« J’ai l’idée de ne lire que des chefs-d’œuvre ; car je lis de la littérature au kilomètre depuis si longtemps. »
Virginia Woolf.
Miguel de Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Gallimard, 2001, folio classique, Volume I : 868 pages, Volume II : 761 pages. Texte présenté, traduit et annoté par Jean Canavaggio
« … il n’y a pas lieu que vous alliez mendier des sentences de philosophes, des conseils des Saintes Ecritures, des fables de poètes, des discours de rhétoriciens, des miracles de saints, mais d’essayer plutôt que simplement, avec des mots significatifs, honnêtes et bien placés, votre discours et vos périodes soient sonores et plaisants et expriment votre intention, pour autant que vous y parviendrez et qu’il vous sera loisible, en donnant à entendre vos idées sans les compliquer ni les obscurcir. Tâchez aussi qu’en lisant votre histoire, le mélancolique s’esclaffe, le rieur le soit plus encore, l’ingénu ne s’ennuie pas, l’homme d’esprit en admire l’invention, le grave ne la méprise et le prudent ne laisse d’en faire la louange. », Don Quichotte, I, page 72
10 octobre
J’ai terminé, vers la fin septembre, la lecture de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, le prodigieux roman de Miguel de Cervantès (1547-1616).
Je referme le livre à regret…
Je dois dire que cette lecture passionnante ‒ qui aura duré tout un été (1) ‒ et où je suis allé de surprise en surprise ‒ m’a ragaillardi, revigoré, réconforté parfois ! Jamais le rythme de ma lecture ne s’est essoufflé, ma curiosité éteinte ou mon intérêt amoindri ; ou alors si peu ‒ quelques pages ici ou là sur plus de mille cinq cents, peut-être cinquante en tout ‒, de la roupie de sansonnet !
Quasiment dès sa parution, en janvier 1605 (Cervantès a 56 ans), le roman Don Quichotte devient célèbre. Au fil des ans puis des siècles, cette célébrité augmente, se renforce, elle s’étend pratiquement à tous les pays du monde. Cinq siècles plus tard, elle demeure intacte, et le personnage de don Quichotte est devenu un mythe.
Avant d’être écrivain, l’espagnol Miguel de Cervantès, contemporain de l’anglais Shakespeare et du français Montaigne, fut d’abord un soldat, un mercenaire, un aventurier ; et aussi un marin, comme le furent Joseph Conrad, Hermann Melville ou Jack London. Quant au père de Miguel de Cervantès, Rodolpho, il était chirurgien, comme celui de Gustave Flaubert ! Enfin, simple et banale coïncidence : Cervantès mourut la même année que Shakespeare, une petite dizaine de jours avant lui. Ces rapprochements m’amusent, c’est bien entendu leur seule raison d’être.
Tel son héros don Quichotte, Miguel de Cervantès est un hidalgo. Le mot espagnol « hidalgo » est la contraction de « hijo de algo », qui signifie « fils de quelque chose ». Quelque chose c’est donc déjà quelqu’un, et à cette époque, être quelqu’un, c’est nécessairement être noble, en l’occurrence de petite noblesse. Cependant, pris comme adjectif, hidalgo désigne aussi une personne généreuse, à l’âme noble. Générosité, noblesse d’âme, ces qualités vont se retrouver tout naturellement chez don Quichotte.
Miguel de Cervantès vécut au Moyen Âge. Il connut la prison à maintes reprises (notamment pour dettes). Sa plus longue période de réclusion durera cinq ans. Alors qu’il s’est embarqué à Naples sur une galère, en compagnie de son frère cadet Rodrigo, pour regagner l’Espagne, il est capturé et fait prisonnier par des corsaires barbaresques ; pendant ces cinq années de réclusion, il fera quatre tentatives d’évasion.
Toutes ces informations, je les puise dans le dossier « Chronologie » placé en fin du volume II.
11 octobre
« La vie est une tartine de merde, dont on croque un bout tous les jours », prétendait Boris Vian (2). La vie de Miguel de Cervantès, comme celle de don Quichotte, fut effectivement remplie de souffrances. L’idée d’écrire Don Quichotte lui vint alors qu’il était incarcéré et qu’il se morfondait dans sa prison. Il est possible que Cervantès se soit alors réfugié dans l’écriture, comme son héros don Quichotte, plus tard, sous sa plume, va le faire dans l’errance.
Parce que la vie ne lui apporte pas ce qu’il attend, ‒ singulièrement la Justice et l’Amour ‒ qu’elle ne comble pas ses désirs, n’exauce pas ses rêves, et Dieu sait s’ils sont fous, don Quichotte, alors qu’il a la tête farci de romans de chevalerie, a perdu la raison. Le roman peut alors commencer… Un beau jour, sur une toquade, il quitte son village et se fait chevalier errant. Il embarque avec lui Sancho, à qui il promet « le gouvernement d’une île », à condition qu’il le serve bien, avec zèle et obéissance. Son choix, aussi étrange et farfelu qu’il puisse paraître, ne variera plus. C’est un choix de vie, et c’est le choix d’une vie : « Don Quichotte maintient contre vents et marées le projet d’un homme libre » écrit, en ce sens, Jean Canavaggio (Préface, page 17) (3).
Accompagné de son fidèle écuyer Sancho, qui partage cette folie douce, exclusivement par intérêt, nos deux amis vont parcourir l’Espagne. L’un monte un cheval, un roussin qu’il a baptisé d’un nom « sonore et fameux » : Rossinante ; l’autre va « sur son âne comme un patriarche, avec son bissac et sa gourde » (Volume I, page 136). Ils vivent alors toutes sortes d’aventures improbables, extravagantes, époustouflantes, cocasses, rocambolesques ! Elles nous sont toutes racontées sur un mode badin, avec verve, mordant, humour et truculence, dans cette langue chatoyante et alambiquée propre à l’époque, que Jean Canavaggio son traducteur nous restitue à merveille.
Naturellement, les choses ne se passent jamais comme l’auraient voulu et aimé don Quichotte et Sancho. Mais qu’à cela ne tienne, l’explication est aussitôt toute trouvée, ‒ c’est parce qu’ils ont été victimes d’enchanteurs ! ces maudits enchanteurs n’ont de cesse, d’ailleurs, que de leur pourrir la vie (au diable le subjonctif) !
13 octobre
Je me préparais à reprendre ce matin mon papier sur Don Quichotte, et voilà que la nouvelle tombe : le prix Nobel de littérature 2016 est attribué à Bob Dylan « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique » (Le Monde du 13 octobre).
Manque-t-on à ce point de vrais poètes et de grands écrivains pour devoir attribuer le Nobel de littérature à un chanteur, un musicien, fût-il de talent ? Les gens du Nobel sont-ils assez naïfs pour confondre chanson à texte et poésie ? Bob Dylan est-il lui-même assez fêlé pour se considérer comme un poète nobélisable ?
Et puis je me suis souvenu que la poésie ce pouvait être, ce devrait être, aussi, la voix… Alors, c’était certainement ce que les Nobel avaient voulu récompenser, chez Dylan, la voix… pas la voix chantée naturellement, qui n’a rien de très exceptionnel, mais la voix, au plan symbolique, du poète Dylan… le barde, le troubadour, que sais-je moi ?… Et soudain, je me suis rappelé la voix d’Antonin Artaud, la voix physique d’Antonin Artaud, autant que la voix du poète Antonin Artaud (4)…
Autrefois, la Critique évoquait volontiers le style ; on louait le style du romancier, on admirait la voix du poète… (sur ces questions, Voir Jean-Michel Maulpoix, Ecrire la voix, Séminaire Paris X-Nanterre, 2006, ici).
20 octobre
Plus personne, enfin, presque plus personne ne parle du prix Nobel de littérature attribué à Bob Dylan…
« Comme toujours, la flamme de l’actualité brûla fort, haut et clair. Mais, comme toujours, elle décrut bientôt, et on l’éteignit aussi vite qu’on l’avait allumée, – pareille à un feu de paille, une lumière vive qui ne réchauffe pas. ».
Je reviens à mon Don Quichotte. Chaque fois que je me décide à écrire quelque chose sur un chef-d’œuvre de la littérature universelle, que j’ai lu ou relu, et qui m’a emballé, c’est la même chanson (à propos de Marcel Proust et de sa Recherche du temps perdu, Voir ici, La Recherche pour les paresseux, les sceptiques, les perplexes ?)… Une petite voix intérieure agaçante me chuchote : « Tu ferais mieux de t’occuper d’autre chose ; voyons, tout a déjà été dit, depuis très longtemps, et plusieurs fois, et mieux que toi, à propos de Don Quichotte… ».
21 octobre
Les derniers jours, nous étions donc vers la fin septembre, il me restait deux cents pages à lire, sur les mille six cents que comporte le roman, je me suis vu ralentir presque malgré moi le rythme de ma lecture… j’étais triste de devoir le quitter, mon chevalier à la Triste Figure… d’autant plus que don Quichotte meurt à la fin, ce que je savais déjà, depuis le début, la « mort du héros » étant annoncée subrepticement à la page 29, dans la préface ! Mais de savoir que don Quichotte meurt à la fin ne gêne en rien la lecture, Don Quichotte n’a jamais été un roman à suspense.
24 octobre
Dans les années qui précédèrent les vertiges de mai 68, il n’était pas rare d’entendre encore, au fil des conversations, quelque post-ado s’adresser à un autre, lui disant, par exemple, quelque chose du genre : « Alors comment ça va toi avec ta dulcinée ? ».
Ah ! Dulcinée ! « Dulcinée du Toboso » pour être précis, qui n’existe que dans l’imagination débridé d’un don Quichotte en mal d’amour et de sexe, et qui s’écrie à son sujet : « A toi jusqu’à la mort »… Dulcinée… qu’un enchanteur, aux dires de Sancho, aura opportunément transformée en paysanne, subterfuge qui va lui permettre enfin de la présenter à son maître impatient de la connaître !
On connaît également le succès de l’expression « fils de pute ». Cette expression : « Hijo de puta » se retrouve à maintes reprises dans le roman. Dans le volume II, à la page 303, une duègne traite Sancho de « fils de pute », et non « fi de pute » comme il est indiqué (ce serait une coquetterie de traducteur, ou une coquille d’imprimeur ?), et de « bélître bourré d’ail », c’est-à-dire un pauvre type, un moins que rien. Sachant toutefois qu’en espagnol « hijo de puta » n’est pas obligatoirement formulé et reçu comme une insulte, mais peut, tout au contraire, constituer une marque d’admiration sinon de respect !
Un publicitaire, dans les années 80 je crois, ira jusqu’à en faire le titre, biaisé, de son ouvrage : « Fils de pub »…
« Dulcinée », « Fils de pute » sont donc passés dans le langage courant, deux signes peut-être, parmi beaucoup d’autres, du triomphe, par-delà les siècles, du mythe Don Quichotte, plus encore que de l’œuvre romanesque qui l’a suscité. Jean Canavaggio, traducteur de Don Quichotte pour La Pléiade, en fait état dès la première page de sa Préface.
Mais Don Quichotte est aussi un best-seller de l’édition. Après la Bible, il aurait atteint le record absolu des tirages (préface, page 7). Malgré tout : « bon nombre de ceux qui savent qui est don Quichotte ignorent tout ou presque de ses aventures, hormis le combat contre les moulins à vent, et ils seraient bien en peine de retracer les étapes successives de son équipée » (Préface, page 8).
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur Don Quichotte, précurseur du roman moderne. Mais ce serait trop long ; or, il se trouve que ça l’est déjà… Et puis les secrets de lecture sont comme des secrets de fabrique, ou de cuisine : ils ne se partagent pas ! Achetez plutôt le livre ! Vous verrez, c’est un autre, un meilleur plaisir que le mauvais cinéma !
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Les passionnés de Don Quichotte se reporteront avec bonheur au discours de Juan Goytisolo, lauréat du prix Cervantès 2015, traduit de l’espagnol par Abdelatif Ben Salem, ici, sur la République des livres de Pierre Assouline.
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(1) Tout cet été, l’ingénieux Hidalgo et son fidèle écuyer Sancho Pancha, m’ont accompagné, ils ont enchanté ma vie, allongé au soleil, dans les verts pâturages des Alpes (gare à la tique, elle ne sévit pas que dans les journaux !), sur les longues plages de Vendée de sable brun ; à l’ombre des marronniers dans le jardin du Luxembourg ; à Paris, sur les berges de la Seine, rendues aux promeneurs du dimanche et aux petits enfants…
(2) « La vie, c’est un buisson de roses sans épines, que je respire chaque jour ». Répétez cent fois, à haute et intelligible voix.
(3) Ce projet, « le projet d’un homme libre », ce choix de vie radical opéré par le héros, on le retrouve, au XX ème siècle, dans le roman d’Italo Calvino, Le baron perché. Le baron perché raconte l’histoire d’un aristocrate hurluberlu, candide, désespérément inoffensif. Un beau jour lui aussi, sans crier gare, au moment du repas, Côme Laverse du Rondeau se fâche tout rouge avec son papa, ce vieil intransigeant, et s’enfuit par la fenêtre du château familial située au premier étage. Vous pensez peut-être qu’il s’est suicidé, se jetant par ladite fenêtre ? Que non ! D’un bond, Côme s’est réfugié dans les hautes branches de l’arbre voisin, une yeuse ; il y restera toute sa vie : et le voilà qui se promène, notre heureux Tarzan, dans toute la région, sautant d’un arbre à l’autre… jusqu’à ce que l’amour vienne le chercher là-haut… Ce roman peut être lu par tous ; il est très facile à lire, d’une grande drôlerie, et d’une grande tendresse.
(4) En ce moment au Musée du Jeu de Paume, dans le cadre de l’exposition transdisciplinaire « Soulèvements », conçue par Didi Huberman, vous pouvez voir notamment, parmi beaucoup d’autres documents, une photo du « marteau » (il s’agit, en réalité, d’un piolet) utilisé par Antonin Artaud pour « essayer » ses textes ou marteler sa diction, alors qu’ il séjournait dans la Maison de santé d’Ivry où il passa les deux dernières années de sa vie…
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