Je viens de terminer la lecture du Journal de Kafka. Disons-le tout net : c’est avant tout une lecture déprimante. Je n’ai pas trouvé une ligne, et c’est à peine si j’exagère, où s’exprimerait, ne serait-ce que de manière allusive ou détournée, un peu de gaieté, même latente, même embryonnaire ! Néanmoins, comme c’est toujours le cas lorsqu’on se frotte aux belles œuvres qui ont marqué la littérature, ‒ c’est aussi une lecture stimulante, réconfortante à maints égards, que je n’ai pas eu envie de lâcher, à aucun moment.
S’il n’y a guère de gaieté dans le Journal, il n’y a pas d’humour non plus ; ou si peu qu’il ne vaut pas la peine d’en parler (Il en existerait dans le reste de l’œuvre, pour ma part, cela ne m’a pas frappé ; à ce sujet, je vous renvoie tout de même à l’interview donné par son éditeur en langue allemande, ici)
Marthe Robert, traductrice du Journal, nous le présente principalement comme un combat mené par Kafka contre le monde, citant au passage cet aphorisme de l’auteur : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde ». Cette double lutte, paradoxale, à la fois contre le monde et pour sa défense, Kafka, nous dit-elle, cherchant à affirmer sa singularité de poète, l’aurait menée désespérément : « comme tout poète, il se sent différent du commun des hommes ».
« Seconder le monde » : voilà qui laisse pour le moins rêveur… L’orgueil de soi, avec ou sans le génie de Kafka, équivaut à une posture ‒ posture d’auteur suis-je tenté d’écrire ; ce fut peut-être celle de l’écrivain Kafka ? Quoi qu’il en soit, l’attitude, sinon la posture, s’avèrera aussi intenable qu’infernale dans la durée. Kafka en fera les frais, cela le conduit tout droit au désespoir. Un désespoir à la mesure de sa passion, exclusive, pour la littérature (nourrir cette passion, alimenter ce feu, tel est aussi, et plus platement, la vocation du Journal). Or, cette passion, où il croit pouvoir se réfugier, le transformera en victime de lui-même.
Sommeille en chacun de nous je crois, une capacité à se dévaloriser, à se dénigrer, que les aléas de la vie, dans sa rudesse, parfois réveillent. Dans le cas, extrême, de Kafka, mû par une volonté sans faille, il ira jusqu’à s’auto-mutiler, s’autodétruire. Dans le Journal, tout cela est relaté avec un appétit farouche, une férocité exemplaire et une lucidité sans égale…
Nombre de notations du Journal sont anodines, mais pour Kafka la nécessité intérieure d’écrire est si forte qu’il préfère souvent noter un bout de phrase plutôt que rien du tout ; les exemples abondent (ainsi, le 22 octobre 1911, Kafka note : « Promenade de trois heures avec Löwy et ma sœur » ; ou, plus laconique encore, le 1er juillet 1914 : « Trop fatigué », le 18 septembre 1917 : « Tout déchirer »).
Très souvent aussi, Kafka se sert de son Journal comme d’un cahier d’essai, ou d’exercice, dans lequel il consigne des bribes de textes, voire des textes complets, récits ou nouvelles, que vraisemblablement il ne veut pas laisser s’échapper, quitte à les remanier plus tard, et à en donner une variante dans le Journal lui-même. Enfin, des récits de voyage, notamment celui qu’il fera à Paris, vers la fin de sa vie, avec son ami Max Brod, figurent aussi dans le Journal.
C’est dire à quel point les quelques citations rassemblées ci-dessous, dans ce florilège, ne sont qu’un reflet partiel (elles ne représentent même pas 1% de l’ensemble), et donc trompeur, de tout le Journal ; de sa diversité et de sa richesse.
Saluons pour finir l’heureuse et courageuse initiative de Laurent Margantin : « Je commence aujourd’hui (18 avril 2013) une nouvelle traduction du Journal de Kafka, traduit initialement par Pierre Klossowski et Marthe Robert. Comme pour mes autres traductions du même auteur, elles seront mises en ligne au fur et à mesure que j’avancerai, et étant donné qu’il s’agit d’un volume de 1000 pages dans l’édition critique que j’utilise, j’en ai pour un petit bout de temps. », Voir ici.
Florilège
« – Je t’en prie, père, laisse donc dormir l’avenir comme il le mérite. Si on le réveille avant le temps, c’est un présent somnolent qui vous échoit. », 21 février 1911,
page 40
« … mon malheur actuel n’est fait que de confusion. Cette confusion consiste en ceci : mon bonheur, mes capacités et toutes mes possibilités d’être utile à quelque chose résident depuis toujours dans la littérature. … (…) … Or, je ne puis pas me donner aussi totalement qu’il le faudrait à cette activité littéraire et cela, pour diverses raisons. Sans même parler de ma situation de famille, la littérature ne pourrait pas me faire vivre, ne serait-ce qu’à cause de la lenteur de ma production et du caractère particulier de mes écrits. De plus, ma santé et mon caractère m’empêchent également de me résoudre à une vie qui ne pourrait qu’être incertaine dans le meilleur des cas. Voilà pourquoi je suis devenu fonctionnaire dans une compagnie d’Assurances sociales. Or, ces deux professions ne pourront jamais se tolérer l’une l’autre, ni admettre un bonheur en commun. Le moindre bonheur que me cause l’une devient le plus grand malheur dans l’autre. Ai-je écrit quelque chose de bon le soir, le lendemain, au bureau, je brûle d’impatience et je n’arrive à rien. Ce tiraillement ne cesse de s’aggraver. Au bureau, je satisfais à mes devoirs extérieurement, mais non à mes devoirs intérieurs, et tout devoir intérieur non rempli se transforme en malheur qui ne quitte plus la place. », 28 mars 1911, page 48
« Pendant que l’on rit, on pense que l’on a le temps d’être sérieux », 26 août 1911, page 52
« Tout cela évoque une représentation donnée dans un cercle privé où, par désir de se montrer sociable, l’on applaudit particulièrement un travail laborieux et insignifiant, pour que le « plus » des applaudissements compense le « minus » de la présentation et produise quelque chose d’égal et d’arrondi », 29 septembre 1911, page 58
« Dans sa jeunesse (la jeunesse de Jean Richepin [1]), on ouvrait le tombeau de Napoléon une fois l’an et d’on faisait défiler les Invalides pour leur montrer le visage de l’empereur embaumé, spectacle plus propice à la terreur qu’à l’admiration, car ce visage était enflé et verdâtre ; c’est du reste pourquoi l’ouverture du tombeau fut supprimée par la suite », 12 novembre 1911, page 136
« Il semble que ce soit affreux d’être célibataire et, en vieillard gardant à grand’peine sa dignité, de demander accueil aux autres quand on veut passer une soirée en compagnie, de porter soi-même son dîner chez soi dans une main, de n’avoir personne à attendre en flânant avec une tranquille assurance, de ne pouvoir faire de cadeaux à quelqu’un qu’avec effort ou dépit, de dire au revoir devant la porte des maisons, de n’être jamais à même de grimper les escaliers aux côtés de sa femme, d’être malade et de n’avoir pour consolation que ce qu’on aperçoit de la fenêtre si l’on peut s’asseoir sur le lit, de n’avoir dans sa chambre que des portes de communication s’ouvrant sur les appartements des autres, de se sentir étranger aux membres de sa famille avec lesquels on ne peut conserver de liens que grâce au mariage, au mariage de vos propres parents d’abord, puis au vôtre quand l’effet de celui-ci commence à faiblir, d’être obligé d’admirer les enfants des autres sans avoir le droit de répéter sans cesse : je n’en ai pas, d’éprouver un sentiment immuable de son âge, parce qu’il n’y a pas de famille qui croisse en même temps que vous, de se composer une apparence et un maintien calqués sur un ou deux célibataires surgis de nos souvenirs de jeunesse. Tout cela est vrai, mais nous porte facilement à commettre l’erreur d’étaler si loin devant nous les souffrances futures, que le regard est obligé de les dépasser largement et ne revient plus en arrière, alors qu’en réalité on sera là, tant aujourd’hui que plus tard, avec un corps et une tête réelle, par conséquent aussi avec un front pour cogner dessus avec la main », 14 novembre 1911, page 138
« Ce matin, circoncision de mon neveu. Austerlitz, un petit homme aux jambes torses qui a déjà deux mille huit cents circoncisions derrière lui, a exécuté cela avec beaucoup d’habileté. Ce qui rend l’opération difficile, c’est parce que le garçon est couché sur les genoux de son grand-père au lieu d’être allongé sur une table et que l’opérateur doit murmurer des prières au lieu de donner toute son attention à ce qu’il fait. On immobilise d’abord l’enfant avec des bandages qui ne laissent libre que le membre, puis on préciser la surface à inciser en posant dessus une plaque de métal percée de trous, enfin, on pratique l’incision à l’aide d’un couteau presque ordinaire qui ressemble à un couteau à poisson. On voit maintenant du sang et de la chair à vif, le Moule (2) manipule tout cela rapidement de ses doigts tremblants aux ongles longs, et rabat comme un doigt de gant sur la plaie une peau qu’il a été chercher je ne sais où. Tout s’arrange aussitôt, l’enfant a à peine pleuré. Il ne reste plus qu’à dire une petite prière, tandis que le Moule boit du vin et en met un peu sur les lèvres de l’enfant, avec des doigts qui ne sont pas encore tout à fait nets de sang. Les assistants prient : « De même qu’il est parvenu maintenant à l’Alliance, de même puisse-t-il parvenir à la connaissance de la Tora, au bonheur dans le mariage et à la pratique des bonnes œuvres », 24 décembre 1911, page 178
« Circoncision en Russie. (…) Le circonciseur, qui exerce sa fonction sans salaire, est la plupart du temps un ivrogne qui, occupé comme il l’est, ne peut pas participer aux différents repas et n’avale qu’un peu de schnaps. C’est pourquoi tous ces circonciseurs ont le nez rouge et puent de la bouche. C’est aussi pourquoi il n’est pas appétissant de les voir, une fois l’incision faite, sucer le membre sanglant avec cette même bouche, ainsi qu’il est prescrit. Le membre est ensuite saupoudré de sciure de bois et se cicatrise au bout d’environ trois jours », 25 décembre 1911, page 184
« Pour réussir une bonne conversation, il faut positivement glisser la main sous le sujet à traiter de façon à le prendre de plus bas, plus légèrement, plus paresseusement, on le soulève ensuite avec une facilité étonnante. Sinon, on se tord les doigts et on ne pense plus qu’à la douleur », 4 février 1912, page 217
« Comme ces médecins sont révoltants ! Energiques pour ce qui est des affaires et si ignorants dans l’art de soigner que si cette énergie commerciale les abandonnait, ils se tiendraient comme des écoliers au chevet des malades », 5 mars 1912, page 234
« Avant-hier, essuyé des reproches à propos de l’usine. Après quoi, je suis resté une heure sur le canapé à réfléchir au Saut-par-la-fenêtre », 8 mars 1912, page 235
« Surtout ne pas surestimer ce que j’ai écrit, cela me fermerait l’accès à ce que j’ai à écrire », 26 mars 1912, page 243
« La terrible insécurité de mon existence intérieure », 3 mai 1913, page 274
« Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent, en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide », 4 mai 1913, page 275
« Les inventions se sont imposées de force à l’homme », 10 décembre 1913, page 307
« Tout ce qui est possible arrive ; seul ce qui est possible arrive », 5 janvier 1914, page 320
« Grande répugnance à l’égard de La Métamorphose. Fin illisible. Imparfaite presque jusqu’au fond. Le résultat eût été bien meilleur si je n’avais pas été dérangé à ce moment-là par mon voyage d’affaires », 19 janvier 1914, page 323
« Récemment, comme je descendais une fois de plus de l’ascenseur à mon heure habituelle, il m’est venu à l’idée que ma vie, avec ses journées qui s’uniformisent en s’enfonçant de plus en plus dans le détail, ressemblent à ces pensums qui obligent l’écolier à écrire dix fois, cent fois ou même plus selon la gravité de sa faute, la même phrase absurde, absurde tout au moins dans la répétition ; sauf que dans mon cas, il s’agit d’une punition où il est dit : « Aussi souvent que tu pourras le supporter » », 24 janvier 1914, page 325
« Je suis détraqué au lieu d’être reposé. Un pot vide encore entier qu’on a déjà mis avec les débris, ou déjà un débris qu’on laisse parmi les pots intacts. Plein de mensonge, de haine et d’envie. Plein d’incapacité, de sottise, de lenteur d’esprit. Plein de paresse, de faiblesse, d’impuissance. Trente et un ans », 6 août 1914, page 384.
« Considéré du point de vue de la littérature, mon destin est très simple. Le talent que j’ai pour décrire ma vie intérieure, vie qui s’apparente au rêve, a fait tomber tout le reste dans l’accessoire, et tout le reste s’est affreusement rabougri, ne cesse de se rabougrir. Rien d’autre ne pourra jamais me satisfaire. Or, l’énergie dont je dispose pour réaliser cette description est tout à fait imprévisible, elle m’a déjà peut-être définitivement quitté, peut-être me reviendra-t-elle tout de même encore, bien qu’assurément, les circonstances dans lesquelles je vis ne la favorisent guère. Je suis donc flottant, je m’élance sans relâche au sommet de la montagne, mais c’est à peine si je peux m’y tenir un instant. D’autres flottent aussi, mais dans des régions plus basses et avec plus de vigueur. Qu’ils menacent de tomber, ils sont rattrapés au vol par le proche parent qui marche à côté d’eux et se trouve là pour cela. Mais moi, je flotte dans les hauteurs, ce n’est malheureusement pas la mort, ce sont les éternels tourments du trépas », 6 août 1914, page 385
« Je suis incapable de supporter les soucis et je suis peut-être fait pour être tué par eux », 13 septembre 1914, page 400.
« Les parents qui attendent de la reconnaissance de leurs enfants (il y en a même qui l’exigent) sont comme ces usuriers qui risquent volontiers le capital pour toucher les intérêts », 12 novembre 1914, page 405
« Amélioration, parce que j’ai lu Strindberg. Je ne le lis pas pour le lire, mais pour me blottir contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis assis comme un homme sur une statue. Dix fois, je suis en danger de glisser, mais à la onzième tentative, je tiens bon, j’ai de l’assurance et une vaste perspective », 4 mai 1915, page 439
« La place la plus avantageuse pour enfoncer un couteau paraît se situer entre le cou et le menton. On lève le menton et l’on pique le couteau entre les muscles contractés. Mais il se peut que cette place ne soit avantageuse qu’en imagination. On s’attend à voir là un grandiose épanchement de sang et à déchiqueter tout un lacis de tendons et de petits os analogue à celui qu’on trouve dans les cuisses d’une dinde rôtie », 16 septembre 1915, page 443
« Pourquoi est-il absurde de poser des questions ? Se plaindre signifie : poser des questions et attendre que la réponse arrive. Mais les questions qui ne se donnent pas de réponse elles-mêmes en naissant n’obtiennent jamais de réponse. Il n’y a pas de distance entre celui qui interroge et celui qui répond. Il n’y a aucune distance à franchir. C’est pourquoi les questions et l’attente sont absurdes », 28 septembre 1915, page 444
« Qu’est-ce que tu es ? Misérable, voilà ce que je suis. J’ai deux planchettes vissées sur les tempes », 4 juillet 1916, page 468
« Tout déchirer », 18 septembre 1917, page 496
« Je ne crois pas qu’il existe des gens dont la situation intérieure serait analogue à la mienne ; je puis encore, à la rigueur, imaginer que de tels êtres existent, mais que le corbeau familier rôde sans cesse autour de leur tête comme il le fait autour de la mienne, c’est ce que je ne peux même pas concevoir », 17 octobre 1919, page 519
« La manière dont je me suis systématiquement détruit tout au long des années est surprenante ; ce fut, telle une rupture de digue progressant lentement, une action pleine d’intentions. L’esprit qui a accompli cela doit maintenant fêter son triomphe, pourquoi ne me laisse-t-il pas y prendre part ? Sans doute n’a-t-il pas encore réalisé complètement ses desseins, de sorte qu’il ne peut pas penser à autre chose », 17 octobre 1921, page 519
« Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde, qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est là l’essence de la magie, qui ne crée pas, mais qui invoque », 18 octobre 1921, page 519
« Ce n’est pas parce que sa vie était trop brève que Moïse n’est pas entré en Chanaan, c’est parce que c’était une vie humaine », 19 octobre 1921, page 520
« Celui qui, vivant, ne vient pas à bout de sa vie, a besoin d’une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin – il n’y arrive que très imparfaitement –, mais de l’autre main, il peut écrire ce qu’il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n’est-il pas mort de son vivant, n’est-il pas l’authentique survivant ? Ce qui suppose toutefois qu’il n’ait pas besoin de ses deux mains et de plus de choses qu’il n’en possède pour lutter contre le désespoir », 19 octobre 1921, page 520
« Tout est chimère, la famille, le bureau, les amis, la rue, tout est chimère, et chimère plus ou moins lointaine, la femme ; mais la vérité la plus proche, c’est que tu te cognes la tête contre le mur d’une cellule sans porte ni fenêtre », 21 octobre 1921, page 521
« Moments terribles ces derniers temps, impossibles à dénombrer, presque ininterrompus. Promenades, nuits, jours, incapable de tout, sauf de souffrir », 12 juin 1923, page 565
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(1) Jean Richepin, né à Médéa (Algérie) le 4 février 1849 et mort à Paris le 12 décembre 1926, est un poète, romancier et auteur dramatique français (source Wikipédia) ; je crois me souvenir que Rimbaud le croisa également une fois ou deux dans sa vie.
(2) Le Moule : le Mohel, le circonciseur dans la tradition juive.
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