« Et au moment même où il le sut,
il cessa de le savoir »
Jack LONDON, Martin Eden, 10/18, page 447
Lecture rime d’abord avec littérature. La lecture de littérature est une grave maladie. « Le virus de la lecture » de littérature s’attrape tôt, dès l’enfance ; si l’on n’en meurt pas, on n’en guérit pratiquement jamais ! C’est la seule maladie qu’il est vivement recommandé aux parents « responsables », comme on dit parfois, de transmettre à leur enfant. Or, le seul moyen de la transmettre équivaut à montrer l’exemple ; il n’y en a pas d’autre. Mais que les parents « indignes », qui ne lisent rien, ou si peu, ou alors que des idioties ‒ devant le mot conneries, j’hésite toujours un peu ‒, se consolent : leur enfant peut attraper la maladie tout seul, par hasard !
Ce fut mon cas, à moi.
Jack London ? Je le lus lorsque j’étais enfant. Je me souviens avoir lu Croc Blanc, et peut-être bien même L’Appel de la forêt.
J’avais huit, neuf, ou dix ans ? J’avais une grande soif d’évasion. La télé, je la regardais tous les jeudis, dans la rue, sur le trottoir, le nez collé à la vitrine du marchand.
De téléviseurs…
J’aimais donc lire ; la rage de lire m’amenait à lire des heures entières, jusqu’à en attraper la migraine ! de petits illustrés, Akim, Kit Carson… achetés d’occasion, échangés contre des billes, dans les squares (celui des Batignolles par exemple), que sais-je moi ? cela coûtait dix, vingt, trente centimes de francs : 3 cents d’aujourd’hui…
Lorsque la migraine me prenait, je continuais malgré tout de lire, jusqu’à ce qu’elle en devînt insupportable et m’obligeât à m’arrêter… C’était comme une folie ; elle ne m’a plus jamais quitté ; je dois dire qu’elle a enchanté ma vie.
« La littérature enchante la vie ». Copiez deux cents fois.
Afin de pouvoir m’offrir de vrais livres, donc des romans ‒ notre famille ne roulait pas sur l’or ‒, j’eus l’idée de passer un pacte avec ma mère ; nous vivions alors dans une petite commune de la banlieue parisienne, ‒ à cette époque « banlieue » n’était pas encore un gros mot, et Paris et ses bobos le nombril du monde !
Ce petit bout de dialogue vous résume le pacte :
‒ M’man, je veux aller au CEG à pied…
‒ Mais ça fait 4 kilomètres ! pourquoi tu veux aller à pied ?
‒ Pour garder l’argent du car…
Silence maternel.
‒ Alors M’man, je garde l’argent du car ?
Silence maternel.
‒ Pour t’acheter des bonbons, c’est ça ?
‒ Nan, des livres !
Silence maternel.
‒ Bon, je suis d’accord.
Joie de l’enfant.
Nous sommes en 1960, l’aller en car de V. à V. ‒ vous chercherez dans le neuf quatre ! ‒, autant pour le retour, coûte quarante-cinq centimes de francs ; quarante-cinq que multiplie deux égale bien quatre-vingt dix centimes par jour.
Trois francs cinquante l’exemplaire de la Rose, ou de la Verte, que divisent quatre-vingt dix centimes par jour, égale trois virgule quatre-vingt-huit… Possibilité pour moi par conséquent d’acheter un livre tous les quatre jours, soit un par semaine d’école !
J’ai marché deux ans au lieu de prendre le car. Et c’est ainsi que je devins un grand malade…
Trois ou quatre années passent. J’aimerais pouvoir dire l’impression forte que la lecture des romans de Jack London me fît à ce moment-là. Si mon souvenir est bon, on ne trouvait pas Jack London dans la Verte, encore moins dans la Rose, mais naturellement il se pourrait que je me trompasse !
Ainsi, je lus Croc Blanc ; Croc Blanc, c’est l’histoire d’un chien dressé à combattre d’autres chiens ; cinquante ans plus tard, c’est la seule chose dont je sois sûr ! Quant à L’Appel de la forêt, je crois me rappeler qu’il s’agit, aussi, de l’histoire d’un chien, dressé à combattre d’autres chiens.
Je crois que Croc Blanc n’était pas vraiment un roman à l’eau de rose, le climat de ce livre était plutôt âpre, et assez violent. Mais qu’en est-il, en réalité ? Ceux qui n’auraient pas lu Croc Blanc, ou il y a si longtemps, comme moi, qu’ils ne s’en souviennent plus non plus, trouveront sans difficulté, sur le web, ici par exemple, les informations qu’ils cherchent.
Venons-en à Martin Eden, considéré comme le chef-d’œuvre de Jack London.
Il y a quelques années, j’eus un exemplaire de Martin Eden entre les mains. Pour une raison qui m’échappe ‒ quelque chose, peut-être, de l’ordre de cette étrange « envie de ne pas aimer », que Maurice Nadeau évoque dans ses Mémoires, à propos d’un manuscrit cependant (Maurice Nadeau, Grâces leur soient rendues, mémoires littéraires, Albin Michel, 2011) ‒ pour une raison qui m’échappe je lus quelques pages, au hasard, et refermai aussitôt le livre, guère disposé à m’embarquer dans sa lecture.
Et pourtant, il y a quelques jours ‒ hasard encore, ou providence ‒ dans les boîtes du bouquiniste du marché couvert des Lilas (une commune située au nord de Paris), je tombe à nouveau sur mon Martin Eden, le marin écrivain américain, comme Jack, son créateur !
Collection 10/18, avec une bonne préface de Francis Lacassin, et une traduction de Claude Cendrée. Je feuillette, et ce matin-là j’Hachette ! ça me plaît ‒ je dévore comme un enfant !
Qui comprend, m’expliquera le cœur des adultes…
« Le chef-d’œuvre de Jack London passe pour son autobiographie romancée. Il s’en est défendu, disant que Martin n’était pas socialiste mais individualiste et que son histoire avait été écrite en protestation contre la philosophie de Nietzsche. Il y a plus d’une ressemblance entre l’auteur et le héros : ouvrier devenu romancier célèbre, invité dans les salons, amoureux d’une riche jeune fille qui ne le comprend pas, ex-prolétaire ne se reconnaissant pas dans le prolétariat et qui n’aura jamais sa place chez les bourgeois. Ressemblance poursuivie jusque dans leur échec et dans leur fin prématurée. Imitant Martin Eden, Jack London s’est suicidé en 1916. ».
On a déjà beaucoup écrit sur Martin Eden, et Jack London ; je n’en dirai donc pas plus. En revanche, les grands malades trouveront, ci-dessous, un florilège des passages du roman qui m’ont le plus marqué, et une courte liste de tous les bons liens.
………………………………
Florilège
« En marchant, il ne cessait de voir son visage pâle et sérieux, doux et délicat, souriant avec une pitié et une tendresse immatérielles, et pur. Il n’aurait jamais pu imaginer qu’une telle pureté existât. Cette pureté le frappait plus que tout le reste. Il avait rencontré du vice et de la bonté, mais de la pureté jamais, et il l’ignorait totalement. A présent, il concevait la pureté comme le superlatif de la bonté et de la propreté morale, comme l’essence même de la vie éternelle… Et il ambitionna aussitôt d’acquérir la vie éternelle. », page 38
« A mesure qu’il regardait les étudiants, il se rendait compte du beau mécanisme de son corps et de sa supériorité physique. Ils avaient appris la vie dans les livres, et lui l’avait vécue. Ceux-ci allaient vivre à leur tour et manger de la vache enragée… Parfait ! Lui, pendant ce temps, apprendrait la vie dans les livres. », page 40
« Et il trouva un goût amer à l’existence. Jusqu’alors il l’avait acceptée telle qu’elle était et trouvé bonne. Il ne l’avait jamais interrogée, excepté dans les livres ; mais ces livres étaient pour lui des contes de fées parlant d’un monde impossible et magnifique. », page 56
« Il fumait encore, mais ne buvait plus. Jusqu’alors il avait imaginé qu’un homme devait boire et il se vantait d’avoir la tête solide, ce qui lui permettait de voir les autres rouler sous la table tandis que lui-même tenait parfaitement le coup. Quand, par exemple, il rencontrait un camarade de bord ‒ et il en avait beaucoup à San Francisco ‒ il l’invitait, ou était invité, comme autrefois ; mais à présent, c’était du ginger-ale ou de la limonade qu’il commandait pour lui et il acceptait gaiement leurs mises en boîte. Et, tandis qu’ils se grisaient, que la brute s’éveillait en eux et les possédait, il les étudiait et remerciait Dieu de ne plus leur ressembler. Il leur fallait oublier leurs misères et pendant leur ivresse ces brutes stupides se sentaient pareils aux dieux et régnaient dans leur paradis d’intoxiqués. », page 63
« ‒ Que me conseillez-vous ? demanda-t-il. N’oubliez pas que je sens en moi cette capacité d’écrire. Je suis incapable de l’expliquer exactement ; je sais seulement que je l’ai. », page 100
« Il y avait une chose intangible, impalpable qui se sent dans tout beau poème et qu’il ne pouvait arriver à saisir. C’était l’insaisissable esprit de la poésie elle-même, qui ne se laissait pas capturer. Il le sentait autour de lui, comme un feu voletant, comme une chaude et molle vapeur, à portée de la main et pourtant hors d’atteinte. », page 110
« La beauté est vivante et elle est éternelle. Et les langues passent. C’est la poussière des morts. », page 136
« L’énorme quantité de littérature momifiée le surprenait. Aucune lumière, aucune couleur, aucune vie ne l’animaient cependant cela se vendait, deux cents le lot, vingt dollars le mille ! La publicité des journaux le disait. Il s’étonnait du nombre incalculable de nouvelles ‒ alertes et adroitement écrites, il est vrai ‒ mais sans vitalité, sans réalité. », page 138
« La machine éditoriale délivrait de la même manière un chèque ou un refus. Jusqu’à présent, il ne s’était adressé qu’à la mauvaise fente. La fiche de refus, écrite à la machine, complétait la ressemblance. Il en avait reçu des centaines. Si seulement il avait reçu une ligne personnelle, le refus lui aurait été moins pénible. Mais non, jamais ! Décidément, il n’y avait personne à l’autre bout, que les rouages bien huilés d’une admirable machine. », page 140
« L’amour naquit sur la terre avant la parole ; son cours, ses atteintes et ses manifestations, sont éternellement les mêmes. », page 195
« ‒ Vous fumez beaucoup trop et la qualité du tabac ne fera aucune différence. C’est de fumer, qui en soi n’est pas bon. Vous n’êtes qu’une cheminée, un volcan ambulant, un poêle à roulettes, une vraie désolation. Martin chérie, vous en doutez-vous ? », page 254
« Autrefois, il s’imaginait naïvement que tout ce qui n’appartenait pas à la classe ouvrière, tous les gens bien mis avaient une intelligence supérieure et le goût de la beauté ; la culture et l’élégance lui semblaient devoir marcher forcément de pair et il avait commis l’erreur insigne de confondre éducation et intelligence. », page 286
« J’espère bien que pas une revue ne vous publiera jamais. Il ne faut être esclave que de la beauté. Servez-la et envoyez au diable la foule imbécile. Ce n’est pas dans le succès d’une œuvre qu’on trouve sa joie, mais dans le fait de l’écrire. Je le sais. Et vous le savez aussi. La beauté vous hante. Elle est en vous comme une douleur qui ronge, comme une plaie qui ne veut pas guérir, comme une lame de flamme. Et vous voulez la monnayer ? D’ailleurs, vous ne le pouvez pas, de toute façon ! », page 320
« puisque lutter c’est vivre et que vivre c’est souffrir », page 379
« La vie n’est, je crois, qu’une gaffe et une honte. », page 396
« L’amour est-il donc chose si matérielle qu’on doive le nourrir de réclames et de popularité ? », page 427
« Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir. », page 447.
………………………………
Liens
- Et tout d’abord, » le site français sur Jack London « , incontournable, exhaustif, et très bien fait, ici.
- Un bel article du Nouvel Observateur, signé F.F. (François Forestier), intitulé : » Jack London, le chercheur d’or « , ici.
- Une interview, par François Forestier du Nouvel Observateur, de N. Mauberret, directeur de l’Association des amis de Jack London, et maître d’œuvre d’une nouvelle traduction de tout Jack London, pour les éditions Phébus, ici.
Je suis fan de J. London. une gueule une plume un destin
J’aimeJ’aime