« Le père Turban épouse la mère Tume » Béatrix BECK, Entre le marteau et l’écume & Autres poèmes, page 74
Je n’avais jamais rien lu d’elle. Je ne la connais que de nom. J’avais vu autrefois, à la télévision, comme beaucoup d’entre vous je suppose, le film Léon Morin prêtre, tiré de son roman éponyme, prix Goncourt 1952.
Quoique le film m’ait plu, je n’avais pas été tenté de lire le roman de Béatrix Beck ; par manque de curiosité.
J’ignore comment vous choisissez vos livres. Pour ma part, je flâne plusieurs fois par semaine ‒ à vrai dire, presque tous les jours ‒, partout où il y a des livres, donc dans les librairies, les bibliothèques, les lieux d’exposition, musées ou autres, les marchés…
Pour orienter mes choix, je ne me fie guère à la Critique, mais je la lis, dans les journaux, sur le web ; j’y suis attentif, je la lis toujours avec grand intérêt, rarement avec plaisir (Voir ici : La Critique « littéraire » ? Lisons les grands !). Je pratique aussi ce que les éditeurs appelle « la lecture du pouce » (Voir ici), avant de me décider.
Bref, cet après-midi-là, je flâne à la librairie de la Halle Saint-Pierre, située au pied de la butte Montmartre (c’est ici). Dans cette librairie, aux allures de petite cathédrale, on trouve beaucoup de beaux livres consacrés à l’Art brut ‒ Dubuffet, Chaissac, mais pas que ‒, et d’une manière générale, à toutes les formes d’art un peu marginales, dont la production échappe, faute de rentabilité immédiate, aux circuits marchands habituels. Il y a, en effet, comme vous savez, un marché rengaine de la littérature, morne et rentable, et un autre, souterrain, moins rémunérateur, plus intéressant !
Je tombe sur ce volume, Entre le marteau et l’écume & Autres poèmes, publié aux éditions du Chemin de fer (leur site web, ici) qui rassemble l’œuvre poétique complète de Béatrix Beck.
Je n’ai rien lu d’elle. Je la connais de nom… et je découvre un grand poète.
L’écriture poétique de Béatrix Beck : la syntaxe en est simple ; elle obéit la plupart du temps au modèle courant : sujet, verbe, complément.
En revanche, son vocabulaire est d’une grande diversité, et d’une grande invention. C’est une poésie du jeu, perpétuel, avec les mots. Les mots de Béatrix Beck font sans cesse le pitre ; et s’ils le font, c’est pour mieux chanter, rapper serait plus exact !
ex : « Fou roux fout loup doux dans le trou saoul l’écrou mou
Le fort mort le fort mol le fort intérieur rieur » (Entre le marteau et l’écume, deux premiers vers du poème Etablissement psychiatrique, page 83).
Cette écriture est radicale. Provocatrice, elle envoie promener (pourrait-on dire) son lecteur ! (« Occis dent ! Occis pute ! Tu meurs partout », ibid., page 83).
Dans cette poésie, Dieu est sans cesse convoqué ‒ Il n’y a pratiquement pas un seul poème, dans lequel Dieu, ou ses avatars, Christ, Vierge Marie, etc., est omis ou oublié ‒ ; mais ce Dieu omniprésent brille surtout par son absence…
Quelques exemples, tous tirés du très beau poème Arctique de la mort, page 64 (dont nous reproduisons également, ci-dessous, en fin d’article, les premiers vers) : « Tu entends le cri le Christ le cri qui tue le criss ? » ; « Invoquez la maldonne » ; « tournez la farce vers Dieu » ; « Eurêkaristie ! La mort sûre de Dieu m’ouvre l’œil » ; « Dieu est chaos et suis k.-o. ».
Mais la poésie de Béatrix Beck est avant tout drôle, tendre, joyeuse. Que l’on soit athée ‒ de bonne foi ‒, ou religieux ‒ sans crispation ‒, chacun y trouve son compte, son content.
L’auteur construit, en effet, son vers libre d’une manière bien à elle. Particularité la plus frappante : chaque sonorité, et tous les mots qui vont avec, redondante, est explorée jusqu’à son épuisement. Les résultats sont savoureux et déconcertants !
Les exemples abondent, en voici quelques-uns :
« Par les rues les rudes les ruses je vais à l’école l’écholalie » (Le boa baobab, page 67).
« J’ai joué aux dés aux déserts aux délits aux délires
La mort la morale ne passe pas » (Arctique de la mort, préc., page 65).
« Les mères les mégères les ménagères les ménades », correspondant au titre d’un poème, page 70.
Quelques mots encore, à propos de cet auteur « majeur mais discret » comme il est écrit ici.
Béatrix Beck nous a quittés en 2008, à l’âge de 94 ans. Elle était née à Verviers, en Suisse.
En 1966, elle est professeur invitée à Berkeley, en Californie, puis, à partir de 1968 à l’Université Laval du Québec.
En son temps, Raymond Queneau (elle les lui avait envoyés) transmit certains de ses poèmes à André Blavier ; ce dernier les publia, en 1975, dans le numéro 135 de la revue Temps Mêlés, qui portait le titre Mots couverts…
En effet, Raymond Queneau se garda bien de révéler son jugement sur ces poèmes, lui qui fut, cependant, l’un des jurés Goncourt à voter pour Léon Morin prêtre, en 1952.
Tout ce que je vous raconte là se trouve dans le recueil, aux pages 152 et suivantes, accompagné des lettres qui matérialisent les échanges entre les intéressés.
À noter que Béatrix Beck obtint le prix du Livre Inter pour son roman La Décharge, Editions du Sagittaire, en 1979.
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Extrait de :
Articque de la mort
Matou me déchire je crache le cent
Les rats morts m’étouffent
Les anges les engelures me tourmentent
Je rends l’âme Pillez pour moi
Misère et corde la pendue sonne 13 mauvais coups
Tu entends le cri le Christ le cri qui tue le criss ?
Mes pets mes péchés m’embêtent
J’ai froid en Dieu j’effroi
Va chercher le traître
« Invoquez la maldonne »
Ma sueur laissez-moi
Suis pur suis purulent
Mon nom est Renié
Ma mère m’appelait mon miné
J’étais son chat son châtié son châtré
Le récif de ma vie ferait peur
J’ai perdu ma genèse
« Tournez la farce vers Dieu »
…/…
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