Hans SAHL, Survivre est un métier, collection le goût des idées dirigée par Jean-Claude Zylberstein, traduit de l’allemand par Josette Calas et Fanette Lepetit, Paris, Les Belles Lettres, 2016
« L’histoire de ma génération est une aberration dont le terme fut souvent mortel », page 46
Hans Sahl est un écrivain allemand méconnu. Décédé en 1993, son œuvre a été redécouverte en Allemagne, où elle a été entièrement publiée de 2008 à 2012.
Juif et homme de gauche, il dut émigrer, comme beaucoup d’autres de ses concitoyens juifs allemands, à l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, nous est-il expliqué dans le prière d’insérer.
Survivre est un métier est une autobiographie. Le titre original du livre, en allemand, était : « Das Exil im Exil », c’est-à-dire, littéralement, « L’exil dans l’exil ». « Survivre est un métier » a été jugé probablement plus évocateur, pour ne pas dire plus vendeur, ce qui serait faire injure à son éditeur (1). Ce titre, en effet, fait certainement écho au titre du roman de Robert Merle, paru dans les années cinquante, « La mort est mon métier » ; où il s’agit des Mémoires, naturellement inventés par l’auteur, du commandant du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale.
Das Exil im Exil a été publié la première fois en Allemagne en 1990. Malheureusement, rien, tout au moins dans cette édition, ne permet de fixer avec précision la date à laquelle Hans Sahl a écrit son livre. On peut supposer qu’il l’a fait juste après la guerre, dans les années cinquante probablement. Ce qui expliquerait peut-être que le ton de Survivre est un métier est assez souvent lyrique, sans être grandiloquent, ayant été écrit à une époque où cette manière d’écrire, fréquente, était alors encore bien perçue, sans être pour autant la norme.
Il n’empêche, Survivre est un métier est un livre qui émeut. Certes, c’est une « iconographie de l’exil », mais c’est avant tout à mes yeux un livre de souvenirs, doublé d’un témoignage plutôt bouleversant sur la vie de l’auteur à cette époque-là, et les nombreuses rencontres qu’il a pu faire, jugez-en : Thomas et Klaus Mann, Bertold Brecht, Joseph Roth, Walter Benjamin, pour ne citer que les plus célèbres.
Un témoignage où l’on apprend énormément de choses, grandes et petites, sur la vie des juifs immigrés, rescapés, qui, ayant réussi à s’enfuir et à échapper à la mort programmée dans les camps d’extermination, deviendront des êtres déracinés, se sentant coupables d’avoir survécu. Culpabilité, désespoir, mais comment savoir ? qui vont mener certains d’entre eux jusqu’au suicide.
C’est ainsi que l’écrivain et poète allemand expressionniste Ernst Toller se pend dans une chambre de l’hôtel Mayflower à New York à la patère de sa porte…
Que Walter Benjamin met fin à ses jours à la frontière franco-espagnole…
Qu’à « l’arrivée des troupes allemandes, Alfred Wolfenstein s’est suicidé, non loin du petit hôtel rue de Vaugirard où un autre poète allemand, Ernst Weiss, a mis fin à ses jours, à peu près au même moment »…
Qu’Arthur Koestler fut retrouvé en compagnie de sa femme « dans leur appartement londonien, assis bien droits dans leur fauteuil »…
Que le caricaturiste Augustus Hamburger et Carola Muschler se donnent la mort dans la suite princière de l’hôtel Georges V, après avoir donné une ultime fête pour quelques-uns de leurs intimes…
Un après-midi de mars 1933 Hans Sahl, lui, part à la gare de Anhalt (à Berlin). Le capitaine Frenzel de l’escadrille Richthofen lui fait passer le contrôle. Hans Sahl monte alors dans un train presque vide qui va le mener à Prague, où il trouve un refuge provisoire ; il y est accueilli par Max Brod, l’ami de Kafka. De là, ensuite, il gagnera Zurich puis Paris. A Paris, il est interné un temps, puis libéré ; il s’enfuit alors à Marseille. Varian Fry, un jeune américain envoyé à Marseille par un comité qui s’était constitué à New York après la débâcle française sous la présidence de Thomas Mann, le prendra en charge et va lui obtenir un visa pour l’Amérique…
Florilège
« Dans la société bourgeoise que je méprise, puissance signifie argent. Et pour gagner de l’argent, il ne faut pas être sentimental. Je ne sers pas la cause en traînant ma faim dans les cafés, en étant une charge pour tous, incapable de me tirer d’affaire moi-même pour finalement sombrer dans le dépotoir de l’immigration ; je ne peux, au contraire, lutter pour mon idée que si je reste en vie et m’enracine solidement dans cette vie. Non, je ne veux pas sombrer. Je veux jouir de la puissance que donne l’argent, je veux m’enivrer des splendeurs de la terre que je vais reconquérir, morceau par morceau, goutte de sang après goutte de sang, les arrachant à la nuit, à la détresse, au désespoir ; je voudrais renaître un jour dans cette existence, m’épanouir un jour dans cette grande aventure et étancher ma soif jusqu’aux racines de la vie », page 28
« Et puis j’aimais Klaus [Klaus Mann, fils de Thomas Mann], parce qu’il savait être sympathique, simplement sympathique, comme un camarade ou un ami. Certains le trouvaient snob, parce qu’il plaçait dans son propos des noms connus, ce qui en anglais se dit name-dropping. Il passait d’une personnalité importante à une autre, à Paris il avait dîné avec Gide, sur la côte d’Azur avec Annette Kolb et avec son oncle Heinrich, il était en route vers la Californie pour voir Huxley », page 51
« Il me semblait que Thomas Mann tenait beaucoup à composer une conversation avec sa famille, comme la page d’un livre. On ne parlait pas dans le désordre, chacun prenait son tour le moment venu. Thomas Mann donnait audience, accordait la parole, écoutait, commentait, veillait à ce que personne ne fût lésé. Il distribuait les portions de son amour aussi équitablement qu’un chef cuisinier qui remplit les assiettes à l’aide d’une grande louche. Tout se déroulait avec une extrême distinction. On riait même, mais jamais trop fort. On improvisait même, mais jamais au-delà d’une certaine limite. Thomas Mann parlait comme un livre. Il rompait avec les siens le pain de la grammaire et condescendait à le répartir dans les assiettes », page 53
« Il [Joseph Roth] est mort comme il avait vécu, buvant, fumant, discourant, dans la ville même où Heine avait écrit et où il fut enterré. Plus encore que tout le reste, plus encore que sa Crypte des capucins ou que La Marche de Radetsky, j’aime une toute petite œuvre en prose, Instant de repos devant une destruction, qu’il a écrite en observant depuis sa terrasse de café la démolition du vieil hôtel Foyot où, entre autres, Rilke avait séjourné *», page 73
* Rappelons que Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de Georges Perec, a été écrit selon le même procédé.
« Enfant déjà, j’étais un menteur peu doué, les mensonges me fatiguaient. Il fallait essayer de ne pas s’empêtrer dans des contradictions. Il fallait donner l’impression de dire la vérité. On n’avait pas le droit de rougir, ne celui de bafouiller et de bégayer, et même, il fallait croire à ses propres mensonges. Un menteur d’envergure doit se persuader lui-même, et persuader les autres qu’il dit la vérité, et de cela précisément je n’étais pas capable », page 76
« Je crois que le choix de la liberté est encore plus important que la liberté elle-même », page 78
« Jusqu’à quel point un homme qui pense est-il encore capable de penser quand il a la foi ? », page 92
« Il y a une littérature qui déborde la littérature : celle des procès-verbaux policiers, des rapports médicaux et juridiques, des décrets, des avertissements, des modes d’emploi. Leurs auteurs ne sont pas des écrivains, ce sont des préfets de police, des médecins, des juristes, des ingénieurs, des directeurs de prison, des fonctionnaires du fisc. Ils utilisent les mots uniquement pour décrire un fait, sans tenir compte du langage lui-même. De la froide observation, pleine d’ironie, que Franz Kafka a faite de l’allemand administratif de la monarchie austro-hongroise, est née l’absolue beauté de sa prose », page 111
« Les acteurs immigrés avaient du mal à se tirer d’affaire en Amérique, dans le meilleur des cas on leur confiait des rôles pour lesquels il fallait avoir l’accent allemand. C’est ainsi qu’à Hollywood les persécutés avaient à jouer le rôle de leurs persécuteurs. Des rescapés d’Auschwitz pouvaient s’estimer heureux quand ils décochaient le rôle d’un fringant officier S.S. », page 158
« Ce n’était pas un grand écrivain, mais A l’Ouest rien de nouveau avait été un grand livre qui avait rendu superflue toute une production de livres de guerre et il aurait même pu rendre la guerre superflue, mais la guerre est plus forte que la littérature. C’était aussi le meilleur livre de Remarque », page 169
« Je ne vis pas en R.F.A. J’ai cherché à en finir avec l’alternative entre deux solutions provisoires en choisissant ce qui m’était le plus familier. Je suis donc retourné en Amérique, plus en fugitif, mais en correspondant de journaux allemands. C’est seulement après avoir pris la décision de ne plus vivre de l’Amérique que j’ai fait la paix avec l’Amérique », page 183
« L’Amérique de Thornton Wilder est morte avec lui, avec ce gentleman de bonne famille, ce grand seigneur de la littérature américaine formé à l’école de Calderon et de Proust, de Nestroy et de Brecht. L’homme nouveau qu’il avait espéré est devenu une utopie au fur et à mesure que l’Amérique perdait son innocence », page 190
« Les choses avaient une apparence trompeuse. Le produit de remplacement avait succédé à l’original, gobelets en plastique, couteaux, fourchettes, lampes, seaux et balais en plastique rappelaient quelque chose qui avait été naguère une civilisation. C’était un monde d’apesanteur où tout avait la même légèreté, le même poids, où le dur se révélait mou, le mou dur, le pointu émoussé, l’émoussé pointu, un monde dont la valeur utilitaire obéissait à la loi du bon marché, une civilisation faite pour l’instant, pour le rebut, tout comme les maisons qu’ils construisaient, et les mariages qu’ils concluaient. Elle pensait aux lourds couverts d’argent, aux lourdes coupes taillées dans le plus pur cristal, au samovar d’argent et aux candélabres d’argent dans la maison jaune de ses parents ; et elle se disait qu’il valait peut-être mieux vivre dans un monde sans pesanteur, sans passé, sans histoire que dans cet autre monde en argent où les obligations historiques avaient été sa raison d’être au présent… », page 199
« L’art de la danse est son amant, ses enfants sont les membres de sa compagnie, ils ne sont pas là, mais ils viennent quel que soit le moment où elle [Lotte Goslar] les appelle, ils continueront ce qu’elle leur aura montré : qu’il est mieux de mourir de rire que de chagrin ; elle leur aura montré comment elle voit les êtres humains, très petits, très ridicules et très touchants. Leur côté drôle, c’est un héroïque quand même, une invitation à survivre. Elle est partout où, au coin de la cheminée, on tisse des légendes et s’accomplissent des miracles…Ne vous retournez pas, le gros lourdeau rôde… là où un petit bonhomme se tient sur une jambe dans la forêt et où Lorelei a perdu son peigne », page 220
Lotte Goslar. Voir notamment Lotte Goslar et son pantomime Circus, ici.
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(1) Dans la collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein, aux Belles Lettres, il existe un précédent : Voir ici « A moveable feast » d’Ernest Hemingway, qui devient Paris est une fête, dans la traduction française.
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