Voyage à Berlin, mini-carnet

Une installation improbable

Elle consisterait en un assemblage de ces poubelles oranges que l’on trouve un peu partout dans la ville, sur les trottoirs, à Berlin. Il y en a des milliers. Mettons qu’il y en aurait cent. Cent poubelles oranges, venues des quatre coins de l’immense Berlin, choisies soigneusement, en raison de leur singularité ‒ beaucoup de ces poubelles, en effet, sont graffitées, ou recouvertes de lambeaux d’affiches publicitaires déchirées, aux couleurs délavées par le soleil, et usées par la pluie ‒ ; ou de leur absence de singularité ‒ elles sont comme neuves alors, orange pétard. Les poubelles seront déboulonnées la nuit, en cachette, pour ne pas se faire attraper par la Polizei. Mettons qu’on les colle ensemble, en rang, deux par deux, comme à l’école, de telle sorte que les sommets arrondis de ces cent poubelles, serrés les uns contre les autres, constituent une chaussée, jouant les montagnes russes. Un petit animal, un rongeur quelconque, un rat, et pourquoi non, et un petit enfant, grimperont ensuite sur le sommet des deux premières de ces cent poubelles oranges, chacun la sienne, sachant qu’ils franchiront cette distance, minuscule, qui sépare le sommet rond des deux premières poubelles, du sommet rond des deux qui suivent, et ainsi de suite, jusqu’à cent, faisant un saut de puce, pour le rat, un tout petit pas en avant, pour l’enfant, sans difficulté, sans guère se retourner, et sans tomber, avant de sauter parterre, d’un bel élan, sans se casser la binette, chose facile pour le rat, cela quelque temps plus tard, à défaut de trouver la cent unième, qui n’existe pas, n’existera jamais, sauf à dénaturer l’installation.

La pantoufle

Dans la salle de bains attenante à la chambre que m’avait louée ma logeuse airbnb, à Kreuzberg, dans l’immense Berlin, juste à l’entrée, suspendu au mur, au-dessus d’un petit banc, s’asseoir pour ôter ses chaussures, il y avait un grand sac en tissu, en forme de grande pantoufle. Une grande pantoufle beigeâtre qui peluchait un peu, elle mesurait soixante centimètres de haut, au moins, et bien trente en largeur ; tout est si grand, à Berlin. J’ai pensé au sabot de bois accroché au mur, autrefois, dans l’entrée de la maison, chez ma grand-mère, dans lequel il y avait une brosse à habits, ‒ un petit coup de brosse sur les manches de son paletot bleu marine, le col et les épaules, tous les dimanches, avant de partir pour la messe. La grande pantoufle de ma logeuse airbnb est une chose pratique, une délicate attention à l’égard du visiteur.
Dans la grande pantoufle, en effet, on trouve « x » paires de vraies pantoufles en tissu beigeasse, taille unique. « Chausse donc une paire, si tu ne veux pas te mouiller les pieds, attraper froid sur le carrelage ». Dans cette grande pantoufle, bien que je me sois abstenu de les compter, il y avait bien six paires de vraies pantoufles, peut-être même plus ; mais pas dix, il ne faut pas exagérer non plus. Taille unique, je le répète.
Je me demande qui pourrait bien accepter de chausser ces pantoufles, quand bien même, entre la visite de deux locataires, elles seraient scrupuleusement passées en machine chaque fois, ce qui me paraît à moi très improbable hein ? Dans lesquelles des centaines d’individus peu circonspects, ont glissé leurs pieds ‒ peut-être ‒, dans un soupir de contentement, avec leur sueur, leur mauvaise odeur, leur crasse, leurs mycoses, leurs ongles incarnés, ou rongés par les champignons, au fil des semaines, des mois, des années de location de cette chambre, et de cette salle de bains, par ma logeuse airbnb.
Pas moi. Ça ne m’arrivera pas.

Les trois chats

Ma logeuse aurait-elle peur de moi ? elle n’ose pas me regarder ; c’est à peine si elle ose me parler. Ma logeuse a trois chats : a) un chat que je n’ai vu qu’une fois, le jour de mon arrivée, un petit curieux jamais revu ensuite ; b) un chaton qui a eu peur de moi de suite, dès qu’il m’a vu, et qui a peur de moi chaque fois qu’il me croise, dans le couloir qui dessert la chambre, la cuisine, et la salle de bains ; il se débine ; il court partout sans bruit ; il est si mignon. c) Un troisième chat qui est un fieffé emmerdeur, un de ces petits cons de chat propriétaire, imbu de sa petite personne, un fat, qui te suit partout où que tu ailles, qui te regarde dans les toilettes, de son œil brillant, inexpressif, trôner sur le trône, là où le roi lui-même irait seul à ce qu’on prétend ; qui pour un peu, si tu le laissais faire, grimperait sur tes genoux lorsque tu te redresses, au besoin en y plantant ses griffes… Celui-là aime à s’allonger, se prélasser, dans la cuisine, sur le carré de tissu spongieux destiné à recevoir la vaisselle lavée et rincée. Ce carré, c’est curieux, est archi sec, les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches heu, sont-elles sèches heu… sont-elles sèches ces chaussettes ? ti tata ! ti tata ! allons allons Joël, comment crois-tu pouvoir fredonner en écrivant ? tu te fourvoies mon garçon… des jours, probablement, qu’il n’a pas servi, ce bout de tissu éponge ; certainement que le petit con vient s’y mettre, systématiquement, chaque fois que quelqu’un fait la vaisselle ; certainement que tous les locataires avant moi ont dû respecter cette lubie. Pas moi. « Pschiiit ! Va-t-en ! », en faisant des gestes ; et puis que je te le dévisage, moi, en roulant de gros yeux ronds, mobiles ; comme il s’en fout, je le secoue un peu, gentiment, sans le rudoyer hein. Ah ! il n’apprécie guère ; il me fixe, il a de grands yeux bleus, intenses, forts beaux ma foi ; « Plaît-il ? et de quel droit ? », semblent-t-il me dire. Alors je fais, muet et tranquille, ma petite vaisselle, en déposant ma tasse, la soucoupe, et mes couverts sur le bord opposé de l’évier, à même l’inox. Et que je te rince mes doigts, abondamment, que je te les secoue avec vigueur. Oh merde alors ! l’eau gicle sur sa fourrure ! c’est à peine s’il remue la queue, défendant, placide, son pré carré. Alors de guerre lasse, de la main et du bras, d’un geste large, vigoureux, peu caressant, qui lui enveloppe l’arrière-train, je le chasse, l’obligeant à sauter parterre ; petit con va. Je mouille abondamment le carré de tissu spongieux, je pose ma vaisselle dessus. Il s’en va, nonchalant ; il s’en fout ; d’ailleurs moi aussi.

Le marchand de tennis

Le marchand de tennis vendait des tennis d’occasion, neufs jamais portés, de marque ou contrefaits, sans qu’il fût possible de connaître leur origine réelle, et s’ils étaient réellement neufs, de marque ou contrefaits. La boutique était située dans Oderbergerstrasse, à Berlin. On entrait dans la boutique par une porte étroite, en verre dépoli, plutôt sale. À l’intérieur, contre la porte, sur le panneau du bas, quelqu’un avait collé une affiche bariolée ; elle représentait un portrait de Lady Diana aux couleurs criardes ; le portrait était plutôt fidèle à son modèle ; le portrait était de fort mauvais goût ; comme la plupart des tennis vendues, pas chères, dans la boutique ; on dit un ou une. Il y en avait des centaines, par paires, on dit les deux. Elles étaient rangées comme des crânes, dans une catacombe, ou des bouteilles, dans une cave à vins, ou des livres, dans une bibliothèque : le cul de la tennis, l’arrière de son crâne, son dos face à toi, dans des casiers carrés, en bois, pleins à craquer ; les carrés étaient tous de la même dimension, cinquante centimètres de côté environ ; les carrés de tennis montaient jusqu’au ciel ; enfin, jusqu’au plafond. Devant la boutique du marchand de tennis, sur la terrasse, bien à l’abri, sous une grande bâche noire, il y avait une bonne dizaine de portants, en long, ou circulaires, bourrés de vêtements, serrés les uns contre les autres comme des sardines, l’odeur de poisson en moins ; sur des cintres en plastique. Plusieurs femmes, des jeunes, au moins quatre, scrutaient, le visage grave, les portants d’un oeil de Lyncée, tout en faisant défiler rapidement les cintres d’une main leste, habituée à l’exercice. Lorsqu’elles trouvaient un vêtement à leur goût, elles plongeaient la main et le bras dans la mer des fringues, pour l’attraper ; la main, le bras disparaissaient tout entier dans la mer des fringues. Les voyant faire, j’ai pensé au bras du vétérinaire, enfoncé dans le cul de la vache, qui va nous faire sans tarder son petit veau ; quelle drôle d’idée.
Lorsque je suis remonté vers le centre de la ville, il y avait aussi, deux centres plus loin ‒ immense ville que Berlin, la ville qui n’a pas de centre ‒, à l’angle d’ Oderbergerstrasse, un café à l’enseigne du « Café Godot ». Oui, Berlin ville immense a plusieurs centres ; un cercle dont la circonférence est partout, le centre nulle part, avait dit Pascal, de l’univers entier.

Un restaurant traditionnel

C’est un restaurant dont je n’ai pas noté ni retenu le nom, il se trouvait quelque part, du côté d’Oranienstrasse. On y sert les escalopes de veau panées par deux, ou trois ; minces, croustillantes, goûteuses, elles débordent de l’assiette. Une vaste pièce rectangle toute en longueur, cinq mètres sous plafond, des boiseries contre les murs, s’arrêtant à mi-hauteur ; suspendus au plafond, deux grands ventilateurs à pales, qui tournent sans faire le moindre bruit. Les lustres sont art déco. Une vingtaine de hauts tabourets sont installés le long du bar. Le parquet est en chêne, des lattes assez larges, à peu près vingt centimètres. Les ventilateurs se reflètent dans les miroirs encastrés dans le mur, derrière le bar, entre les bouteilles. Sur le mur du fond, un grand tableau de trois mètres sur deux, dans un cadre doré, représente deux diables noirs vêtus d’une cape noire, en silhouette. Le serveur était originaire de la Guadeloupe ; il parlait français avec un accent parisien. Une jeune femme aux cheveux roux coupés courts, buvait une chope de bière, assise au bar ; elle était la seule à s’être assise au bar, sur un tabouret ; son visage et le haut de son corps se reflétaient dans la glace ; un plan américain ; non, pas un plan américain ; le reflet de son corps dans la glace ne montrait pas ses cuisses ; la jeune femme, si. Elle me faisait penser à la jeune femme, accoudée au bar, dans le tableau de Edward Hopper, quelque part, dans une petite ville d’Amérique où il n’y a que deux habitants : elle, et le barman.

Eric F. Ross Gallery

Je suis au Jewish Museum, j’entre dans la galerie qu’Eric F. Ross a dédicacé à ses parents, morts en déportation, à Auschwitz. C’est une pièce vide, spacieuse, un polygone irrégulier, plutôt en longueur. Les murs, blancs, sont dépouillés ; il n’y a rien d’accroché ou d’inscrit dessus, aucun tableau, aucune photo, aucun objet, aucune explication, aucun commentaire, pas de mots chocs, pas de formules fortes ou énigmatiques, qui se voudraient profondes, ou qui réellement le sont, et qui seraient comme gravées dans le marbre. Mon cœur se serre, je ne saurais dire pourquoi ; ou plutôt si, je sais très bien pourquoi…
Pour sortir de la galerie, tout au fond, sur la droite, il y a comme un grand couloir ouvert, délimité par une cloison basse, qui nous ramène à notre point de départ, cette porte étroite par laquelle j’ai pénétré tout à l’heure dans la galerie. Au départ de ce couloir, deux simples cubes posés sur le sol, séparés l’un de l’autre de quelques mètres, blancs eux aussi, où l’on peut s’asseoir ; on les voit de loin.
J’imagine que les parents d’Eric sont assis sur ces cubes ; qu’ils attendent, confiants ; Eric, de même, les attend, ils ne vont pas tarder, ils vont bientôt rentrer à la maison. Très près de la sortie, un autre cube, blanc lui aussi, sur lequel j’imagine qu’Eric est assis ; et qu’il attend, tel un enfant sage, le retour de ses parents.

Voir aussi, sur le même sujet, mis en ligne précédemment, à propos du Musée juif, ici, et, sur l’ambiance générale de la ville de Berlin, un poème, ici.

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