« Quant aux femmes de ces histoires, pourquoi ne seraient-elles pas les DIABOLIQUES ? N’ont-elles pas assez de diabolisme en leur personne pour mériter ce doux nom ? Diaboliques ! il n’y en a pas une seule ici qui ne le soit à quelque degré. Il n’y en a pas une seule à qui on puisse dire sérieusement le mot de « Mon Ange ! » sans exagérer. Comme le Diable, qui était un ange aussi, mais qui a culbuté, – si elles sont des anges, c’est comme lui, – la tête en bas, le… reste en haut ! »
Le petit Jules ? sa mère le trouve laid ; fils malingre comme, dit-elle, « un chêne poussé dans un pot de confitures » ! (Le Livre de poche, Biographie, page 435). Il fut un adolescent sensuel, un dandy, doublé d’un panier percé, un misogyne aimant les femmes, et surtout, un critique littéraire violent. Gustave Flaubert et Victor Hugo lui resteront hostiles.
Et pour cause, il a descendu Les Misérables ; quant à son article sur Madame Bovary, il est tout sauf élogieux. « C’est un livre, en effet, sans tendresse, sans idéalité, sans poésie, et nous oserions presque dire sans âme… (…) … nous ne connaissons pas de composition littéraire d’un talent plus vrai et qui soit en même temps plus dénuée d’enthousiasme, plus vide de cœur, d’un sang-froid plus cruel. » (Voir ici l’article que Barbey d’Aurevilly consacre à Madame Bovary, reproduit dans son intégralité).
En 1874, Jules Barbey d’Aurevilly achève Les Diaboliques. Le recueil est mis en vente en novembre 1874, et, dans un premier temps, plutôt bien accueilli par la critique. Toutefois, Le Charivari (journal satirique illustré qui paraîtra jusqu’en 1937) publie en décembre un « article d’une rare virulence », la police va saisir les exemplaires encore disponibles. Le duc d’Aumale plaide la cause de l’auteur au tribunal, un non-lieu sera prononcé (Livre de poche, Biographie, page 440).
Les Diaboliques, ce sont 6 récits, six histoires, comme les qualifie l’auteur lui-même. Toutes mettent en scène des femmes, des héroïnes, des… diaboliques !
Les 4 premières soutiennent à merveille le titre de l’ouvrage : diaboliques, elles le sont ; elles m’ont bien plu. La cinquième m’ayant passablement ennuyé, j’hésitai à lire la sixième, au titre pourtant évocateur : La vengeance d’une femme… J’ai fini par le faire ; or, c’est peut-être la plus diabolique de toutes !
Nous sommes en 1968, il y a 54 ans, Les Diaboliques paraissent en Livre de poche. Dans sa Préface, Julien Gracq affirme : « Soixante-dix ans après sa mort, Barbey d’Aurevilly continue à partager entre un oui et un non sans nuances le public même qui peut passer pour le plus averti ».
Jules Barbey d’Aurevilly, en effet, a ses ennemis « qui n’ont d’yeux que pour l’excès, l’enflure, la phrase, coruscantée et cambrée sur son busc, ‒ la faconde d’un Balzac de table d’hôte, la bride complaisamment lâchée à cet hénaurme qui était la pente secrète de son compatriote Flaubert (ils sont normands l’un et l’autre) », écrit encore Julien Gracq.
Il y a peu, dans un article consacré aux Célibataires (Voir ici), j’avançais l’idée d’une lignée d’auteurs, dont les œuvres témoignent d’une racine commune que je qualifiais du mot : « insolence ». Au sein de cette lignée, où je compte Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Villiers de l’Isle-Adam, Henry de Montherlant, Roger Nimier, Louis-Ferdinand Céline, et… Michel Houellebecq, — il convient certainement d’ajouter Jules Barbey d’Aurevilly !
Soixante-dix à quoi j’ajoute 54, cela nous fait 124. Cent vingt quatre ans plus tard, Barbey d’Aurevilly dérangerait-il encore ? c’est au lecteur d’en juger. Aussi « Laissons maintenant la parole au texte, qui n’est pas peu » (Julien Gracq, Préface).
Florilège
« … du postillon, image de la vie qui fait toujours trop claquer son fouet au départ ! », Le Rideau cramoisi, page 14
« … on vit plus dans la vie qu’on a pas que dans la vie qu’on a », ibid., page 42
« Le meilleur régal du diable, c’est une innocence », La plus bel amour de Don Juan, page 93
« le plus fort de tous nos amours n’est ni le premier, ni le dernier, comme beaucoup le croient ; c’est le second. Mais en fait d’amour, tout est vrai et tout est faux », ibid., page 108
« Lorsque Joseph était esclave chez Mme Putiphar, il était si beau, dit le Koran, que, de rêverie, les femmes qu’il servait à table se coupaient les doigts avec leurs couteaux, en le regardant. Mais nous ne sommes plus au temps de Joseph, et les préoccupations qu’on a au dessert sont moins fortes », ibid., page 127
« le profil, c’est l’écueil de la beauté ou son attestation la plus éclatante », Le Bonheur dans le crime, page 137
« l’oubli, c’est comme une chair de choses vivantes qui se reforme par-dessus les événements et qui empêche d’en voir rien, d’en soupçonner rien au bout d’un certain temps, même la place », ibid., page 143
« Ah ! il ne faut pas regarder aux origines, pas plus pour les femmes que pour les nations ; il ne faut regarder au berceau de personne », ibid., page 147
« tous les berceaux sont des cloaques dont on est obligé de changer le linge plusieurs fois par jour ; et cela n’est jamais poétique, pour ceux qui croient à la poésie, que lorsqu’un enfant n’y est plus », ibid., page 147
« Quand un homme déjà sur l’âge a un enfant, il l’aime mieux que s’il était jeune, car la vanité, qui double tout, double aussi le sentiment paternel », ibid., page 149
« Les hommes sont tous les mêmes. L’étrangeté leur déplaît, d’homme à homme, et les blesse ; mais si l’étrangeté porte des jupes, ils en raffolent. », ibid., page 156
« C’était une de ces femmes de vieille race, épuisée, élégante, distinguée, hautaine, et qui, du fond de leur pâleur et de leur maigreur, semblent dire : « Je suis vaincue du temps, comme ma race ; je me meurs. Mais je vous méprise ! » et le diable m’emporte, tout plébéien que je suis, je ne puis m’empêcher de trouver cela beau », ibid., page163
« … elles font bien ce qu’elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela… », ibid., page 165
« Ah ! les plaisirs de l’observateur ! ces plaisirs impersonnels et solitaires de l’observateur, que j’ai toujours mis au-dessus de tous les autres », ibid., page 166
« cette fierté des êtres très fiers, que trop de curiosité offense, et qui se cachent d’autant plus qu’ils se sentent la cible de plus de regards », ibid., page 168
« Et, la fière Hauteclaire se suspendant presque en même temps au cou de Serlon, ils formèrent, à eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canova qui est dans toutes les mémoires, et ils restèrent ainsi sculptés bouche à bouche le temps, ma foi, de boire sans s’interrompre et sans reprendre, au moins une bouteille de baisers ! Cela dura bien soixante pulsations comptées à ce pouls qui allait plus vite à présent, et que ce spectacle fit aller plus vite encore… », ibid., page 184
« le diable apprend aux femmes ce qu’elles sont, ou plutôt elles l’apprendraient au diable, s’il pouvait l’ignorer… », ibid., page 186
« J’avais déjà remarqué que les êtres heureux sont graves. Ils portent en eux attentivement leur cœur, comme un verre plein, que le moindre mouvement peut faire déborder ou briser… », ibid., page 200
« On ne peint pas plus le bonheur, cette infusion d’une vie supérieure dans la vie, qu’on ne saurait peindre la circulation du sang dans les veines », ibid., page 206
« Les enfants, ajouta-t-elle avec une espèce de mépris, sont bons pour les femmes malheureuses ! », ibid., page 208
« Le respect des peuples ressemble un peu à cette sainte Ampoule, dont on s’est moqué avec une bêtise de tant d’esprit. Lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore. Le fils du bimbelotier déclame contre l’inégalité des rangs ; mais, seul, il n’ira point traverser la place publique de sa ville natale, où tout le monde se connaît et où l’on vit depuis l’enfance, pour insulter de gaieté de cœur le fils d’un Clamorgan-Taillefer, par exemple, qui passe donnant le bras à sa sœur. Il aurait la ville contre lui. Comme toutes les choses haïes ou enviées, la naissance exerce physiquement sur ceux qui la détestent une action qui est peut-être la meilleure preuve de son droit. Dans les temps de révolution, on réagit contre elle, ce qui est la subir encore ; mais dans les temps calmes, on la subit tout au long »,
Le Dessous de cartes d’une partie de whist, page 222
« Toute supériorité quelconque est une séduction irrésistible, qui procède par rapt et vous emporte dans son orbite. Mais ce n’est pas tout. Elle vous féconde en vous emportant. », ibid., page 232
« Elle se fût nommée Constance, disait Mlle Ernestine de Beaumont, qui ramassait des épigrammes jusque dans Gibbon, qu’on eût pu l’appeler Constance Chlore », ibid., page 235 (1)
« Le meilleur moyen, le seul peut-être de gouverner les hommes, c’est de les tenir par leurs passions », ibid., page 248
« Sa politesse était pour lui froide, impersonnelle. C’était une conséquence de ces bonnes manières qu’on doit avoir avec tous, non pour eux, mais pour soi », ibid., page 249
« Je suis convaincu que pour certaines âmes il y a le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe ; dans la pensée qu’on se sait seul soi-même, et qu’on joue à la société une comédie dont elle est la dupe, et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris », ibid., page 253
« Les natures au cœur sur la main ne se font pas l’idée des jouissances solitaires de l’hypocrisie, de ceux qui vivent et peuvent respirer, la tête lacée dans un masque. Mais quand on y pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement la profondeur enflammée de l’enfer ? Or, l’enfer, c’est le ciel en creux. Le mot diabolique ou divin, appliqué à l’intensité des jouissances, exprime la même chose, c’est-à-dire des sensations qui vont jusqu’au surnaturel », ibid., page 254
« La vulgarité préserve des influences supérieures, comme un sac de laine préserve des coups de canon », ibid., page 259
« Un moraliste ingénieux, préoccupé du non-sens de nos destinées, a, pour l’expliquer, prétendu que les hommes ressemblent à des portraits dont les uns ont la tête ou la poitrine coupée par leurs cadres, sans proportion avec leur grandeur naturelle, et dont les autres disparaissent, rapetissés et réduits à l’état de nains par l’absurde immensité du leur. », À un dîner d’athées, page 294
« n’importe à quel moment on touchât à de certaines cordes, immortellement tendues en lui, il s’en échappait des résonances à renverser celui qui aurait eu l’imprudence de les effleurer. », ibid., page 299
« Il imposait, comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à la vie ; car qui ne demande rien à la vie est plus haut qu’elle, et c’est elle alors qui fait des bassesses avec vous. », ibid., page 302
« L’athéisme du XVIII ème siècle avait des prétentions à la vérité et à la pensée. Il était raisonneur, sophiste, déclamatoire, surtout impertinent. Mais il n’avait pas les insolences des soudards de l’Empire et des régicides apostats de 93. Nous qui sommes venus après ces gens-là, nous avons aussi notre athéisme, absolu, concentré, savant, glacé, haïsseur, implacable ! ayant pour tout ce qui est religieux la haine de l’insecte pour la poutre qu’il perce », ibid., page 309
« la vie est plus forte, quand ce ne sont pas les facultés qui baissent, mais les malheurs qui ont grandi », ibid., page 310
« Les marbres sont nus, et la nudité est chaste. C’est même la bravoure de la chasteté. Mais cette fille, scélératement impudique, qui se serait allumée elle-même, comme une des torches vivantes des jardins de Néron, pour mieux incendier les sens des hommes, et à qui son métier avait sans doute appris les plus basses rubriques de la corruption, avait combiné la transparence insidieuse des voiles et l’osé de la chair, avec le genre et le mauvais goût d’un libertinage atroce, car, qui ne le sait ? en libertinage, le mauvais goût est une puissance… »,
La vengeance d’une femme, page 393
« Mais, vraiment, c’était quelque chose de si fauve et de si acharné, qu’on aurait dit qu’elle voulait laisser sa vie ou prendre celle d’un autre dans chacune de ses caresses. »,
La vengeance d’une femme, page 394
« Eh bien, aucune d’elles n’aurait mieux justifié ce nom de panthère… Elle en eut, ce soir-là, la souplesse, les enroulements, les bonds, les égratignements, les morsures. »,
La vengeance d’une femme, page 395
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(1) Constance Chlore, c’est aussi le pseudonyme sous lequel se cache l’auteure du beau récit poétique Atomium, publié à l’Atelier de l’agneau, dont j’ai rendu compte récemment, sur ce blog (Voir ici : http://joelbecam.blog.lemonde.fr/2014/03/27/constance-chlore-atomium-recit-69-pages-atelier-de-lagneau-2013/)
Cher Joël Becam,
Le hasard veut que je sois passée tout récemment dans la ville de naissance de Barbey d’Aurevilly, Saint-Sauveur le Vicomte, dans la Manche. Par une journée venteuse et ensoleillée. Un château médiéval domine de toute sa hauteur l’enclos où se trouve la tombe de pierre de l’écrivain. — Votre beau texte vient prolonger les échos et les résonances de ce passage sur les terres des « Diaboliques ».
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