♦ Jean-Michel ESPITALLIER, Salle des machines, poésie,
Flammarion, janvier 2015, 226 pages.
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Il y a quelques semaines, en matière de littérature, dans les médias spécialisés, et même les autres, il n’était plus question que de Soumission « de » Michel Houellebecq, et donc, de soumission « à » Michel Houellebecq…
Le soufflé semble retombé, point n’est besoin de hurler avec les loups, ni même de bêler avec les moutons.
Parlons maintenant d’un beau, d’un bon livre.
Les éditions Flammarion, en effet, viennent de faire paraître courant janvier ‒ avec le soutien du Centre National du Livre (autrefois des Lettres), poésie rime d’abord avec pénurie ‒ Salles des machines, du poète Jean-Michel Espitallier.
Salles des machines « remet en perspective l’ensemble du parcours (poétique) de Jean-Michel Espitallier » ; c’est un « livre constitué de pièces détachées, exilées de différentes époques » ; et agrémenté de plusieurs inédits.
Mais c’est aussi « un livre neuf », « reconfiguré dans un seul et même mouvement ». L’auteur avait à cœur de proposer au lecteur quelque chose de plus revigorant qu’une simple juxtaposition, fût-ce de ses textes jugés les meilleurs ; je dis « meilleurs » faute de trouver, dans l’instant, meilleur mot.
Jean-Michel Espitallier s’en explique dans l’introduction :
« … l’intention de donner à lire à des publics nouveaux ces livres épuisés en y ajoutant des textes épars, afin de constituer un nouveau livre, inédit dans sa proposition, ses articulations, son économie. Inédit parce que reconfiguré dans un seul et même mouvement, construit d’un seul et même geste, travaillé dans l’enthousiasme que l’on éprouve à fabriquer n’importe quel livre, cet enthousiasme pouvant se résumer à la recherche de la note juste, du parfait intervalle, de la bonne frappe, du contrepoint au tissage idéal. » (Salle d’attente, page 7).
Jean-Michel Espitallier participe du renouveau de la poésie contemporaine ; à laquelle ‒ comme on le comprend ‒ il dit être venu tard : il lui aura fallu un certain temps pour jeter son bonnet par-dessus les moulins !
Car la poésie de Jean-Michel Espitallier est tout, sauf ce que l’on entend sous ce mot ; ordinairement.
Ayant commencé à écrire en vers libre, comme tout un chacun est-on tenté d’ajouter, Jean-Michel Espitallier se sera donc lancé ensuite, et cela dure maintenant depuis plusieurs lustres ‒ dans le cadre, justement, de ce renouveau de la poésie contemporaine ‒ dans les « vociférations idiosyncrasiques », et autres « calembours », que dénonçaient Michel Deguy (La poésie fait mal ? Sens public, 2007 ; Voir ici).
À propos du calembour ‒ dont Isaac Asimov, simple auteur de science-fiction il est vrai, affirmait pour sa part que le calembour serait la forme la plus noble de l’esprit ‒ il avance crûment :
« Si c’est pour envoyer la langue à la casse et remplacer l’illusion des pouvoirs spéciaux de la versification par celle des vociférations idiosyncrasiques ou ceux du calembour, ou ceux de la technique typographique du signifiant, on ne gagne pas au change. »
Michel Deguy dresse, dans cet article, un état du lieu poétique en ce début de vingt et unième siècle ; précis, argumenté, incisif sinon péremptoire. Le grand poète, le grand aîné, place donc ici chacun, et c’est légitime, devant ses responsabilités face à la langue.
Il n’empêche, l’écriture poétique de Jean-Michel Espitallier séduit. Sa technique, ses pratiques d’écriture, sont, certes, celles d’un franc-tireur, d’un trublion, d’un empêcheur de tourner en rond, ‒ d’un jusqu’au-boutiste. Osons les mots : celles d’un forcené fou furieux !
De la colère motrice : « c’est la colère qui met le poète en branle ; c’est L’Iliade qui commence par la colère. Appelons ça l’émotion. C’en est une ; non pas une sensation ; ni une humeur parmi d’autres, mais une disposition révélante », Michel Deguy encore, La poésie fait mal ? ibid.
L’une des raisons principales de cette séduction tient au fait que cette écriture est également orale ; portée à la performance, elle se lit et s’écoute tout aussi bien. Qui plus est, l’univers poétique de Jean-Michel Espitallier, d’une grande richesse, se donne généreusement, pour ce qu’il est, sans affectation ni faux semblant.
Ses pratiques d’écriture sont simples, mais remplies d’imagination ; toujours audacieuses, innovantes, risquées − le risque d’être disqualifié par ses pairs −, elles s’affirment en tant que telles, et non pas contre ; elles ne relèvent d’aucune idéologie ni d’aucune école.
Quelles sont-elles, ces pratiques ; quel est grosso modo cet univers ?
Eh bien, parmi toutes ces pratiques, vous trouverez, notamment : la liste, qu’on pourrait dire sans fin, tellement elle s’allonge ; la répétition obsessionnelle, jusqu’à plus soif, d’un mot, d’une forme verbale, d’une onomatopée, voire d’une simple syllabe, avec peu ou pas de variation, ou au contraire avec force variation ; le recours au lieu commun, détourné, comme revivifié ; l’emploi de mots réputés non poétiques, qui vont le devenir ; le recours à des langues vernaculaires, ou familières ; l’attention constante portée au rythme ; transition, absence de transition ; la gratuité apparente, bien calculée ; le goût de la vitesse ; de l’insolite, du rapprochement improbable ; le laconisme, le développement à l’extrême ; la variation, la déclinaison, l’usage du procédé jusqu’à son usure ; l’épuisement du sujet !
Quant à son univers, il se caractérise par un fort engagement personnel ; l’ancrage dans le présent, sinon dans l’actualité ; l’énergie verbale débordante ; l’absurde, l’ironie, la dérision ; la fantaisie, la farce, le grotesque ; la tendresse, l’impertinence ; revêtir un masque : fêlé, fou furieux (je l’ai déjà dit), drôle d’énergumène, sacré phénomène.
Il convient d’ajouter, par-dessus tout, ‒ l’art de tirer le fil de la langue jusqu’à son hypothétique point de rupture, sans jamais l’atteindre, s’arrêtant toujours avant…
Sans canard ni bavure.
Ecoutons-le encore nous parler du quatrième moment de son livre : « Ce quatrième moment surchauffe mon rapport au comique rire-jaune en poussant au-delà du raisonnable la dérision et l’absurde propres à notre condition d’êtres parlants désespérément mortels, mais aussi en continuant d’interroger le langage, ses prodiges, ses failles, ses pièges, ses potentialités », (Salle d’attente, page 10).
À l’autre question : « Comment écrire ? » (de la poésie), le recueil poétique de Jean-Michel Espitallier apporte donc, on le voit, de nombreuses, de facétieuses réponses. Le poète en herbe trouvera là, c’est selon, de quoi s’éduquer, s’égarer, ou se perdre ; le poète qui cherche depuis plus longtemps, de quoi s’interroger, s’il le veut bien, honnêtement, sur sa propre pratique.
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Un court Extrait :
« Histoire de la première fois
La première fois n’arrive qu’une seule fois : la première. Qui est toujours la dernière fois que c’est la première. La deuxième fois n’arrive qu’une seule fois : la première aussi. Qui est toujours la dernière fois que c’est la première fois que c’est la deuxième.
C’est la première fois que j’utilise un pot au lait dans un poème, que j’utilise un champ de derricks dans un poème, la première fois que je fais entrer une girafe dans un poème, que j’utilise un pneumothorax dans un poème, c’est la première fois que j’emprunte un fer à repasser pour un poème, la première fois que j’emploie le mot cabaret dans un poème, c’est la première fois que je parle d’électrothérapie dans un poème, c’est la première fois que j’écris : « le crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont tué » dans un poème, que j’utilise un réchaud à gaz dans un poème, c’est la première fois que j’utilise une ponceuse dans un poème, que j’écris : « au hasard Balthazar » dans un poème, où pour la première fois je ne conjugue pas le verbe réfrigérer dans un poème, … »
Jean-Michel ESPITALLIER, Salle des machines, Histoire de la première fois, pages 152 à 155.
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