, mais Mon livre est toujours un, maintient-il. C’est là une contradiction qu’il assume : je suis sans doute inconstant, je change sans cesse, mais je me reconnais dans la diversité et la totalité de mes actes et de mes pensées. Montaigne en arrivera ainsi peu à peu à s’identifier parfaitement à son livre : Je n’ai pas fait mon livre, que mon livre m’a fait », page 87

« Ne confondons pas nos actions et notre être ; maintenons de la marge entre notre for intérieur et nos affaires. », page 90

« Nul éloge de l’hypocrisie quand il demande que l’on isole l’être du paraître, mais une exigence de lucidité et, avant Pascal, une mise en garde contre la duperie de soi-même. », page 92

« Les livres sont des compagnons toujours disponibles. Vieillesse, solitude, oisiveté, ennui, douleur, anxiété : il n’est aucun mal ordinaire de la vie auquel ils ne sachent fournir un remède, à condition que ces maux ne soient point trop vifs. Les livres modèrent les soucis, offrent un recours et un secours. », page 107

« Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité. », page 122

« Comment vit-on le mieux ? En ayant toujours la mort à l’esprit, comme Cicéron et les stoïciens, ou bien en y pensant le moins possible, comme Socrate et les paysans ? Partagé entre la mélancolie et la joie de vivre, Montaigne a tergiversé – comme nous tous –, et sa leçon finale avait été énoncée dès le début : Je veux (…) que la mort me trouve plantant mes choux », page 128

« C’est dans l’édition de Mlle de Gournay, initialement précédée d’une importante préface signée d’elle, qu’on a lu les Essais durant plusieurs siècles et qu’ils ont marqué, par exemple, Pascal et Rousseau. Au XX ème siècle, on a préféré l’ “exemplaire de Bordeaux”, jugeant plus fidèle ce gros in-quarto de l’édition de 1588, couvert par Montaigne d’annotations marginales, ses « allongeails », comme ils les nommait. Entre l’édition de 1595 et l’exemplaire de Bordeaux, les divergences sont nombreuses, dont le morceau sur Mlle de Gournay, absent de l’exemplaire de Bordeaux. Or, aujourd’hui, l’édition posthume a été réhabilitée, car elle se serait fondée sur un meilleur texte. », page 130

« Ce commerce entre un homme d’âge mûr et une jeune femme, de plus de trente ans sa cadette, a intrigué. Montaigne n’a plus eu d’ami, au sens de l’idéal antique, depuis la mort de La Boétie en 1563, mais il juge Mlle de Gournay digne de figurer au panthéon du siècle. Férue de grec, de latin et de culture classique, loin d’être une « précieuse ridicule », comme on l’a parfois présentée avec malveillance, elle a découvert seule les deux premiers livres des Essais, à l’âge de dix-huit ans, et elle a été transportée d’admiration ; elle a rencontré Montaigne une seule fois, à Paris, en 1588, puis elle a correspondu avec lui jusqu’à sa mort – avant d’être chargée par Mme de Montaigne de préparer l’édition posthume des Essais. », page 131

« ceux qui prétendent aller au fond des choses, dit-il, nous trompent, car il n’est pas donné à l’homme de connaître le fond des choses. Et la diversité du monde est si grande que tout savoir est fragile, se résume à une opinion. Les choses ont cent membres et visages. Leur plus universelle qualité, c’est la diversité. Si bien que tout ce à quoi je peux prétendre, c’est d’éclairer tel ou tel de leurs aspects. (…) Seule l’illusion peut nous faire croire que nous irons au bout d’un sujet. », page 159

« Mais, attention, cette ignorance qui est la leçon finale des Essais, ce n’est pas l’ignorance primitive, la bêtise et ignorance de celui qui refuse de connaître, qui n’essaie pas de savoir, mais l’ignorance savante, celle qui a traversé les savoirs et s’est aperçu qu’ils n’étaient jamais que des demi-savoirs. (…) L’ignorance dont Montaigne fait l’éloge, c’est bien celle de Socrate, qui sait qu’il ne sait pas », page 160

 

 

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