♦ Fernando PESSOA, Le livre de l’Intranquillité de Bernardo Soares, traduction du portugais de Françoise Laye, présenté par Robert Bréchon, Christian Bourgois éditeur, 1999
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« Malheur à toi et à tous ceux qui passent leur existence à vouloir inventer la machine du bonheur ! »,
Fernando PESSOA, Le livre de l’intranquillité, page 112.
Parmi tous les livres que j’ai lus, qui m’ont profondément, durablement marqué, si je devais opérer un classement, et n’en retenir que dix, je suis certain que Le livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa y figurerait.
Voir ici la fiche que lui consacre son éditeur.
Ce livre, expérience de l’inexistence, − « de la nullité », comme le dit l’auteur lui-même ‒ où Fernando Pessoa s’exprime dans « une prose d’une plénitude et d’une richesse incomparables » (Robert Bréchon, Présentation, page 9), cet « amas de fragments inachevés, où l’on s’accorde à voir aujourd’hui l’un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle », fut, pendant plusieurs mois, à une période bien morose de ma vie, mon « livre de chevet » ; je l’emmenais partout avec moi ; il m’a réconforté.
J’avais recopié, au fil de ma lecture, sur un carnet Muji, quelques courts passages ; ceux qui m’émouvaient et me parlaient le plus. Bien entendu, j’ai fini par égarer le carnet, et l’oublier… Et puis le hasard a voulu que je le retrouve il y a une semaine, près de quinze ans après !
Variante : Je recopiai, au fil de ma lecture, quelques courts passages, sur un carnet Muji. Bien entendu, j’égarai très vite le carnet, et l’oubliai… Et puis le hasard voulut que je le retrouvasse il y a une semaine, près de quinze ans après !
En attendant la rentrée que vous qualifierez de « littéraire », ou plus prosaïquement « d’éditoriale » − selon votre degré d’optimisme et de foi en la littérature, ou votre humeur du moment − je ne doute pas que ces quelques notes vous donneront l’envie de lire plus avant ce « livre de pauvre, cet évangile sans message, cette parole des limbes qui se trouve aujourd’hui consignée dans Le livre de l’Intranquillité » (Eduardo Lourenço, Présentation, page 11).
Il est fort probable qu’ensuite, la plupart des 589 romans de la rentrée…
Florilège
« Ni le plaisir, ni la gloire, ni le pouvoir : mais la liberté, rien que la liberté », page 65
« Bienheureux ceux qui ne confient leur vie à personne », page 93
« Le monde entier est confus, comme des voix perdues dans la nuit », page 95
« Chacun de nous a sa vanité, et cette vanité consiste à oublier que les autres aussi existent, et ont une âme semblable à la nôtre », page 95
« Ce qui est parfait ne se manifeste pas », page 96
« Et je cesse d’écrire, simplement parce que je cesse d’écrire », page 97
« Un amour est un instinct sexuel », page 97
« La conscience de l’inconscience de la vie est l’impôt le plus ancien que l’intelligence ait connu », page 99
« Nul ne sait ce qu’il fait, nul ne sait ce qu’il veut, nul ne sait ce qu’il sait. Nous dormons la vie, éternels enfants du destin », page 101
« La recherche scientifique de l’avenir viendra peut-être à découvrir que toutes les réalités sont des dimensions d’un même espace, qui ne serait donc ni matériel ni spirituel », page 106
« Malheureuse la sensibilité qui dépend d’un léger mouvement de l’air pour parvenir à l’apaisement, même éphémère ! », page 111
« Mieux vaudrait, par conséquent, ou bien l’œuvre achevée, même mauvaise, car ce serait en tout cas une œuvre ; ou bien l’absence de toute parole, le silence total de l’âme qui se reconnaît incapable d’agir », page 115
« Les Dieux existent en fonction du style », page 117
« Un bref coup d’œil sur la campagne me libère plus complètement que ne le ferait un long voyage pour quelqu’un d’autre », page 120
« Cette manie de me créer un monde factice ne m’a jamais quitté, et ne me quittera que le jour de ma mort », page 122
« Je suis un nomade de la conscience de soi », page 136
« Agir c’est connaître le repos », page 136
« Vivre c’est ne pas penser », page 140
« Ecrire c’est oublier. La littérature est encore la manière la plus agréable d’ignorer la vie », page 142
« Rien n’a d’importance, et je crois que bien des gens ont considéré la vie comme un enfant insupportable, en soupirant après le calme qu’ils allaient enfin connaître quand il irait se coucher », page 144
« L’idée de voyager me donne la nausée. J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu. J’ai déjà vu tout ce que je n’avais pas vu encore », page 146
« Renoncer, c’est nous libérer. Ne rien vouloir, c’est pouvoir », page 147
« Eternels passagers de nous-mêmes, il n’est pas d’autre paysage que ce que nous sommes. Nous ne possédons rien parce que nous ne nous possédons pas nous-mêmes. Nous n’avons rien car nous ne sommes rien. Quelles mains pourrais-je tendre, et vers quel univers ? Car l’univers n’est pas à moi : c’est moi qui suit l’univers. », page 148
« Le monde, ce tas de fumier de forces instinctives, qui brille malgré tout au soleil en tons pailletés d’or et de clair-obscur », page 156
« Se connaître, c’est se tromper », page 171
« Tout ce que nous faisons, dans l’art ou dans la vie, est la copie imparfaite de ce que nous avons cru faire », page 189
« À l’heure actuelle, le monde appartient aux imbéciles, aux agités et aux sans-cœur. On s’assure aujourd’hui le droit de vivre et de réussir par les mêmes moyens, pratiquement, que ceux qui vous assurent le droit d’être interné dans un asile : l’incapacité de penser, l’amoralité et la surexcitation », page 196
« Rien ne me dit rien. Rien ne m’est connu… J’ai perdu le monde », page 213
« Et je sentirai toujours, comme tous les grands maudits, que mieux vaut penser que vivre », page 218
« Je me rappelle mon enfance les larmes aux yeux, mais ce sont des larmes rythmiques, où déjà perce la prose », page 225
« Le fait divin d’exister ne doit pas être livré au fait satanique de coexister… Vivre avec les autres c’est mourir », page 226
« Ecrire, c’est objectiver nos rêves… Publier, c’est apporter ce monde extérieur aux autres… Mais les autres, qu’ont-ils donc en commun avec le monde que je porte en moi ? », page 227
« Nous ne savons jamais quand nous sommes sincères. Peut-être ne le sommes-nous jamais. Et même si nous sommes sincères aujourd’hui, nous pouvons très bien l’être demain pour un motif opposé », page 228
« La vie, au bout du compte, est en elle-même une longue insomnie, coupée de sursauts lucides dans tout ce que nous pensons et faisons », page 253
« Je me sens presque tranquille, sans la fatigue de l’intranquillité », page 254
« Nous sommes tous égaux dans notre faculté d’erreur et de souffrance. On ne vit sans subir que si l’on vit sans sentir ; et les esprits les plus élevés, les plus nobles, les plus prévoyants sont ceux-là qui subissent et qui souffrent de ce qu’ils avaient justement prévu et méprisé. C’est ce qu’on appelle la Vie », page 255
« La vie pratique m’a toujours paru le plus malcommode des suicides. L’action a toujours été pour moi la condamnation violente du rêve, injustement condamné… Agir, c’est réagir contre soi-même. Influencer, c’est sortir de chez soi. », page 256
« Je me suis dépouillé progressivement du désir de gloire lui-même, comme un homme recru de fatigue se dépouille de ses vêtements pour goûter le repos », page 261
« Je n’élabore pas de théories sur la vie. Je ne demande pas si elle est bonne ou mauvaise. A mes yeux, elle est cruelle et triste, et entremêlée de rêves délicieux. », page 262
« Penser, malgré tout, c’est encore agir », page 262
« Ne pas tenter de comprendre ; ne pas analyser… Se voir soi-même comme on voit la nature ; contempler ses émotions comme on contemple un paysage ‒ c’est cela la sagesse… », page 263
« Chez moi les affections n’existent jamais qu’en surface, quoique en toute sincérité. J’ai toujours été acteur, et de première force. Chaque fois que j’ai aimé, j’ai fait semblant, y compris pour moi-même », page 273
« Si l’on ne possède pas de croyances, le doute même est impossible, le scepticisme lui-même n’a pas la force de douter. Oui, l’ennui c’est cela : la perte, pour l’âme, de sa capacité à se mentir, le manque, pour la pensée, de cet escalier inexistant par où elle accède, fermement, à la vérité », page 276
« Posséder, c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce que c’est extraire de chaque chose son essence », page 281
« Si je savais pourquoi je suis en vie, je n’hésiterai pas à mourir », page 283
« Savoir se duper soi-même efficacement est la première qualité du politicien. Seuls les poètes et les philosophes possèdent une vision réaliste du monde, parce que ceux-là seuls sont exempts d’illusions. Voir clair, c’est ne point agir », page 284
« Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c’est l’absence de sensibilité », page 305
« Le simple effet de me mouvoir m’a toujours donné l’impression que cela ne pourrait laisser les étoiles intactes, ni les cieux inchangés », page 376
« Dans tout ce qui naît, nous pouvons aussi bien sentir ce qui naît que songer à ce qui va mourir », page 382
« Il existe des façons de comprendre qui demandent une certaine façon d’être comprises », page 333
« Nous ne réalisons rien nous-mêmes. La vie nous lance en l’air comme des cailloux, et nous disons de là-haut : « voyez comme je bouge », page 342
« Exprimer, c’est toujours se tromper. Sois conscient : qu’exprimer pour toi, ce soit mentir », page 342
« Le plus grand empire sur soi, c’est l’indifférence envers soi-même, en se jugeant, corps et âme, comme la demeure et le domaine où le destin a voulu que nous passions notre vie », page 408
« En fait d’affection, je suis toujours rester un affamé, et je me suis si bien adapté à cette faim inutile que, parfois, je ne sais même plus si j’ai besoin de me nourrir. De toute façon, vivre me fait mal », page 410
pour Joël,
Je m’appelle aussi Pessoa. Mais ça, je ne le dirai à Personne. C’est un secret qui me permet de bleuir des pages en toute liberté. J’allais écrire « impunité ». Variantes que je peux m’autoriser quand Pessoa tient la plume. Par exemple, ce qui me ronge davantage encore, vous savez toutes ces redites sur mon amertume, mes regrets, mon horreur, peut dans une variante devenir plus vastement nocturne.
Je m’appelle aussi Pessoa. Je vis dans le soleil, les ombres nettes, la poussière soulevée par le mistral, et même, confidence pour confiance, dans ce petit hamac des songes, tissé sous la Croix du Sud des Amériques ; mais c’est de pluie que j’écris, du goutte à goutte de l’oubli, de moi, de ma destinée, des idées qu’habituellement je me prête quelques instants pour mieux, l’instant d’après, en changer ; le tout basculant dans une dimension paradoxale de non-être, qui vide peu à peu la substance de cet être que je croyais pourtant bien connaître, au moins dans ses grandes lignes…
Jean-Jacques Dorio
Revue Rivaginaires n° 30
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