♦ Jean-Philippe TOUSSAINT, La Télévision, 2002, Les Editions de Minuit
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« La télévision est instrument d’émasculation. La télévision est faite pour que vous restiez des imbéciles mal informés et dociles. La télévision est la poubelle des pouvoirs. »
Situation (Carnets XIII, 1991), Louis Calaferte, éd. L’arpenteur (Gallimard), 2007, p. 11
Je passais par hasard rue des Martyrs, à Paris ; en bas de la rue des Martyrs, vers le numéro 29 je crois, il y a un libraire fort sympathique, avec qui je bavardai cet après-midi là, de choses et d’autres, et donc de livres, bien entendu.
Lui aussi, comme beaucoup de libraires aujourd’hui, il a installé sur le trottoir, en face de sa vitrine, une caisse à lapins remplie de livres d’occasion, où il est loisible, parfois, de dénicher quelque pépite.
La Télévision, de Jean-Philippe Toussaint, publié en 2002 aux Editions de Minuit, par exemple, en est une ; trois euros, c’était vraiment pas cher ; alors j’achetai, je lus, j’aimai…
Je ne saurais jamais, après avoir lu, je confirme avec beaucoup de plaisir, La Télévision, si la télévision est, dans le roman, pour son auteur – plutôt le narrateur –, pur prétexte à raconter sa vie, et ses difficultés d’écrivain, à la manière un peu détachée, déconnectée, du Nouveau roman, ou si sa vie au narrateur, somme toute morose et insipide – il se retrouve seul, l’été, à Berlin, tandis que sa femme, enceinte, et son fils, sont en vacances en Italie –, n’est que l’habit, l’écrin, sinon le masque, d’un hypothétique message, qui se voudrait plus corrosif, et plus implacable, que l’auteur aimerait à nous faire passer sur la télévision.
Des phrases courtes mon chéri, disait Colette.
Ce doute, cette ambivalence, sont voulus, naturellement ; de ce point de vue, c’est très réussi.
Le narrateur, c’est un intellectuel, voire un érudit, un universitaire, apparemment. Cet homme-là cultive le genre décontracté, mais un rien plan-plan tout de même. Il possède un sens de l’observation des plus aigus ; c’est aussi, et avant tout, un pince-sans-rire. De proche en proche, faisant mine de se regarder le nombril, il cherche à vous accrocher un beau sourire en coin sur les lèvres. Il y parvient ; avec moi veux-je dire.
Par conséquent, j’ai vraiment beaucoup souri, applaudi aux bonds de la bête, la bête c’est moi, dans le cercle enflammé… mais, pour être tout à fait honnête, pas à chaque fois que le dompteur eut aimé que je sautasse ! Car c’est un art bien difficile et délicat que de faire sourire, en profondeur.
Florilège
« Partout c’était les mêmes images indifférenciées, sans marges et sans en-têtes, sans explications, brutes, incompréhensibles, bruyantes et colorées, laides, tristes, agressives et joviales, syncopées, équivalentes, », page 19
« La règle, une fois de plus, semblait se vérifier, que je ne m’étais jamais encore formulée clairement, mais dont la pertinence m’était déjà bien souvent apparue en filigrane, qui voulait que les chances que l’on a de mener un projet à bien sont inversement proportionnelles au temps que l’on a consacré à en parler au préalable. Pour la simple raison, me semblait-il, que, si l’on a déjà joui tout son soûl des jouissances potentielles d’un projet aux étapes précédant sa réalisation, il ne reste plus, au moment de le mettre en œuvre, que la douleur inhérente à la création, le fardeau, le labeur. », page 45
« Car l’essence douloureuse du manque ne réside pas dans la souffrance présente – le manque est indolore à l’échelle de l’instant –, mais dans la perspective de la souffrance, dans la richesse de l’avenir qu’on peut lui imaginer. Ce qui est insupportable alors, dans le manque, c’est la durée, c’est l’horizon vide qu’il laisse ouvert devant soi, c’est de savoir qu’il demeurera aussi loin que l’on puisse imaginer. Quoi que l’on fasse, on est désormais confronté en permanence à un adversaire sur lequel nous n’avons aucune prise, car le manque, par nature, se dérobe au combat et le diffère à l’infini, nous empêchant à jamais de nous délivrer des tensions que nous accumulons en pure perte pour le vaincre. », page 94
« Assis dans le canapé du salon devant le téléviseur éteint, je regardais l’écran en face de moi, et je me demandais ce qu’il pouvait y avoir à la télévision maintenant. Une des caractéristiques de la télévision, en effet, quand on ne la regarde pas, est de nous faire croire que quelque chose pourrait se passer si on l’allumait, que quelque chose pourrait arriver de plus fort et de plus inattendu que ce qui nous arrive d’ordinaire dans la vie. Mais cette attente est vaine et perpétuellement déçue évidemment, car il ne se passe jamais rien à la télévision, et le moindre événement de notre vie personnelle nous touche toujours davantage que tous les événements catastrophiques ou heureux dont on peut être témoin à la télévision. Jamais le moindre échange ne s’opère entre notre esprit et les images de la télévision, la moindre projection de nous-même vers le monde qu’elle propose, ce qui fait que, sans le concours de notre cœur, privées de notre sensibilité et de notre réflexion, les images de la télévision ne renvoient jamais à aucun rêve, ni à aucune horreur, à aucun cauchemar, ni à aucun bonheur, ne suscitent aucun élan, ni aucune envolée, et se contentent, en favorisant notre somnolence et en flattant nos graisses, à nous tranquilliser. », page 95
« Car, même pour les vitres, rien ne remplacera jamais la presse écrite, à mon avis », page 97
« Car, au lieu que les livres, par exemple, offrent toujours mille fois plus que ce qu’ils sont, la télévision offre exactement ce qu’elle est, son immédiateté essentielle, sa superficialité en cours. », page 132
« Il y a toujours eu deux processus distincts à l’œuvre dans le travail littéraire, me semble-t-il, deux pôles séparés, complémentaires en quelque sorte, quoique nécessitant des qualités diamétralement opposées, l’un, souterrain, de gestation, exigeant désinvolture et souplesse, disponibilité et ouverture d’esprit, afin d’alimenter en permanence le travail d’idées et de matériaux nouveaux, et l’autre, plus classique, qui exigeait méthode et discipline, austérité et rigueur, au moment de la mise en forme définitive. », page 138
« Il en allait toujours ainsi, d’ailleurs, moins l’obligation s’en faisait sentir, plus certaine, même, devenait l’impossibilité dans laquelle j’allais me trouver de pouvoir travailler, plus j’en avais l’envie et m’en sentais capable, comme si, la perspective du travail s’éloignant, celui-ci se dépouillait soudain de toutes ses potentialités de souffrances et se paraît simultanément de toutes les promesses d’accomplissement à venir. », page 160
« Car il me semble que, si l’on peut être péremptoire dans l’admiration, il faut rester modeste dans le dénigrement. L’ignorance, en tout, la méconnaissance, l’inaptitude à être séduit ou à aimer, ne sauraient être érigées en vertus (…). », page 186
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