Chaque roman composant le « roman » est à la fois une pièce du puzzle, et un puzzle en soi. Chaque pièce du puzzle, chaque puzzle est une énigme. Quelques indices donnent l’illusion de pouvoir résoudre toute l’énigme, c’est-à-dire chaque énigme. Le secret supposé serait qu’il n’y a pas de secret avéré ; qu’il n’y a pas d’énigme à élucider, de mode d’emploi à chercher, ni donc à trouver ? Il y aurait alors la vie tout entière en morceaux, à tire d’aile, comme, pourrait-on dire pour faire joli dans le tableau, de la poussière d’étoile…
Florilège
« Il a sur les genoux un petit opuscule à couverture rouge intitulé Le Code des Impôts », page 64
« Qui veut faire l’âne fait la bête », page 68
« ce matérialisme grossier avec lequel devra compter de plus en plus celui qui prétend se mêler des affaires de l’humanité », page 79
« Il essayait de ressusciter ces détails imperceptibles qui tout au long de ces cinquante-cinq ans avaient tissé la vie de cette maison et que les années avaient effacés un à un », page 90
« Les escaliers pour lui, c’était, à chaque étage, un souvenir, une émotion, quelque chose de suranné et d’impalpable, quelque chose qui palpitait quelque part, à la flamme vacillante de sa mémoire : un geste, un parfum, un bruit, un miroitement, une jeune femme qui chantait des airs d’opéra en s’accompagnant au piano, un cliquettement malhabile de machine à écrire, une odeur tenace de crésyl, une clameur, un cri, un brouhaha, un froufroutement de soies et de fourrures, un miaulement plaintif derrière une porte, des coups frappés contre des cloisons, des tangos ressassés sur des phonographes chuintants ou, au sixième droite, le ronflement obstiné de la scie sauteuse de Gaspard Winckler auquel trois étages plus bas, au troisième gauche, ne continuait à répondre qu’un insupportable silence », page 91
« avec un mélange adéquat de crédulité, de doute et d’enthousiasme, et trouvant à ce jeu un dérivatif à sa mélancolie plus efficace encore que s’il s’était agi d’un vrai trésor », page 130
« Imaginons un homme dont la fortune n’aurait d’égale que l’indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d’épuiser, non la totalité du monde ‒ projet que son seul énoncé suffit à ruiner ‒ mais un fragment constitué de celui-ci : face à l’inextricable incohérence du monde, il s’agira alors d’accomplir jusqu’au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible.
Bartlebooth, en d’autres termes, décida un jour que sa vie toute entière serait organisée autour d’un projet unique dont la nécessité arbitraire n’aurait d’autre fin qu’elle-même.
Cette idée lui vint alors qu’il avait vingt ans. Ce fut d’abord une idée vague, une question qui se posait ‒ que faire ? ‒, une réponse qui s’esquissait : rien. L’argent, le pouvoir, l’art, les femmes, n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu. Tout au plus les cravates et les chevaux ou, si l’on préfère, imprécise mais palpitante sous ces illustrations futiles (encore que des milliers de personnes ordonnent efficacement leur vie autour de leurs cravates et un nombre bien plus grand encore autour de leurs chevaux du dimanche), une certaine idée de la perfection. », page 157
« comme un de ces tableaux de Magritte où l’on ne sait pas très bien si c’est la pierre qui est devenue vivante ou si c’est la vie qui s’est momifiée », page 159
« Mais Laetizia, si elle avait été capable, pendant toutes ces années, de dissimuler la vérité, n’était pas capable de la déguiser », page 161
« Un samedi après-midi, alors qu’il se promenait en ville avec cet ennui tenace qui n’appartient qu’aux militaires du contingent », page 165
« L’idée-même de cet immeuble éventré montrant à nu les fissures de son passé, l’écroulement de son présent, cet entassement sans suite d’histoires grandioses ou dérisoires, frivoles ou pitoyables, lui faisait l’effet d’un mausolée grotesque dressé à la mémoire de comparses pétrifiés dans des postures ultimes tout aussi insignifiantes dans leur solennité ou dans leur banalité, comme s’il avait voulu à la fois prévenir et retarder ces morts lentes ou vives qui, d’étage en étage, semblaient vouloir envahir la maison tout entière », page 168
« Son fils voulait devenir curé. Des années plus tard, après la guerre, Valène l’avait rencontré rue des Pyramides en train d’essayer de vendre à des touristes qui s’apprêtaient à visiter Paris à bord d’autocars à deux étages, des petits romans porno et il lui avait raconté une interminable histoire de trafic d’or avec l’U.R.S.S. », page 169
« un pot de moutarde forte qui a coulé sur le disque d’or d’Yvette Horner », page 176
« Il y a quelques mois, un matin, elle a oublié de mettre son dentier qu’elle fait tremper chaque nuit dans un verre d’eau ; elle ne l’a plus jamais remis depuis ; le dentier est dans son verre d’eau, sur la table de nuit, couvert d’une espèce de mousse aquatique d’où émergent parfois de minuscules fleurs jaunes », page 274
« Plusieurs fois, il rêva de s’enfuir avec elle, ou loin d’elle, mais ils restèrent comme ils étaient, proches et lointains, dans la tendresse et le désespoir d’une amitié infranchissable », page 313
« Elle mit deux ans à mesurer la distance qu’il y avait entre les rêves qu’ils avaient entretenus pendant dix ans, et cette réalité mesquine qui serait désormais sa vie », page 339
« Olivier Gratiolet a entrepris un inventaire exhaustif de toutes les imperfections et insuffisances dont souffre l’organisme humain : la position verticale, par exemple, n’assure à l’homme qu’un équilibre instable : on tient debout uniquement à cause de la tension des muscles, ce qui est une source continuelle de fatigue et de malaise pour la colonne vertébrale laquelle, bien qu’effectivement seize fois plus forte que si elle était droite, ne permet pas à l’homme de porter sur son dos une charge conséquente : les pieds devraient être plus larges, plus étalés, plus spécifiquement adaptés à la locomotion, alors qu’ils ne sont que des mains atrophiées ayant perdu leur pouvoir de préhension ; les jambes ne sont pas assez solides pour supporter le corps dont le poids les fait ployer, et de plus elles fatiguent le cœur, qui est obligé de faire remonter le sang de près d’un mètre, d’où les pieds enflés, les varices, etc. ; les articulations de la hanche sont fragiles, et constamment sujettes à des arthroses ou à des fractures graves (col du fémur) ; les bras sont atrophiés et trop minces ; les mains sont fragiles, surtout le petit doigt qui ne sert à rien, le ventre n’est absolument pas protégé, pas plus que les parties génitales ; le cou est figé et limite la rotation de la tête, les dents ne permettent pas de prise latérale, l’odorat est presque nul, la vision nocturne plus que médiocre, l’audition très insuffisante ; la peau sans poils ni fourrure n’offre aucune défense contre le froid, bref, de tous les animaux de la création, l’homme, que l’on considère généralement comme le plus évolué de tous, est de tous l’être le plus démuni », page 348
« Comme il le disait lui-même, il était « tueur de mots » : il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse », page 361
« Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à peu son projet prit corps et il décida de rédiger un grand dictionnaire des mots oubliés, non pour perpétuer le souvenir des Akkas, peuple nègre nain de l’Afrique centrale, ou de Jean Gigoux, peintre d’histoire, ou d’Henri Romagnesi, compositeur de romances, 1781-1851, ni pour éterniser le scolécobrote, coléoptère tétramère de la famille des longicornes, tribu des cérambycins, mais pour sauver des mots simples qui continuaient encore à lui parler », page 363
« La solution était évidente, aussi évidente que le problème avait semblé insoluble tant qu’il ne l’avait pas résolu », page 415
« Gaspard Winckler avait évidemment envisagé la fabrication de ces cinq cents puzzles comme un tout, comme un gigantesque puzzle de cinq cents pièces dont chaque pièce aurait été un puzzle de sept cent cinquante pièces, et il était clair que chacun de ces puzzles exigeait pour être résolu une attaque, un esprit, une méthode, un système différents », page 418
« Bartlebooth retrouvait dans ce sentiment d’impasse l’essence même de sa passion : une sorte de torpeur, de ressassement, d’abrutissement opaque à la recherche de quelque chose d’informe dont il n’arrivait qu’à marmonner les contours », page 418
« D’ordinaire, d’ivresses en abattements, d’exaltations en désespoirs, d’attentes fiévreuses en éphémères certitudes, le puzzle se complétait dans les délais prévus, s’acheminant vers cette inéluctable fin ou tous les problèmes ayant été résolus, il ne restait qu’une aquarelle honnête, d’une facture toujours un peu scolaire, représentant un port de mer. A mesure qu’il l’avait assouvi, dans la frustration ou l’enthousiasme, son désir s’était éteint, ne lui laissant d’autre issue que d’ouvrir une nouvelle boîte noire », page 421
« Il était de ces gens qui croient qu’il leur suffira d’être ambitieux pour être intelligents », page 453
« Le deuxième tableau représente un bouquet de clématites des haies, également connues sous le nom d’herbes-aux-gueux car les mendiants s’en servaient pour se faire sur la peau des ulcères superficiels », page 457
« S’il en était ainsi, il n’avait aucune chance de survie. Cette certitude le rasséréna presque : elle ne faisait plus dépendre son salut de son courage, de son intelligence ou de sa force, mais du seul destin », page 467
« Si l’on peut parler d’un échec global, ce n’est pas à cause de ces petits décalages, mais parce que, réellement, concrètement, Bartlebooth ne parvint pas à mener à terme sa tentative en respectant les règles qu’il s’était donné : il voulait que le projet tout entier se referme sur lui-même sans laisser de traces, comme une mer d’huile qui se referme sur un homme qui se noie, il voulait que rien, absolument rien n’en subsiste, qu’il n’en sorte rien que le vide, la blancheur immaculée du rien, la perfection gratuite de l’inutile, mais s’il peignit cinq cents marines en vingt ans, et si toutes ces marines furent découpées par Gaspard Winckler en puzzles de sept cent cinquante pièces chacun, tous ces puzzles ne furent pas reconstitués, et tous les puzzles reconstitués ne furent pas détruits à l’endroit même où, à peu près vingt ans plus tôt, les aquarelles avaient été peintes », page 482
« Autant de questions que, journaux satiriques en tête, la grande presse posa avec son sens habituel des scandales et des affaires à sensation », page 491
« Il y a quelques années, se promenant dans Paris, Mademoiselle Crespi reconnut son ancienne maîtresse ; assise sur un banc, rue de la Folie-Régnault, c’était une clocharde édentée, vêtue d’une robe de chambre caca d’oie, poussant une voiture d’enfant pleine de hardes diverses, et répondant au sobriquet de la Baronne », page 495
« Ils vécurent ainsi pendant plus de vingt-cinq ans encore, entretenant avec un soin minutieux leur mansarde, cirant leur carrelage en losange, arrosant presque au compte-gouttes leur myrte dans son vase de cuivre rouge. Ils atteignirent l’âge de quatre-vingt-treize ans, elle de plus en plus ratatinée, lui de plus en plus long et sec. Puis un jour de novembre 1949, il tomba en se levant de table et mourut dans l’heure qui suivit. Elle-même ne lui survécut que quelques semaines », page 497
« Mademoiselle Crespi est née dans un village au-dessus d’Ajaccio. Elle a quitté la Corse à l’âge de douze ans et n’y est jamais retournée. Parfois elle ferme les yeux et elle revoit le paysage qu’il y avait devant la fenêtre de la pièce où tout le monde se tenait : le mur fleuri de bougainvilliers, la pente où poussaient des touffes d’euphorbe, la haie de figuiers de Barbarie, l’espalier de câpriers ; mais elle ne parvient pas à se souvenir d’autre chose », page 498
« Le soir même Hélène montait à bord d’une goélette qui allait à Cuba d’où un navire régulier lui fit regagner la France. Jusqu’à sa mort, elle attendit le jour où la police viendrait l’arrêter, mais jamais la Justice américaine n’osa imaginer que cette petite femme frêle avait pu tuer de sang-froid trois voyous pour lesquels elle trouva sans peine des assassins bien plus plausibles », page 506
« etc., etc., etc., et etc. », page 520
« Beyssandre était un homme sincère, aimant la peinture et les peintres, attentif, scrupuleux et ouvert, et heureux lorsqu’au terme de plusieurs heures passées dans un atelier ou une galerie, il parvenait à se laisser silencieusement envahir par la présence inaltérable d’un tableau, son existence ténue et sereine, son évidence compacte s’imposant petit à petit, devenant chose presque vivante, chose pleine, chose là, simple et complexe, signes d’une histoire, d’un travail, d’un savoir, enfin tracés au delà de leur cheminement difficile, tortueux et peut-être même torturé », page 525
« Et soudain, il se retourna d’un seul mouvement du corps vers moi et il me lança d’une voix presque tonitruante : la vie, jeune homme, est une femme étendue, avec des seins rapprochés et gonflés, avec un grand ventre lisse et mou entre les hanches saillantes, avec des bras minces, des cuisses rebondies et des yeux mi-clos, qui dans sa provocation magnifique et moqueuse exige notre ferveur la plus haute », page 544
« Puis il étala sur le parquet un grand rouleau de toile vierge, la fixa avec une vingtaine de clous hâtivement plantés et invita l’assemblée à la piétiner de concert. Le résultat, dont les gris imprécis n’étaient pas sans rappeler les » diffuse grays » de la dernière période de Laurence Hapi, fut immédiatement baptisé L’Homme aux semelles devant. L’assistance, éblouie, décida que Vladislav serait le maître attitré des cérémonies et chacun se sépara avec la conviction d’avoir contribué à enfanter un chef-d’oeuvre », page 583
« La mode des happenings, qui commença à envahir Paris à la fin de ces années-là, ôta petit à petit à ces réunions mondaines l’essentiel de leur intérêt. Les journalistes et les photographes, qui les avaient assidûment fréquentées, en vinrent à les trouver un tantinet vieux jeu, et leur préférèrent des noubas plus sauvages au cours desquelles Untel s’amusait à croquer des ampoules électriques tandis que Machin démontait systématiquement les tuyauteries du chauffage central et que Chose s’ouvrait les veines pour écrire un poème avec son sang », page 585
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