Le très bel essai de Florence de Mèredieu, paru fin 2013 aux Éditions Blusson, « Antonin Artaud dans la guerre, de Verdun à Hitler » (Voir ici), apporte un éclairage original, précieux et inédit sur cet aspect essentiel de la vie du Mômo, et ses répercussions sur son œuvre, qui n’avait guère été étudié jusqu’à présent.
À l’occasion de cette parution récente, nous nous sommes entretenus avec son Auteur à propos de l’ensemble des travaux qu’elle a consacrés, depuis plus de trente ans, à la vie et l’œuvre d’Antonin Artaud.
• Antonin Artaud “ dans la guerre ” : en quoi, de quelle façon, le fait d’avoir été, aussi, “ dans la drogue ”, a-t-il pu influencer sa santé physique et mentale, sa vie, et son œuvre ?
FM. — La drogue fait partie de la vie d’Artaud — au même titre que la maladie. Toutes deux ont surgi très tôt dans son parcours. Et de manière conjointe. Au tout début du XXe siècle, les opiacés font partie des substances utilisées en médecine et en psychiatrie. C’est dans la clinique du Chanet en Suisse, où il séjourne près de deux ans, en 1918 et 1919, qu’on lui prescrit (selon ses dires) des opiacés. Drogue et maladie mentale seront donc dans son esprit strictement liées. Les diverses substances auxquelles il a recours tout au long de son existence lui apparaîtront toujours comme des remèdes à son mal-être. Il a toujours insisté sur le fait que la drogue n’était pour lui ni un délassement, ni une expérience, mais l’équivalent d’un traitement ou d’un médicament.
L’empreinte de la drogue sur son existence — sa vie, son œuvre — sera de plus en plus marquée au fil du temps. Il sera constamment en état de manque. Y compris durant la longue période asilaire (9 ans) durant laquelle il cherche toujours à se procurer de la drogue (en recourant à divers subterfuges). Mais c’est sans doute après son retour à Paris, en mai 1946, que la recherche de substances toxiques revêt l’importance la plus grande, occupant une partie de son temps et de son attention.
— Tout ceci est très connu. Je n’en traite pas dans ce dernier ouvrage. Je me permets de renvoyer sur ce point à la biographie du poète que j’ai publiée en 2006, C’était Antonin Artaud, Fayard (Voir ici).
• Connaît-on le diagnostic précis que les psychiatres ont porté sur le “ cas Artaud ” ?
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. FM. — Antonin Artaud fréquente les psychiatres depuis son adolescence. Ses contacts avec cette profession s’étendent sur un demi-siècle. On conçoit donc que les divers diagnostics portés à son encontre reflètent les différents états et l’évolution de la psychiatrie. Au moment de la guerre de 1914-1918, les psychiatres parleront, à son propos, de neurasthénie, de nervosisme, de mélancolie.
. Par la suite, tout au long des internements qui le mèneront (entre l’automne 1937 et mai 1946) de l’asile du Havre jusqu’à celui de Rodez, en passant par les établissements de Sainte-Anne et de Ville-Évrard, divers diagnostics émailleront les certificats des psychiatres qui le prennent en charge : paranoïa, schizophrénie, délire d’interprétation, paraphrénie, etc. – La paraphrénie est peut-être, dans son « cas », la notion la plus intéressante, car il s’agit d’une forme de délire ou de paranoïa dans lesquels le malade est susceptible de conserver un certain sens de la réalité et un certain mode d’adaptation sociale. La question est vaste, Antonin Artaud ayant passé toute sa vie d’adolescent et d’adulte sous tutelle médicale. Là encore, je renvoie à ma biographie de 2006.
. Et puis, il ne faut pas oublier que les diagnostics des psychiatres ne relèvent pas d’une science exacte. Il s’agit, dans tous les cas, d’étiquettes et de nomenclatures qui nous renseignent mieux sur l’état de la psychiatrie que sur l’état du patient. Et l’on se rappellera qu’Artaud (qui avait une profonde connaissance et des mécanismes de la psychiatrie et des mœurs des psychiatres) ne les prenaient pas très au sérieux.
. Étudiante moi-même en philosophie dans les années qui ont précédé mai 1968, j’ai suivi un temps, à Sainte-Anne, les cours de Sémiologie des maladies mentales du Dr Thérèse Lempérière. Celle-ci nous expliquait que décrire et répertorier des symptômes et des troubles était une chose, mais que les comprendre et les soigner en était une autre.
. Il faut enfin se souvenir que les diverses sociétés n’ont pas toutes la même approche de ce que nous nommons (dans notre culture occidentale actuelle) la « maladie mentale ». Toutes ces nomenclatures et ces étiquettes sont relatives à un état donné de la société.
• En quoi les créations artistiques d’Antonin Artaud se distinguent-t-elles, se rapprochent-elles de celles d’autres patients internés, créations qui seront par la suite estampillées “ Art brut ”, par Dubuffet notamment ? Peut-on considérer Antonin Artaud comme un précurseur de l’Art brut ? Convient-il de le classer à part ? Est-il classable d’ailleurs ?
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. FM. — Je consacre à cette question un chapitre entier de mon ouvrage, Antonin Artaud, Portraits et Gris-gris (nouvelle édition de 2008 ; Voir ici).
. Disons que cette question avait un moment soulevé des polémiques, Le Dr Ferdière (qui s’occupait d’Artaud à Rodez) ayant organisé une exposition d’art brut. Certains pensaient qu’il y avait inclus des œuvres du poète. Le médecin s’en est défendu.
. Disons, pour faire simple, qu’Artaud entretiendrait — par rapport à l’art brut et au « grand art » — une sorte de statut intermédiaire. La longue série de ses internements, le fait qu’il se soit remis à dessiner (beaucoup et de manière importante) dans le contexte de l’asile de Rodez, cela inclinerait à le situer du côté de l’art brut. — Le fait maintenant qu’Artaud soit ressorti de l’asile en 1946, qu’il ait continué à dessiner et pu être exposé en 1947 à la Galerie Pierre, sa renommée, son statut même d’écrivain, la filiation surréaliste qui est la sienne, tout cela conduirait — inversement — à le ranger du côté du « grand art ».
. Mais là encore, il s’agit de chipotages et de querelles d’historiens d’art, divisés entre l’application d’étiquettes qui demeurent d’un intérêt très relatif.
• Antonin Artaud considérait-il lui-même ses autoportraits comme des œuvres d’art ? ses écrits et dessins rassemblés dans les Cahiers de Rodez notamment, comme de la poésie, de la littérature ? ou étaient-ils une simple, et désespérée, tentative de “ blindage de l’être ” face au sort qui était le sien à l’asile ?
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. FM. — NON. Il ne considérait pas ses œuvres comme des « Œuvres d’Art ». Au sens classique et traditionnel de la culture occidentale. Il le dit très explicitement à son retour de Rodez : les 9 années d’internement qu’il a connues ont ruiné en lui toute idée d’art. Son « travail » (c’est le terme qu’il emploie) se situe très au-delà de ce que l’on nomme « l’art ». Créer est pour lui l’équivalent d’une simple fonction organique. Humaine certes, mais aussi presque « animale ». On pourrait maintenant nuancer ce propos : exposer à la Galerie Pierre en 1947, montrer ses dessins, cela ne dut pas lui déplaire…
. Mais : OUI. Créer, cela correspond avant tout pour lui à un besoin vital et une absolue nécessité !
• Vous avez écrit plusieurs livres sur Antonin Artaud, comment vous sont venus cet intérêt, cette passion pour le cas “ Artaud ” ?
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. FM — J’ai découvert Artaud dans la foulée de mai 1968. Ce qui fut déterminant pour moi, au départ, c’était sa relation à la folie. Très vite, j’ai été éblouie par la beauté de la langue et la puissance de sa pensée. Ensuite, ce fut une série d’enchaînements – de livre en livre (9 aujourd’hui, si l’on tient compte de celui qui va bientôt paraître : Vincent Van Gogh Antonin Artaud CINÉ-ROMAN CINÉ-PEINTURE).
. Le fait d’avoir effectué de nombreux cours à l’Université sur cet auteur et d’avoir partagé mon intérêt avec un public assez passionné, cela a assurément porté cette recherche.
. Mais l’élément fondamental, c’est la polyvalence des centres d’intérêts du Mômo — Orient et peuples non européens, cultures archaïques, philosophie, médecine et psychiatrie, psychanalyse et religion. Littérature, théâtre, musique, cinéma, peinture et arts graphiques, etc.
. Tout cela m’intéressait et ce sont des pans entiers de la culture que j’ai pu ainsi aborder, avec à chaque fois un double ancrage :
. – dans l’œuvre et la vie d’Artaud (d’où la nécessité de recherches précises dans les documents, les archives et les textes)
. – dans le contexte de l’époque où Artaud a vécu (de la fin du XIXe siècle jusqu’aux lendemains de la 2e guerre mondiale)..
. Il s’agissait là d’un champ immense que j’ai minutieusement exploré et qui m’a amenée à étudier de larges pans de l’histoire et de la culture de la première moitié du XXe siècle.— Ce sont des recherches qui ne se font pas en un jour. Il faut beaucoup de temps et de curiosité.
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. Ce dernier livre sur la guerre a ainsi été réalisé à partir de documents d’archives de la deuxième guerre mondiale en grande partie inédits ou peu connus. La recherche historique est ici fondamentale et passionnante à mener. Car on va de découvertes en découvertes. — Artaud n’est pas un être désincarné. Comme ses compatriotes, il a vécu – durant les deux grandes guerres du siècle – des évènements terribles et décisifs.
. Au vu de l’importance – absolument déterminante de la guerre de 14-18 – et pour Artaud et pour les gens de sa génération, je considère ce dernier livre comme un « livre fondateur », susceptible de modifier en profondeur l’approche des textes d’Artaud, mais aussi la vision que l’on a aujourd’hui de la civilisation et de l’homme du XXe siècle.
. Ce que nous vivons et les politiques qui sont menées (en particulier en ce qui concerne la maladie mentale) découlent de ce qui s’est passé au tout début du XXe siècle. Un vaste débat pourrait être mené sur ce point.
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