De Valère NOVARINA à Enrique VILA-MATAS, en passant par la Mel…

♦  De Valère NOVARINA à Enrique VILA-MATAS, en passant par la Mel, à propos de Bartleby et compagnie, Christian Bourgois éditeur, 2002, traduit de l’espagnol par Eric Beaumatin, collection « Titres », titre 98
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Jeudi 5 mars
10 h 14, texto, moi : « Tu as embarqué le Vila-Matas ce matin ? ! ».

10 h 40, texto, elle : « Il t’attend sur l’étagère au-dessus du canapé ».

Chaque année depuis huit ans, La Maison des Ecrivains et de la Littérature ‒ les habitués disent « la Mel » ‒ organise, pendant 5 jours, autour d’un thème, des rencontres avec de nombreux écrivains, leurs lecteurs et la Critique de l’Université et de la presse. Cette année, le thème de ces rencontres était : « L’envers du décor ». Thème plutôt vague, certes, mais séduisant, sur lequel, vous le sentez comme moi, il y a beaucoup à dire ; ce doit être d’ailleurs la raison principale de son choix.

Ces rencontres de la Mel sont l’occasion de riches et passionnants échanges, sur le mode de la conversation à bâtons rompus.
C’est aussi l’occasion chaque fois de voir tous les auteurs que nous aimons, de passionnément à… pas du tout ! et surtout de les entendre nous parler de leur travail de création.
C’est enfin l’opportunité ‒ pour tout public, l’accès est libre et gratuit ‒ de découvrir mieux « l’envers du décor », justement.
Chaque année, le succès est au rendez-vous ; ces rencontres font salle comble.

L’occasion, l’attrait du lieu, et aussi quelque curiosité me poussant… je me retrouvai donc à la Maison de l’Amérique latine − les habitués disent la Mal −, mercredi 28 janvier dans la soirée, lors de la séance inaugurale.

Deux écrivains étaient à l’honneur ce soir-là : Valère Novarina et Enrique Vila-Matas.

Je connaissais déjà les livres de Valère Novarina ; j’étais allé aussi faire plusieurs petits tours sur son site web (C’est ici ; je vous recommande tout spécialement la rubrique « Atelier », où vous trouverez nombre de ses dessins et peintures ; c’est ébouriffant !). Surtout, j’avais vu jouer Le Repas, il y a longtemps, au Centre Georges Pompidou ; ce spectacle m’avait ébloui, le mot n’est pas trop fort, quand bien même le souvenir que j’en ai gardé reste imprécis.

De Vila-Matas, en revanche, je ne connaissais que le nom. Quant à sa réputation d’écrivain, sans trop savoir pourquoi, je l’imaginais flatteuse ; intuition fondée comme vous l’allez voir !

Dans une pièce un peu exiguë, plutôt un grand palier, juste avant d’entrer dans la grande salle du premier étage où avait lieu la rencontre, j’avisai une table de librairie, où tous les livres de Novarina et Vila-Matas étaient à disposition du public.
Un titre attira mon attention, parce qu’il contenait le nom de Bartleby, personnage étrange et cocasse d’une nouvelle d’Hermann Melville que j’avais lue il y a quelques mois, qui m’avait franchement emballé (Voir ici) :

Enrique Vila-Matas, Bartleby et compagnie, traduit de l’espagnol par Eric Beaumatin, Christian Bourgois éditeur, collection « Titres », titre 98.

Je lus la quatrième de couverture de Bartleby et compagnie ; je lus ensuite les trois premières pages : aucun doute, ‒ c’était prometteur !

Je vous résume le livre, empruntant à son auteur quelques passages des deux premières pages :

C’est l’histoire d’un bossu qui n’a jamais eu de chance avec les femmes. « Pour le reste, je suis heureux » pense-t-il… Il a publié, il y a plus de vingt-cinq ans, un roman sur l’impossibilité de l’amour ; depuis, il n’a plus rien écrit… Il est devenu, de ce fait, ce qu’il appelle « un Bartleby », c’est-à-dire un être animé d’une « profonde négation du monde », comme le Bartleby de la nouvelle de Melville, « écrivain » lui aussi, plus précisément commis aux écritures, chez un agent de change, à New York.

Curieux personnage, que ce Bartleby « qu’on n’a jamais vu lire ne serait-ce qu’un journal ; qui, de longs moments durant, reste debout à regarder vers l’extérieur à travers une pâle fenêtre située derrière un paravent, dans la direction d’un mur de brique de Wall Street ; qui ne boit jamais ni bière, ni thé ni café comme les autres ; qui n’est jamais allé nulle part, puisqu’il habite dans son bureau et y passe même les dimanches ; qui n’a jamais dit qui il est, ni d’où il vient, ni s’il a de la famille quelque part en ce monde ; qui, lorsqu’on lui demande de dire où il est né ou de faire tel travail ou de se raconter un peu, répond invariablement par ces mots : ‒ je préfèrerais ne pas le faire » !

L’auteur, par personnage interposé, poursuit :
« Cela fait longtemps que je quadrille le large spectre du syndrome de Bartleby en littérature, longtemps que j’étudie cette maladie, ce mal endémique des lettres contemporaines, cette pulsion négative ou cette attirance vers le néant, qui fait que certains créateurs, en dépit (ou peut-être précisément à cause) d’un haut niveau d’exigence littéraire, ne parviennent jamais à écrire ; ou bien écrivent un ou deux livres avant de renoncer à l’écriture ; ou encore, après avoir mis sans difficulté une œuvre en chantier, se trouvent un jour littéralement paralysés à jamais ».

Je m’apprêtais à acheter le livre d’Enrique Vila-Matas, lorsque je vis un homme, un grand, un brin corpulent, un brun aux yeux noirs derrière ses lunettes, qui, debout près de moi, regardait attentivement une jeune femme assise dans un canapé.
L’homme était amusé, un peu attendri, par la jeune femme qui lisait. Je l’observais, lui ; je voyais dans ses yeux à lui que la jeune femme devait trouver, dans cette lecture, tout son content… Je m’attendais à ce qu’il lui adressât la parole ; mais non, il se détourna, et entra dans la salle.
Alors je vis la jeune femme. Et, exactement comme dans le poème de Jacques Prévert, je m’aperçus que, la jeune femme, c’était la mienne ! et vous savez quoi ? eh bien la jeune femme lisait, justement, Bartleby et compagnie, d’Enrique Vila-Matas ! et bien sûr le grand brun un brin corpulent, c’était Enrique ! Tout de m’aime, c’est fort, ça !

Je ne saurais trop vous recommander la lecture de Bartleby et compagnie ; c’est un petit chef-d’œuvre de tendresse, de tristesse, de regret et de compassion, pour tous les Bartleby que l’auteur recense, enfin, son bossu personnage, si vous préférez…
De ces Bartleby, il y en a 86 en tout. Ce sont, pour la plupart, des marginaux, parfois célèbres. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’auteur ait choisi de présenter son livre sous la forme de « notes en bas de page », c’est-à-dire quelque chose, aussi, d’un peu en retrait. De ces notes, il y en a 86, une par écrivain. Pour un peu, j’ajouterais un numéro 87, à ma façon…

Voir aussi l’article de Marta Krol, paru dans Le Matricule des anges, n°105, juillet-août 2009, ici.

 


 

Jacques Prévert, vous l’ignorez peut-être, est entré depuis peu dans La Pléiade ; Voir ici mon petit mot (caustique !) à ce sujet.

Voici également le court poème de Jacques Prévert, auquel je viens de faire allusion :

Voyages

Moi aussi
Comme les peintres
J’ai mes modèles
Un jour
Et c’est déjà hier
Sur la plate-forme de l’autobus
Je regardais les femmes
Qui descendaient la rue d’Amsterdam
Soudain à travers la vitre du bus
J’en découvris une
Que je n’avais pas vue monter
Assise et seule elle semblait sourire
A l’instant même elle me plut énormément
Mais au même instant
Je m’aperçus que c’était la mienne
J’étais content.

Ce poème de Jacques Prévert, soit dit en passant, a dû m’inspirer, de manière inconsciente, le poème « Derrière la vitre du 95 », que vous trouverez ici.

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