Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte…

♦   Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte, Editions Maurice Nadeau, 1994, J’ai Lu, n° 4576, 156 pages ; H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, introduction de Stephen King, Editions du Rocher, 156 pages, J’ai Lu, n° 5386
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 » Le seul cri qui vaille est le cri du triomphateur « ,
Italo SVEVO, La conscience de Zeno

Maurice Nadeau a toujours dit que Extension du domaine de la lutte était le meilleur roman de Michel Houellebecq. L’ayant lu, pour ma part, après tous les autres, ‒ je n’ai pas aimé Soumission, il est vrai que je l’ai lu distraitement ‒, je partage entièrement son point de vue.

Je ne connaissais par Marseille. En mars de l’an dernier, pour la première fois, j’allais à Marseille ; dès la sortie de la gare, je dois dire que ce fut un éblouissement ; qui dura tout mon séjour. J’avais emporté Extension du domaine de la lutte, ainsi que le petit essai que Houellebecq consacre à l’écrivain Lovecraft, maître de l’horreur et du fantastique, qui, selon lui « compte encore énormément au XXI ème siècle » ; c’est du moins ce que nous dit Stephen King, dans son introduction. Après avoir lu, cela étant, H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie, je n’ai pas plus éprouvé l’envie de lire Lovecraft qu’auparavant ; mais cela viendra peut-être ; après tout j’ai bien attendu d’avoir passé la cinquantaine pour lire La Recherche… (Voir ici). Ce court essai, en revanche, est un précieux éclairage sur l’esprit, sinon la philosophie des romans de Michel Houellebecq (Voir ci-dessous la partie Florilège).

Pourquoi je vous parle de Marseille ? parce que c’est à Marseille, justement, qu’en mars dernier, assis sur un banc de la Vieille Charité, je lus Extension du domaine de la lutte. Au soleil, sous un ciel céruléen, c’est-à-dire « d’un bleu azur tirant sur le bleu ciel »…

Pour ceux qui ne connaîtraient pas Marseille, pas encore, ses calanques et son ferry boat ‒ la plus belle ville du monde assurément, n’en déplaise aux marseillais, dont nous connaissons la modestie légendaire ‒, notamment son quartier du Panier, et donc la Vieille Charité, sachez donc que la Vieille Charité est un bâtiment datant du XVII ème siècle, aujourd’hui classé monument historique, qui fut initialement destiné à recueillir les pauvres, les mendiants, les vagabonds.

Le bâtiment en pierre rose et blanche (de la carrière de la Couronne, petit village au nord de Marseille, près de Martigues, apprend-on dans Wikipédia) décrit un vaste rectangle ; des galeries sur deux étages, un peu comme dans un cloître, ouvrent sur une cour intérieure ; une chapelle au centre de cette cour, au sol de pavés gris, d’herbe drue et de gravier fin ; pour un peu nous serions déjà à la plage.

Je m’étais installé sur un banc, au deuxième étage. Les galeries sont profondes, le banc était donc situé à l’ombre, en retrait, de telle sorte que la lumière, qui était très forte au centre de la cour, était idéale, comme le paletot du jeune Rimbaud de La bohème. L’assise du banc était bien dure, néanmoins confortable. L’endroit était calme, il y avait peu de passage ; pendant les deux heures que je restais assis sur ce banc, à lire Extension du domaine de la lutte, je vis tout au plus quatre ou cinq personnes passer devant moi.

Beaucoup de personnes, lorsqu’elles voyagent, aiment emporter des livres, pas seulement des guides, mais des romans ou des recueils de poèmes, en lien direct avec le lieu où elles se proposent de séjourner ; c’est certainement pour mieux apprendre du lieu, mieux s’imprégner de ses climats sensibles. Ce n’est pas mon cas ; je fais plutôt l’inverse : j’emporte des livres qui n’ont aucun rapport avec lui. Cet effet de contraste me profite toujours ; la plupart du temps, en effet, je garde un souvenir plus marquant encore du lieu et du, ou des livres, qui m’ont accompagné lors de mon séjour.

C’est ainsi qu’à la beauté inouïe de la Vieille Charité de cet après-midi de mars dernier, répondait le cynisme, stimulant, désenchanté, jamais amer, de Extension du domaine de la lutte. Quel moment merveilleux, quel émouvant souvenir, et quel beau voyage !…

Le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission, apprend-on dans la presse, vient d’être traduit en américain ; et, comme en France, il a du succès en Amérique. Certains journalistes américains prétendent que Soumission n’a pas été compris comme il aurait dû l’être par la Critique en France. Michel Houellebecq, bien plus qu’un cynique, serait, en réalité, un nostalgique ; nostalgique d’un monde meilleur, qui aurait pu autrefois exister ?

Et pourquoi pas après tout.

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Florilège

Extension du domaine de la lutte

« De toute façon, sortir Bardot aurait demandé une force morale bien supérieure à celle dont je pouvais, même à l’époque, me targuer. Car non seulement elle était laide mais elle était nettement méchante. Touchée de plein fouet par la libération sexuelle (c’était le tout début des années 80, le SIDA n’existait pas encore), elle ne pouvait évidemment se prévaloir d’une quelconque éthique de la virginité. Elle était en outre beaucoup trop intelligente et trop lucide pour expliquer son état par une influence judéo-chrétienne ‒ ses parents, en toute hypothèse, étaient agnostiques. Toute échappatoire lui était donc interdite. Elle ne pouvait qu’assister, avec une haine silencieuse, à la libération des autres ; voir les garçons se presser, comme des crabes, autour du corps des autres ; sentir les relations qui se nouent, les expériences qui se décident, les orgasmes qui se déploient ; vivre en tous points une autodestruction silencieuse auprès du plaisir affiché des autres. », page 90

« Le désir d’amour est profond chez l’homme, il plonge ses racines jusqu’à des profondeurs étonnantes, et la multiplicité de ses radicelles s’intercale dans la matière même du cœur. », page 91

« Les attracteurs pulsionnels se déchaînent vers l’âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu à peu ou plutôt ils se résolvent en modèles de comportement qui ne sont après tout que des forces figées. La violence de l’éclatement initial fait que l’issue du conflit peut demeurer incertaine pendant plusieurs années ; c’est ce qu’on appelle en électrodynamique un régime transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font plus lentes, jusqu’à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces ; à partir de ce moment tout est dit, et la vie n’est plus qu’une préparation à la mort. Ce qu’on peut exprimer de manière plus brutale et moins exacte en disant que l’homme est un adolescent diminué. », page 92

« Posant avec mesure les colonnes d’une axiomatique indubitable, je ferai en troisième lieu observer que le vagin, contrairement à ce que son apparence pourrait laisser croire, est beaucoup plus qu’un trou dans un bloc de viande (je sais bien que les garçons bouchers se masturbent avec des escalopes… qu’ils continuent ! ça n’est pas cela qui pourra freiner le développement de ma pensée !). En réalité, le vagin sert ou servait jusqu’à une date récente à la reproduction des espèces. Oui, des espèces. », page 95

« Dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l’argent ; et il se comporte comme un système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d’ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours ; d’autres font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle « la loi du marché ». Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l’adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d’autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d’autres sont réduits à la masturbation et à la solitude. Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. Sur le plan économique, Raphaël Tisserand appartient au camp des vainqueurs ; sur le plan sexuel, à celui des vaincus. Certains gagnent sur les deux tableaux ; d’autres perdent sur les deux. Les entreprises se disputent certains jeunes diplômés ; les femmes se disputent certains jeunes hommes ; les hommes se disputent certaines jeunes femmes ; le trouble et l’agitation sont considérables. », page 101

« Mais je ne comprends pas, concrètement, comment les gens arrivent à vivre. J’ai l’impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l’argent et la peur ‒ un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c’est tout. Est-il vraiment possible de vivre et de croire qu’il n’y a rien d’autre ? », page 147

« Cette notion de vieillissement et de mort est insupportable à l’individu humain ; dans nos civilisations, souveraine et inconditionnée elle se développe, elle emplit progressivement le champ de la conscience, elle ne laisse rien subsister d’autre. Ainsi, peu à peu, s’établit la certitude de la limitation du monde. Le désir lui-même disparaît ; il ne reste que l’amertume, la jalousie et la peur. Surtout, il reste l’amertume ; une immense, une inconcevable amertume. Aucune civilisation, aucune époque n’ont été capables de développer chez leurs sujets une telle quantité d’amertume. De ce point de vue-là, nous vivons des moments sans précédent. S’il fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que je choisirais : l’amertume. », page 148

H. P. Lovecraft, Contre le monde, contre la vie

 » A titre personnel, je n’ai manifestement pas suivi Lovecraft dans sa détestation de toute forme de réalisme, dans son rejet écœuré de tout sujet ayant trait à l’argent ou au sexe ; mais j’ai peut-être bien des années plus tard, tiré profit de ces lignes où je le louais d’avoir « fait exploser le cadre du récit traditionnel » par l’utilisation systématique de termes et de concepts scientifiques « , page 25

 » La joie fugitive de l’enfance ne peut jamais être ressaisie. L’âge adulte, c’est l’enfer. », page 34

 » L’âge adulte, c’est l’enfer. Face à une position aussi tranchée, les « moralistes » de notre temps émettront des grognements vaguement désapprobateurs, en attendant le moment de glisser leurs sous-entendus obscènes. (…) Principe de réalité, principe de plaisir, compétitivité, challenge permanent, sexe et placements… pas de quoi entonner des alléluias « , page 34

 » L’univers n’est qu’un furtif arrangement de particules élémentaires. Une figure de transition vers le chaos. Qui finira par l’emporter. La race humaine disparaîtra. D’autres races apparaîtront, et disparaîtront à leur tour. Les cieux seront glaciaux et vides, traversés par la faible lumière d’étoiles à demi mortes. Qui, elles aussi, disparaîtront. Tout disparaîtra. Et les actions humaines sont aussi libres et dénuées de sens que les libres mouvements des particules élémentaires. Le bien, le mal, la morale, les sentiments ? Pures  » fictions victoriennes « . Seul l’égoïsme existe. Froid, inentamé et rayonnant « , page 35

 » Bien entendu, la vie n’a pas de sens. Mais la mort non plus. « , page 35

 » Offrir une alternative à la vie sous toutes ses formes, constituer une opposition permanente, un recours permanent à la vie : telle est la plus haute mission du poète sur cette terre. », page 151

2 commentaires sur “Michel HOUELLEBECQ, Extension du domaine de la lutte…

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  1. Effectivement, cher Joël, Michel Houellebecq est que trop méconnu !
    Que de censeurs se sont permis de le détruire sans même en avoir lu une ligne !
    Après en avoir frémi à la lecture j’ai voulu écouter J-L Aubert le chanter, je n’en suis pas sorti indemne. Pour le coup j’ai relu tout Houellebecq.
    A bientôt
    Jean-Paul

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  2. Le personnage m’a longtemps agacé. J’avais lu Plateforme, en dilettante en trouvant le roman aussi intéressant qu’un roman de gare. Par contre, j’avais trouvé passionnant son essai sur Lovecraft Ca, c’était il y a 10 ans.
    Mais depuis, j’ai vu le film de Kervern et Délépine. Et là, pour la première fois, j’ai trouvé ce type touchant. Bouleversant, même. Alors j’ai pensé que j’étais sans doute passé à côté de ses écrits. Et j’ai tout lu, à l’exception de Soumission. Avec passion. En le dévorant, avec plus ou moins de plaisir. Jusque dans ces essais les plus étonnants, comme cet album photo, froid, déshumanisé de l’île de Lanzarote…

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