Berlin (poème)

À Catherine R.

Berlin

Les voyages forment la jeunesse
Et désespèrent la vieillesse.
Je suis allé à Berlin,
L’immense qui fait neuf fois Paris.
Gare de l’Est, c’était gris.
Je l’attendais assis sur un banc.
Accrochée là-haut sous la verrière,
Dans le courant d’air frais, je regardais
Le chiffre bavard de l’horloge.
Elle arriva,
Souriante et ravie.
Le long du quai,
Le train de nuit dort comme un chat,
L’œil prêt à s’ouvrir.
Sous la caresse à l’heure du départ,
Par de petits trous noirs en forme de porte,
Il avale chaque homme
Désirait s’offrir à cette bouche.
Il râle dans le noir.
Il glisse dans la nuit,
À travers les banlieues aux barres endormies.
C’est bientôt la campagne,
Les villes désertes, les rues mal éclairées,
L’ombre partout à la volée,
Des poteaux, des grues, des câbles,
Briques, béton, acier.
Ronces, buissons, taillis,
Des champs à l’infini.
Il glisse dans la nuit.
Il râle dans le noir,
Berçant les ruines dans les wagons.
Un homme fume sa dernière cigarette interdite,
Sur la plate-forme dans le couloir.
En regardant la nuit par la vitre défilent
Le ciel, les étoiles.
Dans la petite mare limpide de tes yeux,
J’entends la roue du moulin
À eau, dont les pales battent la cadence sur mes rails.
Le train râle dans le noir.
Des yeux de chats, comme des pépites
Des phares jaunes, des silhouettes, des choses éblouies.
Des bois, des pâtures, des vals,
Des talus, la brise dans les arbres.
Certainement on est passés sans savoir
Au bord de lacs romantiques sous la lune.
Des rais d’argent, des bouquets d’or,
Dans le souffle léger des rideaux.
Un gars ronfle, comment dormir ?
Tu comptes les pylônes le long des voies,
Tu cueilles les moutons,
Les biches énamourées, à la lisière des bois.
J’ai connu autrefois un allemand
Jeune, blond, sauvage et beau,
Fort comme un turc probablement,
Qui coinçait la capsule de sa petite bouteille
De bière, dans l’orbite de son œil.
Pour la décapsuler

De vieilles pompes à eau bras tordus
Dorment aux carrefours.
Les trottoirs sont larges.
Entre quatre bouts de planches remplies de terre,
A la mode zen autour des arbres,
Comme des caisses à jouets,
On a planté des fleurs, et des bouts d’herbe folle.
Le gaz court au ciel dans les tuyaux
Bleus, mais c’est peut-être l’eau.
Sur les rives du lac,
J’ai trouvé la paix.
J’aurais pu naître ici, au bord du lac.
Kabu lano lac
Lano lac abulo.
Kabulanolac
Lanolacabulo.
J’aurais pu naître ici
Au bord du lac de Wansee,
Où j’ai trouvé la paix inquiète.
Qu’a bu l’âne, au lac ?
L’âne au lac, a bu l’eau…
Dans la ville, il y a des parcs
Grands comme une forêt.
Tu vois passer parfois une Trabant 601.
Gare ! les vélos sont rois !
Attention, recule, c’est ma piste !
Ah ! le geste auguste du cycliste…
Je bois une bière, tu manges une glace.
Tu ne veux pas de Curry wurst.
La nuit on n’ivoirien, les trottoirs sont éteints.
Le réverbère est rare au citadin.
Il y a des squats, des pans de mur graffités,
Des têtes de skins au coin des rues.
Je me souviens des blousons noirs de la jeunesse,
Et des chaînes de vélo.
On n’arrête pas les progrès de ma jeunesse
Se passe, à rêver, et le rêve
Passe, on fait la queue pour un Kebab.
Je suis allé danser
Dans un squat noyé parmi les fleurs.
Le métro est propre.
Tu ne dois pas faire attention à la marche.
Il n’y a pas de tourniquet à sauter.
Tout est ouvert, et contrôlé
Par des hommes, des femmes
Qui n’ont pas d’uniforme,
Qu’on ne voit pas venir…
Il y a des turcs, des asiatiques.
Beaucoup de juifs sont partis.
Ailleurs.
Ils ne reviendront plus.
Sur les trottoirs, en face de leurs maisons,
On a gravé leur nom
Sur des plaques en cuivre.
En lieu et place de leur vie, il y a un carré jaune sur un pavé gris,
Comme l’étoile jaune, c’est juste maladroit.
La mémoire ne s’arrange pas de l’horreur.
L’aérogare de Tempelhof est fermé, il fait la ronde à l’horizon
Dans l’herbe, entre les pistes désaffectées,
Il y a de petits jardins.
Quatre planches encore.
Rien n’y pousse, pas grand-chose.
C’est l’intention qui compte
Après la guerre.
Les vélos sur les pistes sans avions.
Les cerfs-volants dans le ciel.
Cœur léger, cœur jardin d’enfant
Après la guerre.
On essaie de se détendre, vivre un peu avec
Les turcs vivent dans la pièce d’à côté.
Quinze ministres allemands accompagnent les nazis allemands à Wannsee.
Le courage de l’avoir écrit,
Sur des panneaux d’information,
Montrés avec leurs photos.
Il n’y a plus d’avions, sur les pistes c’est une autre fête.
Il y a de la place ici pour une autre ville.
Dans cette ville, où tout fut emporté
Par une foule énorme.
Dans cette ville immense,
Sur Karl Marx Allée qui s’appelait comment
Alors.
Je vois la photo d’Yves Saint-Laurent en noir.
Il ouvre de grands yeux d’enfant étonné,
Sur la façade d’un immeuble, plus haut qu’une cathédrale,
Aux fenêtres innombrables.
Yves, qu’est-ce que tu fiches là ?
Immense ville immense.
Solitude, je marche près de toi.
Immense ville immense.
Lassitude, je marche près de toi.
Tu prends mon bras, tu ne dis rien.
Je guette la clameur sourde, souveraine
Je guette la mer des bras, qui se hérissent comme des piques.
La mer des mains tendues, qui se dressent comme des lames.
Je n’entends que la houle des voitures
Dans le silence du lac.
Les trottoirs sont larges comme des rues.
Les trottoirs sont pavés de bonnes intentions.
Il n’y a presque personne, je vois une femme noire, que fait-elle,
Toute seule parmi les fleurs ?
Tu peux manger une bonne pâtisserie.
Moscou n’a pas encore coupé le gaz.
Il paraît que dans le sous-sol
De l’aéroport désaffecté, la momie d’Hitler est enterrée.
Je dis une sottise, tu sais
Qu’il s’est enfui après la guerre, en Amérique
Du sud
Au soleil,
Et qu’il attend une heure creuse
Pour revenir nous voir.
On ne sait pas quand.
Ressuscité d’entre les morts.
On ne sait pas où.
Oh pas ici !
Plus jamais ici !
Faire que ce soit impossible.
Immense ville immense.
Solitude, je marche près de toi.
Immense ville.
Lassitude, je marche près de toi.
Une deux, une deux
Trois !
Les voyages forment la jeunesse,
Et désespèrent la vieillesse.
Je suis allé à Berlin, l’immense ville
Qui fait
Neuf fois Paris.

3 commentaires sur “Berlin (poème)

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  1. « Aucun enfant ne grandit dans des paysages
    figés : les ombres se dilatent au gré des changements
    du soleil et le soleil perd de son importance au gré
    de la dilatation des nuages … » – G.M Tavares – Un voyage en Inde

    Nuit
    Jour
    derrière les vitres
    déroulent
    s’enroulent
    Les ombres du voyage
    L’ombre des voyages

    Belles, tes images fragmentées
    Salut Joël !

    J’aime

  2. Un long poème pour exprimer un malaise dans les rues de Berlin trop grandes, trop sombres, trop de souvenirs du passé dans la tête du rêveur qui écume la ville immense en poète égaré.
    Je dirai une seule remarque qui me saute aux yeux, c’est trop long.
    Tu es loin des 100 mots à ne jamais dépasser si possible.
    J’ai adoré la première partie!
    Bise de MH

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