Ayant refermé le livre, je me suis surpris à penser que la pire des folies ‒ après ça ‒ serait de croire encore à un possible « grand soir de la sagesse », d’espérer sa venue… Sauf à le trouver peut-être « quelque part, de l’autre côté, parmi les mains blanches de la lumière », comme l’écrivait le poète André Frénaud…
Ce sera peut-être aussi votre réaction, lorsque vous aurez lu Être sans destin.
Pourquoi ce titre : Être sans destin ? (« absence de destin » en hongrois). Il faut attendre la fin du livre pour trouver un début de réponse à cette question. Imre Kertész écrit, en effet, alors qu’il vient de rentrer chez lui après avoir passé un an ‒ un an seulement, penserez-vous peut-être ? ‒ dans les camps de concentration, et qu’il croise, par hasard, sur le palier, deux de ses anciens voisins :
« On ne peut pas – il fallait qu’ils essaient de comprendre cela –, on ne peut pas tout me prendre, il m’est impossible de n’être ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et de n’avoir pas pu me tromper, de n’être ni la cause ni la conséquence de rien ; je les suppliais presque d’essayer d’admettre que je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n’être rien qu’innocent. » (c’est moi qui souligne) (page 357).
Ce roman traduit du hongrois, a été publié en 1998 chez Actes Sud (disponible dans la collection de poche Babel, n° 973, Voir ici) ; c’est, en réalité, un récit autobiographique. L’auteur y raconte son expérience des camps. Il ne veut ni témoigner ni « penser » son expérience, mais cherche plutôt à « recréer le monde des camps au fil d’une impitoyable reconstitution immédiate ».
Livre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine, tout autant qu’à la littérature de la Shoah. Incontournable comme, bien entendu, peut l’être également Si c’est un homme, de l’italien Primo Levi (Voir ici).
C’est dans les années soixante qu’Imre Kertész, écrivain hongrois, juif, prix Nobel de littérature 2002, décédé en mars de cette année, écrit Etre sans destin. Déporté à Auschwitz en 1944, à l’âge de 15 ans, transféré à Buchenwald puis à Zeitz, camp annexe de Buchenwald, Imre Kertész finit par être libéré en 1945.
Mais ce n’est seulement qu’en 1975 qu’Être sans destin paraît en Hongrie ; et ce n’est qu’à l’occasion d’une réédition, dix ans plus tard, que le livre rencontre enfin le succès qu’il mérite (Voir ici). Dans sa traduction en français, le livre ne sera donc publié en France qu’en 1998, pas loin de 50 ans après qu’Imre Kertész l’eût écrit…
Imre Kertész a 15 ans lorsque commence le récit. Il vit dans une famille juive que l’on qualifierait, aujourd’hui, de « famille recomposée ». S’il continue à voir sa mère régulièrement, deux après-midi par semaine, ‒ elle aurait préféré d’ailleurs qu’il demeurât avec elle, mais le tribunal l’a confié à son père ‒, il vit en permanence chez son père, qui s’est remarié ; il entretient de bonnes relations avec sa belle-mère, il se sent tiraillé, toutefois, entre ses deux familles.
Nous sommes en 1944. A Budapest, comme partout ailleurs, les juifs portent l’étoile jaune. Son père est réquisitionné pour le service du travail obligatoire. Au lycée que fréquente le jeune Kertész, les élèves sont partis en vacances dès le printemps, car c’est la guerre. Imre, d’autorité, est alors affecté lui aussi à « un emploi stable », dans les Raffineries de pétrole Shell. Il est amoureux d’une jeune fille juive, Annamária ; elle est partagée entre la fierté et la honte d’être juif. « Finalement, on a besoin de savoir pourquoi on nous hait », dit-elle. Dans l’abri, lors d’une alerte aérienne, tandis qu’ils entendent une bombe exploser, ils s’embrassent dans le noir…
Un matin, alors qu’Imre prend comme d’habitude le bus pour se rendre à son travail, celui-ci est arrêté en plein champ par la police. « S’il y a des juifs dans le véhicule, ils doivent descendre », dit la police ; il s’agit, a priori, d’un simple contrôle d’identité. Imre et ses camarades descendent du bus, ils sont bientôt pris en charge par les gendarmes, puis enfermés dans un bâtiment ; un officier SS est chargé de procéder, le lendemain, à « l’examen » de leur situation…
Par la suite, Imré et tous ses camarades seront déportés à Auschwitz. À Auschwitz, il ne séjourne que trois jours ; il est ensuite transféré à Buchenwald, et enfin à Zeitz, camp annexe de Buchenwald, que l’auteur qualifie ironiquement de « provincial » :
« … j’ai vu tout de suite que cette fois j’étais arrivé dans un camp de concentration tout petit, misérable, perdu, pour tout dire, provincial. J’aurais cherché en vain des douches ou même un crématoire… » (page 176).
A la libération, Imre rejoint les siens à Budapest, il retourne « à la maison », comme il dit. Ses voisins lui apprennent qu’entre-temps son père est décédé, en déportation, à Mauthausen ; sa belle-mère s’est remariée avec le contremaître de l’entreprise familiale ; et il revoit sa mère…
L’élaboration de cette œuvre, nous renseigne le prière d’insérer, a requis « un inimaginable travail de distanciation et de mémoire ». Je voudrais juste évoquer deux des multiples situations, elles se comptent par dizaines – singulières, horribles pour la plupart, ai-je besoin de l’écrire – qu’Imre Kertész a vécues dans ces camps ; qu’il parvient à décrire, en effet, avec rigueur, lucidité, et équanimité.
À Auschwitz, le premier jour, il trouve la soupe si infecte ‒ « je fus bien obligé d’admettre que c’était, malheureusement, immangeable » écrit-il ‒ qu’il la jette, comme la plupart de ses camarades, au pied du mur de la baraque. Et puis, quelques pages plus loin, il écrit : « Je dois encore reconnaître quelque chose : le lendemain, j’ai mangé la soupe et le troisième jour, je l’attendais »…
Et ainsi de suite, de souffrance en souffrance, jusqu’à devenir ce que, dans le jargon des camps, les détenus nomment un « musulman » (1), c’est-à-dire un être dont tous ses camarades savent qu’il est si faible et si démuni qu’il est condamné à mourir, que cela ne saurait tarder…
Alors, jeté sur une grande charrette, où les corps s’agglutinent, donné pour mort, il cligne des yeux… (« ils se penchaient vers moi et je fus bien obligé de cligner des yeux, puisqu’une main furetait devant eux », page 256). Il est jeté, de nouveau, ‒ puisqu’il vit encore ‒ sur une charrette plus petite… et envoyé à l’hôpital. L’hôpital, en l’occurrence, est plutôt un mouroir, où sont distribués les derniers soins par des « triangles rouges », détenus politiques combattant l’idéologie nazie, enfermés là depuis des années, qui s’efforcent de résister à leur façon, en traitant les détenus comme de vrais patients, ‒ le plus humainement possible.
Là, un matin, Imre doit se rendre à l’évidence : blotti tout contre lui, inerte, sur la paillasse, son compagnon est mort dans la nuit ; il décide alors de taire, de cacher son décès afin de pouvoir bénéficier de sa ration de nourriture : « Puis je pris sa ration de pain, de même que sa soupe, le soir, et ainsi de suite, et puis un jour, il se mit à se comporter d’une manière très étrange : alors, je fus bien obligé de le dire, je ne pouvais plus le garder dans mon lit, finalement. »…
Il n’y a aucun doute : Être sans destin « dérangera tout autant ceux qui refusent de voir en face le fonctionnement du totalitarisme que ceux qui entretiennent le mythe d’un univers concentrationnaire manichéen ». Dans cet ordre d’idées, Imre Kertész écrit encore ceci, ‒ et ce seront les dernières phrases de son livre :
« Il n’y a aucune absurdité qu’on ne puisse vivre tout naturellement, et sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois qu’on me posera des questions. Si jamais on m’en pose. Et si je ne l’ai pas moi-même oublié », page 359…
(1) Sur la condition de « musulman », dans les camps de concentration, Voir ici une description détaillée.
………………
Florilège
« Dans la précipitation, je ne savais même pas par où aller, je me rappelle juste que pendant ce temps j’avais un peu envie de rire, d’une part, à cause de l’étonnement et de mon embarras, à cause de cette impression que j’avais d’être tombé soudain au beau milieu d’une pièce de théâtre insensée où je ne connaissais pas très bien mon rôle, d’autre part, à cause d’une pensée fugace qui n’a fait que passer dans mon imagination : la tête de ma belle-mère quand elle se rendrait compte qu’elle m’attendait en vain pour le dîner », page 78
« Finalement, on a besoin de savoir pourquoi on nous hait », jugeait-elle. Elle a avoué qu’au début elle ne comprenait rien à tout ça, et que ça lui faisait très mal de voir qu’on la méprisait « rien que parce qu’elle est juive » : elle a senti alors pour la première fois – comme elle a dit – que quelque chose la séparait des autres gens, qu’elle appartenait à un autre monde. Ensuite, elle s’était mise à réfléchir, elle avait même cherché des réponses à ses questions dans des livres ou des discussions, et c’est ainsi qu’elle avait compris que c’était justement cela que les gens haïssaient chez elle. Elle considérait que « nous, les juifs, nous sommes différents des autres », que cette différence est fondamentale et que c’est à cause de cela que les gens détestent les juifs. Elle a aussi fait remarquer combien il est particulier pour elle de vivre « avec la conscience de cette différence » et qu’elle en ressentait parfois une sorte de fierté, et parfois plutôt une espèce de honte », page 49
« Je peux l’affirmer : l’attente n’est pas propice à la joie », page 103
« Ce n’est qu’à cet instant que je remarquai les deux traits en forme d’éclair sur leur col. Je pus établir de la sorte qu’ils devaient appartenir à la fameuse formation des SS, à propos de laquelle j’avais entendu dire beaucoup de choses chez nous. Je peux affirmer que je ne les ai trouvés nullement menaçants : ils marchaient tranquillement de long en large, patrouillaient tout le long du grillage, répondaient aux questions, hochaient la tête, donnaient à certains d’entre nous des tapes amicales dans le dos ou sur l’épaule », page 114
« Mais nombre d’entre eux tenaient dans une main une canne, une simple canne de promenade recourbée en crochet, ce qui me surprit un peu car ils marchaient tous correctement, et c’étaient des hommes en parfaite santé. Par la suite, j’ai pu observer cet objet de plus près. Mon attention fut attirée par le fait que l’un d’eux, qui me tournait le dos à demi, le plaça soudain horizontalement derrière ses hanches et, le tenant par les deux extrémités, se mit à le plier d’un geste qui semblait blasé. Mon rang s’approchait de lui. Et alors je vis que ce n’était pas du bois mais du cuir, et que ce n’était pas une canne mais une cravache. Ça m’a fait une drôle d’impression – mais je n’avais pas vu qu’ils y aient eu recours, et il y avait certes beaucoup de détenus autour de nous, finalement », page 116
« Tout au début, je me sentais, comment dirais-je, comme un visiteur en prison – ce qui est tout à fait compréhensible et dû à nos habitudes trompeuses qui sont, en dernière analyse, celles de la nature humaine, je crois. La cour, cette place écrasée par le soleil, me semblait un peu aride, je ne voyais pas la moindre trace de terrain de football, de potager, de pelouse ou de fleurs. Il y avait seulement un grand bâtiment en bois sans décoration, rappelant extérieurement une grange : c’était apparemment notre maison. », page 139
« A cet instant-là, là-bas, en face, brûlaient nos compagnons de voyage, tous ceux qui avaient voulu monter dans les camions, ceux qui s’étaient avérés inaptes aux yeux du médecin à cause de leur âge ou pour tout autre raison, de même que les petits enfants, leurs mères et les futures mères pour lesquelles ça se voyait déjà, comme ils disaient. Eux aussi étaient allés de la gare aux douches. Eux aussi avaient eu des explications, concernant les crochets, les numéros, les modalités de la douche, exactement comme nous. Il y avait eu des coiffeurs, assurait-on, et ils avaient reçu un morceau de savon. Ensuite, eux aussi étaient entrés dans le local des douches où, à ce qu’on me dit, il y avait aussi des tuyaux et des pommes : sauf qu’on ne leur a pas envoyé de l’eau, mais du gaz. », page 151
« Je n’ai pas appris tout cela d’un coup, plutôt petit à petit, complétant sans cesse mes connaissances avec de nouveaux détails, en ôtant quelques-uns, en laissant d’autres et en rajoutant de nouveaux. Cependant, disait-on, ils sont très gentils avec eux, ils les entourent de soins et d’affection, les enfants chantent et jouent au ballon et l’endroit où on les asphyxie est très beau, il se trouve au milieu d’une très belle pelouse, d’un bosquet et de plates-bandes : voilà pourquoi cela éveillait en moi une impression de plaisanterie, d’une espèce de blague de potache. (…) Bien sûr, j’admettais que tout ceci n’était pas vraiment une plaisanterie, si je le considère d’un autre point de vue, puisque j’ai pu m’assurer du résultat – pour m’exprimer ainsi – de mes propres yeux et surtout avec mon estomac qui se retournait sans cesse ; mais voilà, c’était l’impression que j’avais… », page 152
« Je constatai bientôt qu’il était inutile de continuer à l’attendre, et que l’amitié n’est qu’une chose passagère, visiblement, à laquelle la loi de la vie trace des limites – tout naturellement, d’ailleurs, cela va sans dire. », page 211
« A la maison, j’avais déjà eu – c’est du moins ce que je croyais – faim, naturellement ; j’avais eu faim à la briqueterie, dans le train, à Auschwitz et aussi à Buchenwald – mais je n’avais pas encore connu cette sensation de cette façon, constamment, à long terme, pour ainsi dire. Je m’étais transformé en une sorte de trou, de gouffre, et tous mes efforts, toutes mes préoccupations avaient pour seul but de faire disparaître, de remplir, de faire taire ce gouffre sans fond de plus en plus exigeant. Je n’avais d’yeux que pour cela, toute ma raison était au service de cela, cela seulement guidait tous mes actes, et si je ne mangeais pas du bois, du fer ou des cailloux, c’était uniquement parce que ce sont des choses qu’on ne peut ni mâcher ni digérer. Mais j’ai essayé le sable, par exemple, et quand il m’arrivait de voir de l’herbe, je n’hésitais pas – hélas, il n’y avait guère d’herbe, ni à l’usine, ni dans l’enceinte du camp. », page 222
« Je n’aurais jamais cru, par exemple, que je me transformerais si vite en un vieil homme flétri. Au pays, il faut du temps pour cela, cinquante ou soixante ans au moins ; au camp, trois mois ont suffi pour que mon corps me trahisse. Je peux affirmer qu’il n’y a rien de plus pénible, de plus décourageant que de relever, de comptabiliser jour après jour ce qui meurt en nous. », page 225
« Et pour terminer, il y a, qu’on s’y attende ou pas, qu’on les provoque ou qu’on tâche de les éviter, toujours et partout : les coups. J’en ai eu ma part, naturellement, mais pas plus – pas moins non plus – que la dose habituelle, moyenne, quotidienne, que quiconque, que n’importe lequel d’entre nous, et donc non pas ce qu’entraînait un accident particulier, individuel, mais seulement ce qui correspondait aux conditions normales de notre camp. », page 230
« s’il y a un destin, la liberté n’est pas possible ; si, au contraire, ai-je poursuivi de plus en plus surpris, et me piquant au jeu, si la liberté existe, alors il n’y a pas de destin, c’est-à-dire – je me suis interrompu, juste le temps de reprendre mon souffle –, c’est-à-dire qu’alors nous sommes nous-même le destin : c’est ce qu’à cet instant-là j’ai compris plus clairement que jamais. », page 356
« On ne peut pas – il fallait qu’ils essaient de comprendre cela –, on ne peut pas tout me prendre, il m’est impossible de n’être ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et de n’avoir pas pu me tromper, de n’être ni la cause ni la conséquence de rien ; je les suppliais presque d’essayer d’admettre que je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir n’être rien qu’innocent. », page 357
Bonjour
Voilà ce qui constitue les fondements du carnavalesque de l existence humaine, une divine comédie macabre où un destin ne saurait priver chacun d une possible liberté, au moins celle de continuer à explorer notre capacité à conscientiser l horreur. Kundera écrivait à propos de la folie de Nietzsche qu il s agissait de son divorce avec l humanité….assurément je suis fou.
J’aimeJ’aime