Pour tous les passionnés, dont je suis parfois et dont vous êtes peut-être ? de littérature estampillée « classique », celle que le temps en son éternelle sagesse a mûrie, et que la paisible réflexion des savants a consacrée, voici donc encore l’un de ces excellents livres, dont je vous recommande chaudement la lecture.
Accompagné d’une bonne préface de sa traductrice, annotatrice, et éditrice Catherine Bernard, professeur à l’Université Paris Diderot, il rassemble quelques-uns – trente pour être précis – des nombreux essais que Virginia Woolf écrivit au long de sa carrière. Cette activité de journaliste et d’essayiste fut une constante chez elle. « Elle s’entrelace à son oeuvre de romancière et de nouvelliste, l’alimente et en constitue le laboratoire », nous dit Catherine Bernard (Notice, page 449).
« La voix de Woolf essayiste est une voix unique, inimitable, faite d’une fausse timidité et d’une ironie acerbe héritée de Jane Austen. C’est aussi une voix plurielle. » (Préface, page 27).
Ces essais parurent dans divers revues et journaux, aux Etats-Unis et en Angleterre, notamment dans le Times Litterary Supplement, où, selon le principe du journal (lequel deviendra par la suite une revue autonome), les articles n’étaient pas signés ; ainsi que dans des magazines grand public de la presse féminine américaine, comme Vogue ou Good Housekeeping. C’est dire si Virginia Woolf aimait à toucher aussi le « commun des lecteurs ». Le commun des lecteurs, ce sera le titre des deux volumes d’essais réunis par elle.
Dans son livre, Catherine Bernard distribue ces trente essais en quatre chapitres distincts, selon les domaines qu’ils abordent, au demeurant très variés. Ce choix apparaît judicieux, il donne son unité à l’ouvrage, en facilite d’autant la compréhension, ce que le respect du strict ordre chronologique, d’écriture ou de parution, n’aurait vraisemblablement pas permis.
Dans le premier chapitre, intitulé La lectrice, on trouve un ensemble de recensions portant toutes sur l’œuvre d’écrivains que Virginia Woolf admirait beaucoup : Montaigne, Defoe et Conrad notamment. Des écrivains femmes aussi, comme Madame de Sévigné, « épistolière si infatigable et si prolixe » ou bien Jane Austen, cette jeune fille qui, à quinze ans, se faisait déjà « peu d’illusions sur les êtres et aucune sur elle-même », et qui, lorsqu’elle écrivait, ne succomba jamais à la compassion ni au lyrisme. Les soeurs Brontë enfin, Charlotte, l’auteure de Jane Eyre, et Emily, l’auteure des Hauts de Hurlevent. Emily Brontë, écrit Virginia Woolf : « avait le pouvoir d’émanciper la vie du poids des faits, de suggérer en quelques touches l’essence d’un visage qui n’avait dès lors nul besoin d’un corps ; et en disant la lande, de libérer le souffle du vent et le fracas du tonnerre » (page 100).
Faisant l’objet de deux chapitres (Chapitre II, Formes de la modernité, et Chapitre III, Expérience et écriture), viennent ensuite des textes portant sur l’art d’écrire, ses différentes formes, l’expérience que Virginia Woolf en avait, l’avenir qu’elle lui imaginait, et qu’elle appelait de tous ses vœux.
C’est ainsi que, dans un long plaidoyer, présenté sous une forme métaphorique, où surgissent deux personnages, l’un masculin, l’autre féminin, intitulé Mr Bennett et Mrs Brown, Virginia Woolf s’interroge sur l’évolution du roman à son époque. Elle s’intéresse plus particulièrement au sort qu’il convient de réserver au personnage, à la manière dont il faut le traiter. Plutôt que de le décrire, en quelque sorte de l’extérieur, pense-t-elle, avec « les boutons de son manteau et ses rides », ce que le roman anglais avait fait, et très bien fait jusque-là, il s’agirait désormais pour elle, et pour tous ceux qui aspiraient comme elle au nécessaire changement des conventions romanesques, d’exprimer le « caractère humain », de dire ce que le personnage est vraiment, – mais cette fois de l’intérieur. Ecrivain de l’introspection, de l’intériorité, du « courant de conscience », aux côtés de Joyce et de Faulkner, Virginia Woolf est aussi, pour moi, celle dont la voix est la plus sensible et la plus bouleversante…
Dans cet essai, Mr Bennett et Mrs Brown, James Joyce apparaît sous les traits du jeune écrivain de quarante ans, qu’il est, et qu’elle respecte. Virginia Woolf va néanmoins puissamment et subtilement l’étriller ! En effet, il sera à la fois loué pour ses « moments de splendeur », et vertement critiqué en raison de son indécence ! À cette époque, nous sommes au début des années vingt, Virginia Woolf ne sera pas la seule à réprouver l’obscénité de Joyce. Des extraits d’Ulysse(s), en effet, sont d’abord publiés en feuilleton aux Etats-Unis, cela vaudra au roman une interdiction de publication qui va durer dix ans. Virginia Woolf avait d’ailleurs refusé le manuscrit d’Ulysse(s) pour la Hogarth Press, la maison d’édition qu’elle avait fondée avec son mari Léonard, en 1917. Et ce n’est qu’en 1934 que le roman Ulysse(s) sera publié, dans son intégralité, aux Etats-Unis.
Enfin, dans un chapitre IV intitulé « Dire son temps », l’éditrice a regroupé quatre essais, les trois derniers constituant à mes yeux la partie la plus forte, la plus vraie, et la plus émouvante de tout l’ouvrage.
Premier de ces trois essais : Des professions pour les femmes (pages 391 et suivantes). Il s’agit du texte d’une conférence donnée par Virginia Woolf, le 21 janvier à Londres, devant la London and National Society for Women’s Service. Cette organisation militait pour les droits des femmes, en particulier dans le domaine économique. L’accès au monde du travail constituait une revendication clé de cette organisation (Notes, page 522). Virginia Woolf s’appuiera, me semble-t-il, sur cette conférence pour écrire par la suite son essai le plus réputé : Une chambre à soi (Voir ici), lequel constitue un livre à part entière.
Dans le second, Virginia Woolf apparaît comme une femme engagée, voire une militante, aux côtés des suffragettes et des ouvrières (1) (Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières, pages 401 et suivantes), et dans le troisième, qui clôt le livre – la deuxième guerre mondiale vient tout juste de commencer – comme une combattante :
« … il est aussi une autre manière de combattre pour la liberté quoique l’on soit privé d’armes ; nous pouvons combattre par l’esprit. (…) Pour que les idées soient efficaces, elles doivent claquer tels des coups de feu » écrit-elle notamment dans Considérations sur la paix en temps de guerre (page 428) ; alors que sa maison, à Londres, vient d’être bombardée par l’aviation allemande…
Nous sommes en 1940, Léonard et Virginia Woolf ont décidé qu’ils se suicideraient si l’Angleterre venait à être envahie (Notice, page 447). Pratiquement un an plus tard, une profonde dépression va de nouveau terrasser Virginia Woolf. Le 28 mars 1941, elle va mettre fin à ses jours en se noyant dans l’Ouse, une rivière proche de leur maison de Monk’s house, située dans le village de Rodmell où les Woolf s’étaient réfugiés (2).
« J’ai lutté aussi longtemps que j’ai pu, mais je ne peux plus », écrit-elle dans l’une de ses toutes dernières lettres (Voir ici Virginia Woolf, Ce que je suis en réalité demeure inconnu, Lettres [1901-1941], Editions du Seuil, 1993)…
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(1) Sorti en 2015, le film britannique Les Suffragettes, réalisé par Sarah Gavron ; à voir, c’est un bon film.
(2) Rodmell est un village situé au sud de Londres, à environ 5 kms de la côte de la Manche ; il est proche de Brighton et de Newhaven. De l’autre côté de la Manche, juste en face, on trouve Etretat.
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Florilège
« sachons profiter pleinement, avant que le soleil ne se couche, des baisers de la jeunesse », Montaigne, page 48
« la beauté est à deux doigts de la bonté », Montaigne, page 48
« quand il s’agit de livres récents, il est étrangement difficile de savoir quels sont les livres authentiques et ce qu’ils nous disent, et quels sont les livres fabriqués qui vont se défaire au bout d’un an ou deux », Des heures à lire, page 184
« La vie n’est pas un alignement régulier de lanternes ; la vie est un halo lumineux, une pellicule diaphane qui nous enveloppe de l’aube de la conscience à sa fin. La tâche du romancier n’est-elle pas de nous faire percevoir cet étrange esprit, changeant et diffus, quelles qu’en soient les aberrations et les subtilités, et en lui associant aussi peu d’adjuvants externes que possible ? (…). C’est tout du moins ainsi que nous souhaiterions définir ce qui distingue les œuvres de plusieurs jeunes écrivains, parmi lesquels Mr James Joyce est le plus remarquable, de celles de leurs prédécesseurs », La fiction moderne, page 200
« Quant aux critiques, qui ont pour mission de juger des livres du moment et dont la tâche est, il faut l’admettre difficile, risquée et souvent désagréable, nous ne pouvons que les inviter à être généreux dans leurs encouragements, mais aussi économes de ces palmes et couronnes qui ont une fâcheuse tendance à se faner et à glisser, donnant après six mois, à ceux qui les arborent, un air vaguement ridicule. Nous les invitons à adopter une vision plus large, et moins personnelle de la littérature, et à considérer que les écrivains sont engagés dans un travail d’édification collectif dont les artisans ont des chances de rester anonymes. Nous les invitons à tourner le dos à cette société où le sucre est bon marché et le beurre ne manque pas, à renoncer un temps à discourir de cette question fascinante, qui est de savoir si Byron a épousé sa sœur – et, reculant de la table où nous sommes assis à bavarder, à dire quelque chose d’intéressant sur la littérature. », Ce qui frappe un contemporain, page 221
« Les conventions littéraires sont aujourd’hui si contraintes – vous passez toute votre visite à ne parler que du temps qu’il fait – que les plus faibles sont naturellement tentés de malmener et les forts de détruire les fondements et les lois de la bonne société littéraire. Partout nous en voyons des preuves. On violente la grammaire ; on désintègre la syntaxe ; comme le ferait un petit garçon qui, en week-end chez sa tante et exaspéré par l’ennui solennel d’un dimanche qui n’en finit pas, se vautre dans les parterres de géraniums. Les écrivains plus adultes ne s’abandonnent pas bien sûr à de telles manifestations de mauvaise humeur. Leur sincérité est sans borne et leur hardiesse immense ; ils ignorent simplement s’ils doivent utiliser leur fourchette ou leurs doigts. Si, par exemple, vous lisez Mr Joyce ou Mr Eliot vous serez frappé par l’indécence de l’un et l’opacité de l’autre. L’indécence de Mr Joyce dans Ulysse me semble être celle, délibérée et calculée, de celui qui ressent le besoin de briser la vitre pour respirer plus librement. Une fois la vitre brisée, il a des moments de splendeur. Mais quelle énergie gâchée ! Et après tout, l’indécence est bien fastidieuse lorsqu’elle n’est pas l’expression débordante d’une énergie primitive, mais qu’elle témoigne de la détermination altruiste de quelqu’un en mal d’air frais ! », Mr Bennett et Mrs Brown, page 248
« Nous avons tracé notre chemin et sommes déjà oubliés. Nos lampes ont brillé à une fenêtre, ici ou là ; la lumière est maintenant éteinte. D’autres viennent après nous », Une nuit dans le Sussex, page 358
« on vit à la campagne pour apprendre la sagesse auprès des plantes. C’est leur indifférence qui les rend consolantes », De la maladie, page 371
« Seuls les malades savent ce que la Nature n’a cure de dissimuler – que c’est elle qui finalement triomphera ; la chaleur abandonnera le monde ; raidis par le gel nous cesserons d’avancer péniblement à travers champs ; une épaisse couche de glace recouvrira les usines et les machines ; le soleil s’éteindra. Et pourtant, même quand la terre glissante sera ainsi recouverte, une ondulation, une irrégularité marquera, à sa surface, l’ancienne limite d’un jardin, et là, dressant sa tête dans la lumière ses étoiles, la rose fleurira, le crocus brûlera », De la maladie, page 372
« Ah, mais que signifie « être elle-même » ? Je veux dire, que signifie être une femme ? Je n’en sais rien, très sincèrement rien. Je ne pense pas que vous le sachiez non plus. Je ne crois pas qu’aucune femme puisse le dire avant que les femmes ne se soient exprimées dans toutes les professions et tous les arts ouverts à l’intelligence humaine. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis là – par respect pour vous, qui êtes en train de faire la preuve, par l’expérimentation, de ce qu’est une femme, qui êtes en train de nous livrer, grâce à vos échecs et vos réussites, cette information si capitale », Virginia Woolf, Essais choisis, Des professions pour les femmes, page 396
« les « pauvres », la « classe ouvrière », peu importe le nom par lequel vous choisissez de les désigner, ne sont pas opprimés, envieux et épuisés ; ils sont plein d’humour, vigoureux et dotés d’un solide esprit d’indépendance. C’est pourquoi, si nous pouvions les côtoyer non pas dans notre rôle de sympathisants, de patrons et de patronnes, de part et d’autre de comptoirs ou de tables de cuisine, mais sans contraintes, librement, comme des êtres partageant les mêmes buts et les mêmes désirs, au-delà des différences physiques ou vestimentaires, s’ensuivrait un immense sentiment de libération », Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières, page 414
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