Florence de Mèredieu, Antonin Artaud dans la guerre, De Verdun à Hitler, L’hygiène mentale, Blusson, 2013.

L’année 2013 fut, notamment, pour tous les amoureux de la littérature, une année proustienne : celle du centenaire de la parution de Du côté de chez Swann, premier volume de À la Recherche du temps perdu, le grand et beau roman de Marcel Proust, dont je vous ai déjà longuement parlé (Voir, en dernier lieu, ici).

Quant à 2014, ce sera donc l’année de la « Mission centenaire ». En clair : comment marquer d’une pierre blanche les cent ans de la « grande guerre », celle de 1914, cette « boucherie » ?

Mission ô combien délicate, en effet (rappelez-vous, le terme « mission » désigne aussi, en argot juvénile, une entreprise hasardeuse, dont la plus sûre vocation est certainement de foirer en route !) que celle de parvenir à évoquer, honorer, de la meilleure façon qui soit, cent ans après, la mémoire de plusieurs millions de morts…

À mes yeux, le livre de Florence de Mèredieu, Antonin Artaud dans la guerre, paru en décembre dernier aux éditions Blusson, aurait très bien pu figurer sur la liste des événements de cette Mission centenaire : colloques, lectures publiques, représentations théâtrales, projections de documentaires, etc., il y en a de toutes sortes. Plus de 1000 événements ayant reçu le « Label Centenaire » sont déjà répertoriés  (Voir ici le site portail dédié à la Mission Centenaire).

Quel fut l’impact des deux dernières guerres mondiales sur la vie et l’œuvre poétique d’Antonin Artaud, et, disons-le ainsi, par simple commodité de langage, sa folie ? C’est principalement de cette question que traite l’essai de Florence de Mèredieu. Il s’agit grosso modo d’analyser ces « bricolages individuels » qui ont permis au poète Antonin Artaud « d’affronter le retour à une vie normale quand la guerre avait tout bouleversé ». Notons l’importance des mots : « affronter le retour à une vie normale « , ce n’est pas « revenir à une vie normale ». A la lecture du livre de Florence de Mèredieu, on comprend mieux comment et pourquoi le poète n’y parviendra jamais…

Cependant, l’auteur ne se contente pas de nous parler du seul Antonin Artaud. Après tout, Artaud ne fut pas le seul écrivain ou artiste à avoir connu la guerre, ou traversé cette période. Elle convoque aussi les figures de Louis Ferdinand Céline (Voir pages 101 et s.), ou encore celle d’André Breton (Voir les pages 90 et suivantes), qui vécurent également les affres de la grande guerre.

Pour commencer, j’aurais aimé pouvoir vous résumer, en quelques lignes seulement, cet essai de 360 pages. J’ai renoncé, m’apercevant, en effet, que je risquais alors de trahir le propos de son auteur. Tant celui-ci s’avère détaillé, précis, argumenté, nourri de réflexion.

Cet essai formule nombre d’hypothèses, et il lève aussi de nombreux voiles.

Au titre des hypothèses, celle-ci d’abord, probablement la plus troublante : pendant la Grande Guerre, celle de 1914, Antonin Artaud aurait été, somme toute, un  » planqué « . En effet, non seulement il va séjourner longtemps  » dans des maisons de santé qui n’étaient pas des asiles « ,  » où se traitaient les déviances et les anomalies des jeunes bourgeois  » mais il n’aurait pas vraiment non plus connu le front, tout comme Adolf Hitler  (le parallèle s’arrête là !).

Il aurait également, au moins pour partie, simulé la folie, dans le but, peut-être inavoué, d’échapper au front, et peut-être aussi, souligne l’auteur, grâce aux appuis de son père ? de là cette question :  » les troubles d’Artaud ont-il été montés en épingle, ressuscités pour l’occasion ?  » (Voir page 45).

En effet :  » Sensible, mimétique, doué pour le théâtre, adepte dans son enfance des mises en scène macabres (il ira dans l’une d’elles jusqu’à jouer sa propre mort), futur acteur de théâtre et de cinéma, Artaud avait tout, semble-t-il, pour tenir le rôle du simulateur né. Simula-t-il pour autant les troubles évoqués dans les différents rapports médicaux le concernant alors ? Toutes les hypothèses peuvent être envisagées. Il est, toutefois, probable que le jeune homme accentua, dramatisa, poussa jusqu’à leurs extrêmes les tendances morbides qui l’assaillaient déjà  » (Voir page 92).

Mais le livre de Florence de Mèredieu contribue aussi, disais-je, à lever de nombreux voiles.

Nous apprenons ainsi que les psychiatres jouèrent, en quelque sorte, pendant la Grande Guerre, le rôle d’ « alliés » des militaires, apparaissant parfois comme les véritables décideurs quant au sort qu’il convenait de réserver aux récalcitrants, aux prétendus ou présumés déserteurs. Ainsi, le  » psychiatre prend la main sur le militaire, décide des traitements, des réformes, du renvoi d’un individu ou non sur le front  » (page 40).

De même, nous apprenons que l’entrée en guerre d’Antonin Artaud  » aura été associée, au moins dans ses écrits, avec une forme de découverte et de déroute de la sexualité (tentative de dépucelage qui se serait mal passée et aurait été vécue comme un trauma par l’adolescent)  » (page 30).

Concernant le traitement par électrochoc, que le poète Artaud, à partir de 1943, subira de manière continue à l’asile de Rodez, l’auteur nous rappelle que ce genre de traitement était déjà en vogue — sous une forme potentiellement plus violente encore — pendant la guerre de 14, que ce soit dans le camp français, ou allemand. On avait recours  » à un traitement électrique, dit par courant fort qui fut porté à un degré insupportable  » et qui ne visait pas à rétablir le malade, mais  » à lui faire retrouver sa seule efficacité guerrière  » ! Ce traitement est qualifié par les premiers poilus de  » torpillage  » ! Il s’agit d’une  » utilisation douloureuse de l’électricité, la douleur intervenant comme facteur dissuasif prépondérant « . On entre alors, souligne l’auteur,  » dans le domaine de ce que l’on appellera (pudiquement) un supplice, mais qui est, de fait, une forme de torture  » (page 60). Or, déjà selon les médecins de l’époque,  » les résultats obtenus ne sont pas, nous avons le regret de le constater, en rapport avec les tortures imposées à nos soldats. Les médecins de complément préconisent des méthodes souvent dangereuses qu’ils ne voudraient pas appliquer à leurs clients civils. » (Voir page 66).

Concernant la syphilis héréditaire d’Antonin Artaud, elle sera diagnostiquée en janvier 1917. Ce diagnostic entraînera une réforme temporaire, qui deviendra définitive ensuite. Ce diagnostic  » terrifia le jeune homme et lui apparut comme une marque honteuse… il s’en souviendra des années plus tard, à l’asile de Rodez » (en 1943 donc, Voir page 80). Ce diagnostic sera ressenti comme  » une tare d’autant plus profonde qu’elle ravivait certaines plaies familiales : le mariage consanguin de ses parents, dont les mères respectives étaient sœurs « ,  » et surtout la funeste série des enfants mort-nés d’Euphrasie, la mère d’Artaud « , page 82.

Ceci également, qui, sans vouloir le minimiser, s’avère cependant plus anecdotique : d’une part, le fait qu’une rencontre Artaud/Hitler aurait pu se produire (Voir les pages 215 et suivantes à ce sujet), d’autre part, le fait que les écrits d’Artaud ne sont pas exempts d’antisémitisme (Voir pages 261 et s.).

Concernant la vie d’Antonin Artaud dans les différents asiles qu’il fut amené à fréquenter, le poète fut traité dans son adolescence dans des maisons de santé coûteuses, mais à partir de 1937, de son internement sous la forme du placement d’office de la loi de 1838, le poète connaît le régime ordinaire des grands asiles, notamment à Ville-Evrard, où il vit  » avec les malades indigents… qui ne payent pas de prix de journée « .
Pendant la deuxième guerre mondiale, la situation de Ville-Evrard se dégrade grandement, une mortalité considérable liée à la famine règne. Robert Desnos lui rend alors visite et le trouve  » en piètre état et parlant comme Saint-Jérôme « , il décide de contacter le docteur Gaston Ferdière qui dirige l’asile d’aliénés de Rodez, Artaud y est transféré en 1943 (Voir page 212).

Enfin, nous apprenons que la langue d’Antonin Artaud ne fut pas toujours cette langue désarticulée en lien avec les électrochocs subis à Rodez. En effet, « classique et contrôlée » dans les années 1920 et 1930, la langue d’Artaud, à la suite de « la régression aphasique de l’électrochoc », « entre en dissidence… se désarticule, se transforme. Jusqu’à la glossolalie, jusqu’au dessin et à la production de ces gris-gris et pictogrammes qui émaillent ses cahiers. ». « Le verbe d’Artaud explose alors littéralement dans les Cahiers de Rodez. On est aux antipodes de toute préciosité littéraire. », page 120.

Cet essai est accompagné par surcroît de nombreuses illustrations, documents et photos d’origine variée (114 en tout) qui, dès lors qu’ils sont rassemblés dans ce livre (au fil des pages, ou dans les Documents annexes), prennent comme on dit tout leur sens, et mériteraient chacun, eux aussi, un commentaire.

Antonin Artaud dans la guerre s’inscrit dans le prolongement des autres livres que Florence de Mèredieu a déjà consacrés à Antonin Artaud ; singulièrement une biographie (Florence de Mèredieu, C’était Antonin Artaud, 1088 pages, 93 illustrations, Paris, Fayard, 2006), ainsi qu’une étude sur l’application du traitement de l’électrochoc au poète, lors de son séjour à l’asile de Rodez entre 1943 et 1946 : soit 46 séances en tout ! Voir Florence de Mèredieu, Sur l’électrochoc, le cas Antonin Artaud, 256 pages, illustrées en noir et blanc, 1996.

S’il est accessible, donc d’une lecture aisée, Antonin Artaud dans la guerre est néanmoins, avant toute chose, un livre d’érudit, de chercheur, qui veut éclairer et transmettre une meilleure connaissance de la vie, et donc de l’œuvre d’Antonin Artaud. L’essai de Florence de Mèredieu est aussi dépourvu, soit dit en passant, de ce pédantisme que nous abhorrons !

Mais je voudrais, pour conclure, évoquer brièvement deux souvenirs qui trouveront peut-être, auprès du lecteur, un écho également plus personnel…

Dans les années soixante-dix, lorsqu’un étudiant, sursitaire, désirait échapper au service national obligatoire, en dépit de sa bonne santé physique, deux solutions s’offraient à lui :  » faire un enfant  »  pour être déclaré soutien de famille, et par voie de conséquence exempté de service militaire ; ou, partant du principe qu’un bon soldat se doit malgré tout d’être sain d’esprit, singer la folie, et réussir à berner les médecins de l’Armée française, afin qu’il fût déclaré « inapte » par le conseil de révision !
Dans ces années-là, je parle toujours des années 70, la peur des psychiatres, ainsi que celle « d’aller à l’asile », étaient choses courantes (peut-être le sont-elles encore aujourd’hui ?) ; elles trottaient dans beaucoup d’esprits. Et pour cause, il se trouve qu’un siècle et demi après sa promulgation, la loi du 30 juin 1838, qui favorisait grandement les internements arbitraires, était encore en vigueur…  « La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de débarras. » écrira d’ailleurs, à son propos, le grand reporter Albert Londres.

Je lirais donc comme un roman — avec beaucoup de plaisir, beaucoup d’intérêt — le livre que Florence de Mèredieu consacre à Antonin Artaud dans la guerre. Et, allez comprendre : ce seront ces réminiscences un peu saugrenues qui me viendront alors, immédiatement, à l’esprit…

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Voir aussi :

Journal ethnographique : Le blog de Florence de Mèredieu, ici.

Antonin Artaud, un homme martyrisé, un poète trahi, ici.

Antonin Artaud, histoire vécue d’Artaud-Mômo, ici.

Antonin Artaud, Entre totem et tabou, Les Mauvaises fréquentations : Le blog de Thierry Savatier, ici.

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