Ernst LOTHAR, Mélodie de Vienne, 2016, Editions Liana Levi

Ernst LOTHAR, Mélodie de Vienne, Traduit de l’Allemand (Autriche) par Elisabeth Landes, 2016, Editions Liana Levi pour la traduction française, 670 pages

« Depuis longtemps il soupçonnait la culture de ne pouvoir être sanctionnée par un examen, un bulletin scolaire ou des études, mais de devoir rester à l’état excitant de quelque chose d’indicible qui n’effleurait même pas les gens dits ″cultivés″ »,
Ernst LOTHAR, Mélodie de Vienne, page 314

Mélodie de Vienne a paru d’abord en anglais à New York, où l’auteur, Ernst Lothar, d’origine juive, quittant l’Autriche et fuyant le nazisme, vint chercher refuge en 1938.

Il fut publié pour la première fois en allemand, en 1946, aux éditions Schoenhof. En français, il paraît en octobre 2016, aux éditions Liana Levi, dans une traduction d’Elisabeth Landes, avec le concours du Centre national du livre et le soutien du Bundeskanzleramt (chancellerie fédérale) de la République d’Autriche…

Mélodie de Vienne raconte l’histoire d’une famille de la bourgeoisie viennoise : la famille Alt, facteur de pianos à Vienne de père en fils. Pour tout dire, le fondateur de la firme, Christoph Alt, a construit le piano sur lequel Mozart a joué ! Cette famille occupe les trois étages d’une grande maison à « l’angle de la Seilerstätte et de l’Annagasse ». Franz Alt, son descendant, épouse Henriette Stein, d’origine juive. L’arrivée d’Henriette sème le trouble chez tous les habitants de la maison. Franz, en effet, décide d’ajouter un quatrième étage à la maison afin de pouvoir s’y installer plus confortablement avec son épouse. Le premier chapitre du roman raconte ses démêlés pour obtenir l’accord des autres habitants, tous membres de la famille Alt, quant à la construction de ce quatrième étage…

Peu avant son mariage avec Franz, Rodolphe, le prince héritier d’Autriche-Hongrie, est tombé amoureux d’Henriette. Elle est persuadée qu’il est un garçon volage ; doutant sérieusement de sa bonne foi, et de son amour pour elle, elle refuse de lui céder –, le prince alors se suicide !

Henriette n’aime guère son mari, Franz s’en aperçoit très vite. Elle étouffe dans cette grande maison, dont les habitants sont ligotés par des principes et convenances qu’elle juge désuets. Elle trompe son mari avec un duc. Une petite fille va naître de cette liaison ; secret de famille, dont personne ne sera dupe.

Mélodie de Vienne couvre une très longue période, qui va de 1888 jusqu’à l’annexion de l’Autriche par Hitler, en passant par la guerre de 14. Franz et ses deux fils, Hans et Hermann, participent activement à la première guerre ; ils en sortent transformés, et traumatisés.

Le roman se termine à l’aube de la deuxième guerre mondiale. Henriette sera une victime toute désignée de la haine des juifs qui, déjà, se manifeste violemment.

Il est possible qu’Ernst Lothar ait été influencé, pour créer le personnage d’Henriette, par celui d’Emma, la Emma du Madame Bovary de Gustave Flaubert. Toutes les deux, en effet, ont des personnalités assez similaires, marquées par une certaine naïveté, ainsi qu’un fort esprit d’initiative, qui les mènent plutôt au désastre ! Henriette comme Emma sont, l’une comme l’autre, pourrait-on dire, de « vilains petits canards » égarés dans un monde qu’elles rejettent, – et toutes les deux bien sûr sont amoureuses d’un « Rodolphe » ! De surcroît, dans les deux romans, la fin tragique de l’héroïne vient clore l’histoire qui nous est racontée. Cette « parenté » entre Henriette et Emma tient aussi à leur statut d’héroïne imaginée, et racontée, par un auteur homme, de manière très crédible dans les deux cas  (mais naturellement ce n’est que l’opinion d’un autre homme !).

À cet égard, on trouve d’ailleurs dans le roman d’Ernst Lothar une brève allusion à Madame Bovary, qui passe facilement inaperçue, et peut sembler anodine. C’est elle qui m’a mis la puce à l’oreille. Page 622, le narrateur, à propos d’Henriette, déclare en effet : « Elle s’était remise à lire ses préférés : Madame Bovary… On ne pouvait pas avouer cela à un écrivain moderne naturellement ».

« Écrivain moderne » ? Ernst Lothar songeait-il aux écrivains adeptes du courant de conscience, notamment à James Joyce ? (Ulysses, le chef-d’oeuvre de Joyce, a paru dans son intégralité en 1922, soit plus de vingt ans auparavant) ; je ne le pense pas.

En ce qui le concerne Ernst Lothar n’est nullement adepte du courant de conscience ou du monologue intérieur. Il écrit son Mélodie de Vienne à la troisième personne, « à l’ancienne », si je puis dire, ce qui en soi n’est pas un défaut. Ce que pensent, ce que ressentent ses personnages, comment ils agissent, il l’aborde à distance, de l’extérieur. Ceux qui s’intéressent à la théorie évoqueront volontiers le monologue narrativisé ou le psycho-récit…

De temps à autre, comme si par cet artifice il espérait  insuffler à ses personnages un supplément d’âme, qui les rendrait plus vivants, l’auteur conclut ses phrases d’un point d’exclamation ! Ce procédé, répétitif, relève du tic d’écriture. De plus, il arrive que l’auteur tombe dans la facilité et le lieu commun.

Ce sont probablement ces quelques aspects de son écriture, cursive, manquant parfois de chaleur, voire de profondeur d’analyse et de sensibilité – nous sommes loin de La Marche de Radetsky, indiscutable chef-d’oeuvre de Joseph Roth, qui aborde également la chute de l’empire austro-hongrois (Voir ici un aperçu du roman) –, qui justifient le point de vue exprimé par Jacques Le Rider dans En attendant Nadeau : « Mélodie de Vienne n’a pas les qualités littéraires qui lui auraient permis de figurer en bonne place dans l’histoire de la littérature » (Voir ici) . 

Vers la fin du roman, la part belle est faite au nationalisme, à la nostalgie de l’Empire, au rêve d’une Autriche républicaine et démocratique qui aurait pu être, aussi, le creuset où se rassemblent, sur un pied d’égalité, plusieurs nationalités ; à une Autriche idéale enfin, qui serait dominée par la « conscience que la seule minorité nationale pour laquelle il importait de lutter de toutes ses forces était celle des personnes humaines », page 657.

Ces propos sont placés la plupart du temps dans la bouche de Hans, le fils préféré d’Henriette qui, lorsque la deuxième guerre mondiale se déclare, entre en résistance, alors que son frère Hermann est devenu un nazi.

Ernst Lothar a peut-être estimé qu’il était difficile de savoir exactement en quoi ce substrat idéologique reflétait ses idées et ses propres valeurs. Aussi, dans un épilogue intitulé Les Fondations, nous gratifie-t-il d’un bref exposé où il distingue la part du vrai et du faux dans son roman, concluant que « La seule chose qui soit vraie dans ce livre, c’est l’Autriche. L’amour indéfectible de l’Autriche. La foi inébranlable en son passé et en son avenir » : cette fois, nous voilà prévenus ! Vous l’aurez compris, ce n’est pas la dimension politique de Mélodie de Vienne qui m’aura le plus intéressé.

Malgré tout, sans être ce chef-d’oeuvre méconnu que je m’étais imaginé un peu vite lorsque je me suis décidé à le lire, Mélodie de Vienne est d’une lecture agréable et captivante. Le roman est bien construit, ses péripéties sont variées, inattendues, et l’auteur réussit à les rendre plausibles.

Et c’est une douce certitude : tous les amoureux de Vienne, et de toutes les Sissi ; tous les nostalgiques de la grande, majestueuse et prestigieuse Autriche ; tous les amateurs passionnés d’Autant en emporte le vent et du roman épique, y trouveront leur compte de rêve et de phantasme !

Florilège

« Dites-moi donc un peu, de quoi êtes-vous si fière ? Votre beauté, vous n’y pouvez rien, votre intelligence non plus. On ne peut être fier que des choses dont on est responsable. Par exemple de celles auxquelles on a renoncé dans sa vie », page 73

« Tu aimes danser avec moi ? l’entendit-elle dire. Si seulement il n’était pas aussi direct ! Que n’aurait-elle donné pour qu’il possédât une trace infime de ce que Rodolphe appelait le « vague », cette « marge » qui permettait de  » ne pas se heurter brutalement à la réalité  » », page 102

« Tu sais, je pense parfois que la fascination, le talent, le génie même, sont beaucoup moins importants qu’on ne croit. Ils sont pour les heures d’exception. Mais la vie est faite de quotidien. Une camaraderie dans laquelle on se sent bien et en sûreté – c’est de cela qu’on a besoin au quotidien – , et aussi de cet art majeur que je ne maîtrise toujours pas : celui d’être à la hauteur de l’existence, je veux dire de la prendre de bon coeur, avec optimisme et intelligence. », page 110

« Dire qu’on finissait par s’habituer était un mensonge. Dire qu’on pouvait se mettre à aimer quelqu’un qu’on n’avait jamais aimé également ! », page 209

« Il lui vouait une solide affection qui réchauffait un peu mais jamais, jamais ne l’embrasait ! Il était aux petits soins. Mais elle voulait des transports, s’enflammer, gagner des sommets – au risque de tomber de haut. Tout sauf le quotidien ! », page 209

« La seule erreur, c’est la vie ! avait affirmé Rodolphe – comme il avait eu raison ! », page 232

« Toutes les familles qu’il avait vu vivre jusque-là étaient exactement pareilles ! Ces fils de la bonne société craignaient leur père, et les pères les considéraient – de haut – comme des mauviettes, ou –  de dépit –  comme des fils indignes, un mot qui l’irritait particulièrement dans les romans, parce qu’il imputait d’emblée la faute aux fils. Alors que la faute revenait aux pères, qui exigeaient d’eux ce qu’ils ne pouvaient donner. », page 264

« Je me fiche éperdument de la civilisation américaine où l’on grimpe au ciel en ascenseur pour mieux enterrer la culture », page 289

« Depuis longtemps il soupçonnait la culture de ne pouvoir être sanctionnée par un examen, un bulletin scolaire ou des études, mais de devoir rester à l’état excitant de quelque chose d’indicible qui n’effleurait même pas les gens dits  » cultivés  » », page 314

 « Là s’arrêta leur conversation. Elle reprit, lorsque Selma, interrogée par le professeur Müllner sur les causes premières des réactions humaines, fit de la peur la  » formule originelle « , alors que le professeur mettait sur un même plan les principes élémentaires de la peur, de l’amour, du désir, de la faim, de la maladie et de la vengeance. Selma, elle, faisait dériver les cinq autres du principe archaïque de la peur », page 317

« Ces jours et ces nuits sans fin que j’ai comptés, barrés, se sont déroulés dans une sorte d’état intermédiaire qui tenait du cauchemar. Par automatisme on continue à vivre, on se lève, on nourrit des ambitions, on travaille, on a même faim, et on formule des souhaits. Mais tout ça est absolument irréel. Quelque chose vous maintient constamment en marche – un moteur qui s’appelle sans doute  » l’espoir  » – et quelque chose vous retient constamment – un frein qui est très certainement  » la peur « . Et quelque chose vous dit sans cesse : tout ça n’a aucune importance ! », page 378

« Je ne lui ai pas fait de mal. Mais pas de bien non plus. C’est peut-être la pire des choses qu’on puisse vous faire ? Elle pressa ses doigts contre ses tempes. Peut-être ? Comme si elle ne le savait pas. C’était la pire des choses », page 391

«  » La démocratie n’est qu’un mauvais prétexte aux mauvaises manières « », page 406

« la naissance sociale était le premier jour de cette période de la vie où, au lieu d’intégrer la société existante, on doit se dresser contre elle », page 415

« Il ne se faisait d’opinion dans la vie que par l’expérience personnelle, il lui fallait avoir vu et éprouvé pour prendre un parti. », page 415

« Il vit d’emblée qu’au pays on ne mesurait pas l’ampleur de ce qui relevait maintenant du passé, et ce fut comme un soufflet en pleine figure. Les gens allaient leur chemin, ils voulaient poursuivre leur vie d’avant. Mais il n’y avait rien à poursuivre. Vienne était une ville impériale, et à ville impériale il fallait un empire, or cet empire n’existait plus. L’Autriche incarnait l’idée de réunir des nationalités en une entité supranationale – des Etats-Unis avant la lettre – et cette idée était en miettes. L’Autriche « allemande », ce petit pays de sept millions d’habitants qu’on avait brutalement découpé dans l’ex-empire de cinquante-cinq millions d’âmes ne possédait ni argent ni crédit ni remparts d’ordre géographique. On avait pourtant eu le cynisme à Saint-Germain de lui imposer le poids d’une succession  dont elle n’était pas responsable. Cette petite chose qui n’était pas assez forte pour vivre ni assez faible pour périr était sommée de rendre les comptes de l’empire déchu. C’était inconcevable ! », page 417

« Elle s’abstint de lui dire que ce qu’elle entendait par là, c’est qu’il fallait bien saisir que si l’Autriche-Hongrie avait été  » un Etat des nationalités « , elle était aussi un état colonial au coeur de l’Europe, car, sauf les germanophones, les nationalités en question en faisaient partie à contrecoeur et – très légitimement, à son sens – désiraient leur indépendance, ce qui était le droit de tous les pays. Tous les peuples colonisés avaient ce droit, y compris ceux d’outre-mer, pensait-elle  », page 418

« Non pas être heureux, mais rendre heureux ! Voilà ce qui importait », page 538

« Dire que les hommes pouvaient se passionner pour la politique comme pour une femme ! », page 619

« La vie est la chose la plus inconséquente qui soit. Elle continue. », page 631

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.