Alan Bennett, La Reine des lectrices, Forelake Ltd 2007, Traduit de l’anglais par Pierre Ménard, Denoël, 2009 pour la traduction française
Vous, je sais pas, mais moi, oui : je suis incapable a priori d’offrir un livre ‒ je parle de romans ‒ que je n’aurais pas lu d’abord, et aimé, passionnément de préférence. S’il peut m’arriver d’offrir un roman que je n’ai pas encore lu, c’est que j’aimerais beaucoup le lire, car quelque chose me dit que c’est un bon, et bien entendu, s’il m’arrive de faire cadeau à un proche d’un roman que je n’ai pas encore lu, pressentant que c’est un bon, alors une arrière-pensée, sournoise, si peu coupable, aussitôt me vient : avec de la chance, je pourrais le lire après moi aussi… Donc, CQFD, La Reine des lectrices, je l’ai lu après !
La Reine des lectrices… En lisant ce titre, qui sait, vous imaginerez peut-être – l’idée m’a effleuré, je l’avoue – un marathon de lecture, du genre de ces marathons de danse qui sévissaient en Amérique dans les années qui suivirent la grande dépression de 1929 . Rappelez-vous : On achève bien les chevaux, court, célèbre roman ‒ prodigieux roman lui aussi ‒ d’Horace Mac Coy (1).
Un marathon de lecture… Afin de gagner quelque argent, les malheureux candidats lecteurs et lectrices liraient, dans un long murmure, enregistré, jusqu’à épuisement ‒ toutes voix mêlées, superbe, étrange feu d’artifice, vocal ‒ les romans de la rentrée 2017 par exemple, et pourquoi pas ?
Je m’égare, c’est évident. Aujourd’hui, les marathons de danse sont interdits aux USA, et aucun animateur télé, aucun romancier non plus, pour le moment, n’a encore eut l’idée d’organiser une émission de téléréalité, ou d’écrire un roman, dont l’objet principal serait un marathon de lecture…
En réalité, l’héroïne de ce court et savoureux roman d’Alan Bennett ‒ un auteur dont j’ignorais tout ‒ n’est autre que Sa Majesté la reine d’Angleterre ! C’est elle la championne de ce marathon, qui n’en est pas un ; notre reine des lectrices, c’est Elisabeth II, belle-maman de Lady Di ! (2)
La Reine des lectrices… A noter que le titre original, en anglais, était « The uncommon reader », ce qui équivaut plutôt, en français, à « lectrice hors du commun ». Même s’il s’agit d’un contresens, La Reine des lectrices se révèle cependant plus évocateur et mieux adapté.
« Un succès mondial a récompensé cette joyeuse farce qui, par-delà la drôlerie, est aussi une belle réflexion sur le pouvoir subversif de la lecture » (4ème de couverture). Le pouvoir subversif de la lecture ? Ce pouvoir existe, certes, mais bien entendu, il ne s’exerce qu’à l’endroit de celui qui lit, ‒ nulle lecture il me semble ne saurait changer la face du monde, ou si peu. Encore faut-il également que le lecteur ne lise pas n’importe quoi. Et ce n’est pas un hasard si l’auteur s’arrange pour que son personnage finisse par s’intéresser à Proust et à sa Recherche (non sans commencer par renâcler !) plutôt qu’à… qui vous savez/ qui vous voulez… la liste risquerait d’être longue !
Dans la collection folio, sur la couverture du livre, une photo de presse en couleurs de la reine d’Angleterre Elisabeth II, elle m’a frappé. La photo nous montre le haut de sa tête couronnée, et sa nuque. Elle paraît jeune encore, et ma foi, elle est très belle ; elle porte un collier de diamants, ils sont gros comme des noisettes. Elle a de fins cheveux gris, qui brillent légèrement. Un diadème est posé sur son auguste tête ; il se compose de deux rangées de perles, serrées les unes contre les autres ; au-dessus des deux rangées de perles, des ornements d’argent, en forme de feuille ou de croix, dans lesquels sont serties des pierres précieuses, encore des diamants. Un col, de blanche hermine probablement ; et des pendants d’oreilles, en or, en argent ? et au bout, encore un gros diamant, aussi gros qu’une noix, lorsqu’elle est fermée…
Résumons : tous les mercredis, sans que la reine en ait été informée, le bibliobus de Westminster passe au Palais de Buckingham. Il stationne à l’écart, vers les cuisines, dans une cour intérieure éloignée du bâtiment où vit la reine. Un jour, les chiens de Sa Majesté s’enfuient et investissent le bibliobus. Agacée, réprouvant le comportement de ses chiens – que tout le monde, au Palais, déteste ‒ la reine les y rejoint et fait la connaissance de Monsieur Hutchings, le bibliothécaire, endormi derrière son volant, et de Norman Seakins, son seul « client », employé aux cuisines de Buckingham.
Par courtoisie, elle va emprunter un livre, ce qui naturellement l’oblige à venir le rendre la semaine suivante. Un processus s’engage. La reine prend goût à ses escapades au bibliobus ; elle sympathise avec Seakins (sympathise n’est pas le bon mot, mais je n’en trouve pas d’autre), qu’elle croise chaque fois, et finit par l’affecter à son service, au Palais, comme page, et puis comme « tabellion particulier », c’est-à-dire assistant littéraire. A ce titre, Norman Seakins dispose d’une chaise dans le couloir, à côté du bureau de la reine. Seakins suggère alors à la reine Elisabeth de multiples lectures, et lui fait découvrir maints livres qu’elle ne connaît pas ; à tel point que la disciple finira pas dépasser son mentor.
Jusqu’à présent, la reine « lisait comme tout le monde », le journal ! Au contact de Seakins, elle va devenir une lectrice assidue, ce qui ne manquera pas d’indisposer son entourage, désireux avant toute chose qu’elle ne s’écarte pas de son rôle, lequel est codifié dans les moindres détails, qu’il s’agisse des gestes qu’elle doit faire, des paroles qu’elle doit prononcer, des silences qu’elle doit garder, des déplacements qui s’imposent, etc.
Or, peu à peu, à la faveur de ces nombreuses lectures, le regard que la reine porte sur la vie en général, et sur les autres, change. Ses fonctions, qu’elle exécutaient de bonne grâce, elle les juge désormais ingrates ; s’exécuter lui devient pénible. Une lutte, dissimulée, qui paraît bon enfant de prime abord, comme à fleurets mouchetés, mais sans merci en réalité, s’engage alors entre la reine et son entourage, notamment, son secrétaire particulier, Sir Kevin, qui reçoit l’appui du Premier ministre.
Qui finira par l’emporter : l’impératif du paraître, de l’ordre immuable, propre à la monarchie, ou le désir de s’échapper de sa prison dorée, d’être enfin soi-même, éveillé par la lecture ?
Les péripéties s’enchaînent ‒ la reine se met à écrire, elle tient un journal intime ! ‒ jusqu’au retournement final, qui tient en une phrase, tout le sel du roman s’y trouve concentré, ‒ la dernière ! Un conseil : lisez-là, effectivement, en dernier !
Quelques mots, enfin, à propos d’Alan Bennett. Âgé de 82 ans, Alan Bennett n’est pas né de la dernière pluie ; il connaît mieux que personne les us et coutumes de la monarchie britannique et du Palais de Buckingham ; c’est du moins l’impression que j’ai ressenti à la lecture de son roman.
« Professeur de littérature médiévale à l’Université d’Oxford, il embrasse finalement une carrière d’auteur, acteur, dramaturge, scénariste et humoriste. Son œuvre sarcastique, qui met en scène toutes sortes de personnages dans leur vie quotidienne, a remporté un succès jamais démenti depuis plus de trente ans. » (Notice placée en début d’ouvrage).
…………….
(1) A propos du roman On achève bien les chevaux, de Horace Mac Coy, je vous renvoie à l’excellent article de Françoise Lazare, paru dans Le Monde du 11 août 2009.
(2) Voir, ici, La dernière heure de Dayana, où je raconte, à ma façon, la fin tragique de Lady Dayana, personnage inspirée de Lady Diana…
Florilège
« La reine hésita. A vrai dire, elle ne savait pas quoi répondre. La lecture ne l’avait jamais beaucoup intéressée. Il lui arrivait de lire, bien sûr, comme tout le monde, mais l’amour des livres était un passe-temps qu’elle laissait volontiers aux autres. Il s’agissait d’un hobby et la nature même de sa fonction excluait qu’elle eût des hobbies… », page 12
« Une fois que je commence un livre, je le termine. C’est ainsi qu’on était élevé autrefois : qu’il s’agisse des livres, des tartines beurrées ou de la purée de pommes de terre, il fallait toujours finir ce qu’il y avait dans son assiette. », page 17
« Mais être briefé, ce n’est pas lire : c’est même exactement l’inverse. Le briefing doit être concis, concret, efficace. La lecture est désordonnée, décousue et constamment attrayante. Le briefing vise à clore une discussion, la lecture ne cesse de la relancer. », page 27
« Un passe-temps ? dit la reine. Les livres sont tout sauf un passe-temps. Ils sont là pour vous parler d’autres vies, d’autres mondes. », page 34
« On n’écrit pas pour rapporter sa vie dans les livres, mais pour la découvrir. », page 103
Votre commentaire