♦ Pascal QUIGNARD, Critique du jugement, Éditions Galilée, 2015
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« Je ne peux m’empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée ; elle allumerait des feux, regarderait l’herbe pousser, écouterait le vent et saisirait l’écume au vol pour l’éparpiller. Elle multiplierait non les jugements, mais les signes d’existence ; elle les appellerait, les tirerait de leur sommeil. Elle les inventerait parfois ? Tant mieux, tant mieux. La critique par sentence m’endort ; j’aimerais une critique par scintillements imaginatifs. Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle porterait l’éclair des orages possibles. »
Michel Foucault, Le philosophe masqué
Dits Ecrits, tome IV, texte n° 285
Toute l’œuvre de Pascal Quignard est d’une grande exigence, et semble avoir été écrite pour durer. Elle éclaire et marque les esprits, laisse une trace, trace un chemin.
Critique du jugement est un beau livre ; pour l’écrire, certaines pages en témoignent, l’auteur a dû rassembler toutes ses forces. Il s’y met à nu, me semble-t-il, plus qu’il ne l’avait fait jusque là, osant, entre autres, écrit-il « la possibilité du ridicule » (page 244), ce qui naturellement n’est jamais le cas.
Je lus les Petits traités de Pascal Quignard, dès leur parution en folio, au début des années 90 (Voir ici l’interview de l’auteur à leur propos, datée de 1997).
Auparavant j’avais lu Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, ainsi que les deux romans, Le salon du Wurtenberg et Les escaliers de Chambord. Par la suite, je lus beaucoup d’autres de ses livres (presque tous, en fait).
Ces deux romans, Le salon du Wurtenberg et Les escaliers de Chambord, tranchent sur le reste de l’œuvre, située à mi-chemin de la littérature et de la philosophie, où essais et fragments alternent ; à mes yeux, ils ne possèdent pas son charme décisif. Ils appartiennent à cette période où l’auteur, encore en poste aux éditions Gallimard, » cherchait à s’intégrer au groupe et qu’il croyait encore être un « lui-même » parmi les « eux-mêmes » (Voir Florilège, ci-dessous).
Ce sont donc les Petits traités (dans mon souvenir il y avait sept tomes, en réalité, il y en a huit) qui m’ont le plus profondément touché et marqué.
La littérature de Pascal Quignard procède, la plupart du temps, par affirmations, ou plutôt par fulgurances ; volonté, plus que tentation, de « fasciner » son lecteur, voire de le « sidérer », la sidération étant d’ailleurs un thème récurrent chez l’ auteur :
« Dans un énoncé où la langue est travaillée, la fin n’est pas au premier chef la communication de la pensée : mais faire taire qui écoute. Fasciner. Mettre à genoux. L’écrivain nourrit tout d’abord l’espérance que celui qui le lira touchera au doigt la beauté ou la fermeté de l’énonciation. ».
Ces fulgurances prennent la forme d’aphorismes, de simples allusions ; la plupart du temps, elles font l’objet de développements plus longs et plus structurés. Elles s’appuient fréquemment, comme chez Montaigne, sur des réflexions empruntées aux philosophes de l’Antiquité grecque et romaine (mais pas seulement) ; et enfin, elles sont souvent reformulées, réexaminées, approfondies à de multiples reprises, tout le long du livre.
Tout en lisant les Petits Traités, il y a donc de cela plus de vingt ans, j’imaginais volontiers, je m’en souviens parfaitement, que, dans un avenir lointain, à l’image des Essais de Montaigne, les petits traités de Pascal Quignard seraient lus avec un égal bonheur, ayant su conserver eux aussi toute leur force et tout leur attrait.
L’histoire le dira peut-être, à moins que la littérature ait pratiquement disparu, écrasée par l’image.
Florilège
« Ce n’est pas le vice ou la faute ou la transgression qui sont les principaux tentateurs du désir humain mais la norme. Bonne intégration et normalité impitoyable sont liées », page 22
« Le « patient » est bien nommé : il endure, il souffre.
Le « sujet » est bien nommé : il est assujetti, il obéit », page 23
« … le Plusieurs n’est pour l’homme qu’une tolérance », page 24
« Les reçus et les recalés se regardent les uns et les autres éternellement. La souffrance infiniment désarticulante des uns fait la joie infiniment extasiée des autres », page 33
« Il faut fuir les âmes (psychè) qui ont une opinion (doxa) de la même façon qu’on s’éloigne quand on voit arriver des hommes éméchés ! », page 35 (citant Platon)
« Ne jugez pas : Jugez d’abord le jugement », page 48 (citant Jean VII, 24)
« C’est ainsi que juger n’appartient pas à la sphère de la pensée et n’a aucun lien avec la création artistique. Juger cherche d’abord à exercer une autorité sur les individus afin de les contraindre. Juger affirme sa domination sur les œuvres soit afin de les interdire sous peine d’amende monétaire, soit afin de les faire brûler pour en anéantir à jamais la corrosivité », page 49
« Ne plus juger c’est sortir de prison. C’est sortir de la dépendance puérile, de la peur de mal faire, de la crainte d’être ridicule. C’est sortir de l ‘esclavage familial, puis scolaire, puis sectaire, puis social, puis national. », page 57
« Juger quelqu’un, c’est réduire en lui la multiplicité psychique fondamentale. C’est écraser le chaos de pulsions et d’affects. », page 58
« Farouche est un magnifique synonyme pour individuel », page 65
« La presse répond à l’appel de la liberté. Le tyran qui protège du tyran alimente la tyrannie des annonceurs, de l’argent, des représentants du plus grand nombre », page 87
« La liberté de la presse présente ce terrible défaut d’aboutir à la liberté de croire. Or la croyance aime l’ignorance qui est le milieu où elle se développe de façon illimitée. Cette liberté de foi collective et ardente détourne de l’effort individuel et anxiogène de réfléchir à part soi. La pensée exige le jeûne de la croyance, suppose l’éloignement de l’opinion, implique le retrait de la foule. », page 88
« L’humilité est le meilleur pseudonyme pour ceux qui créent. (…) Il s’agit de se signaler au minimum », page 114
« Tuer l’autre pour prendre la place qu’il montre tout simplement en s’y tenant. Prendre la place qu’il est en train d’occuper à ma place et qu’il indique qu’elle est faite pour moi en l’occupant. Ce jeu des chaises est le cœur du transfert. Les chats entre eux sont incroyablement prompts à se déloger les uns les autres pour dominer en vain. Tuer celui-qui-a-cela-qu’on-veut-parce-qu’il-l’a. », page 118
« La jalousie est l’insupportable chagrin que l’on éprouve devant la prospérité d’autrui », page 119
« Le groupe gagne toujours. L’animateur est toujours le porte-parole du Mitsein. Le rapport de force est mauvais. La victoire revient de façon nécessaire au plus grand nombre, qui est à la source du jeu ou à la commande du spectacle qui est censé faire le cri le plus volumineux. », page 122
« Vieux délivre des livres », page 128
« Etre à un seul exemplaire est la seule clé qui ouvre au vide qui donne. C’est une clé de chair. Son sang est frais toujours. Un homme tiré à un seul exemplaire. Il n’est ni ce que sa mère souhaitait (ni ce que le père de sa mère rêvait). Ni ce que celui qui croit l’avoir engendré décidé pour lui. Ni ce à quoi il aurait aspiré socialement quand il cherchait à s’intégrer au groupe et qu’il croyait encore être un « lui-même » parmi les « eux-mêmes ». », page 130
« L’honneur de la critique, c’est de ne point se laisser fasciner par ce dont elle rend compte. Je disais oui dans un premier temps. (…) Mais plus tard je pensais : » C’est faux. C’est rater l’œuvre que de ne pas la subir. » », page 135
« Que la société, en considérant les œuvres comme adaptées ou périlleuses, ou infernales, assume sa religion, ses articles de foi, ses dogmes, ses proscriptions, ses lois. Celui qui crée peut en faire l ‘objet. Il en fait l’objet. Mais il n’a pas à s’y soumettre. « , page 151
« La critique ne doit pas savoir ce que la littérature doit être. », page 151
« Ce sont les jugements – et non les œuvres – qui bouleversent les âmes d’envie ou qui les emplissent de colère. », page 151
« La création est une des rares quêtes dans la vie des hommes qui ne cherchent l’approbation d’aucune instance. Il est des enfants qui requièrent une autorisation auprès de leur mère pour tout ce qu’ils font. Il est des hommes qui requièrent une autorisation auprès de leur épouse pour tout ce qu’ils envisagent de faire. Auteur désigne celui qui s’autorise de lui-même », page 161
«Tous les matins du monde, on quitte ce monde », page 202
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