« ‒ Ne jouis pas dedans, a dit Maria.
‒ Je vais essayer, ai-je dit.
‒ Comment ça tu vas essayer, connard ? Je t’ai dit de ne pas jouir dedans ! », page 93
« La vie, il faut la vivre, voilà en quoi tout consiste, simplement. », page 458
« Je sais que le secret de la vie n’est pas dans les livres. Mais je sais aussi que c’est bon de lire, sur ça nous étions d’accord tous les deux, c’est instructif ou c’est une consolation », page 794
Les détectives sauvages est le dernier roman publié du vivant de Roberto Bolaño ; il mourra cinq ans plus tard à l’âge de cinquante ans. Il a été traduit en français, et publié en France par les éditions Christian Bourgois, huit ans après sa mort, en 2006 précisément.
Un ultime roman (il y aurait encore quelques manuscrits inédits), posthume, 2666, a paru en 2008, toujours aux éditions Christian Bourgois (1). Ces romans sont tous deux excellemment traduits par Robert Amutio.
Le lecteur intéressé trouvera ici l’article que j’ai écrit concernant le beau, l’énigmatique, mais aussi le très violent 2666, ‒ un véritable, un pur chef-d’œuvre.
Le roman Les détectives sauvages en est un autre. Il raconte la vie mouvementée et bohème à Mexico ‒ le « DF » (District fédéral) comme il est dit souvent dans le livre : « Rosario n’est ni de Veracruz ni du Yucatán, mais du district fédéral, du D.F., comme on appelle Mexico », page 30 ‒, puis l’errance à travers tout le Mexique de deux jeunes poètes : Ulises Lima, le mexicain, et le chilien Arturo Belano, le double, transparent (de Belano à Bolaño, il n’y a qu’une voyelle de différence), de l’auteur.
La jolie Lupe est une jeune prostituée. Elle tombe amoureuse de Juan García Madero ; il a dix sept ans, c’est un poète lui aussi. Il a rejoint le groupe des réal-viscéralistes qu’Ulises Lima et Arturo Belano ont créé. Pour suivre Juan, Lupe a quitté son souteneur. Il menace de la tuer si elle ne lui revient pas, ainsi que les trois garçons, Ulises, Arturo et Juan, qui désormais la protègent. Après une courte bagarre avec Alberto, le souteneur, et ses pistoleros, les quatre parviennent à s’enfuir du D.F. à bord d’une Impala bleue qu’ils ont empruntée pour l’occasion à leur vieil ami Joaquín Font. Alberto et ses acolytes, dans une Camaro jaune, les poursuit. La poursuite, à éclipse, va durer un an. Nous n’en connaîtrons l’issue qu’à la fin du roman.
Cesárea Tinajero, dont les réal-viscéralistes ne connaissent qu’un seul poème publié, est à la fois l’égérie du groupe et son modèle. La première réal-viscéraliste, c’est elle. Dans les années 20, a existé déjà un groupe d’avant-garde mexicain appelé les réal-viscéralistes ; Cesárea en était alors le chef de file. Elle a créé une revue : Caborca « l’organe officiel, comme qui dirait, du réalisme viscéral » (page 410) ; un seul numéro paraîtra.
Ulises et Arturo, tous les membres du groupe des réal-viscéralistes au demeurant, détestent de surcroît la poésie « bourgeoise » d’Octavio Paz (comme chacun sait, l’un des plus grands poètes mexicains, prix Nobel en 1990). Cependant, ils admirent et, secrètement, envient cette grande figure du poète qu’il incarne.
« Nous sommes tombés complètement d’accord qu’il faut changer la poésie mexicaine. Notre situation est intenable, entre l’empire d’Octavio Paz et l’empire de Pablo Neruda. C’est-à-dire entre l’épée et le mur », page 40.
Cela fait des années que Cesárea Tinajero a disparu ; elle a quitté le D.F., sa trace s’est perdue. « D’après Arturo Belano, les réal-viscéralistes se sont perdus dans le désert de Sonora ». Ulises Lima et Arturo Belano décident de mettre à profit leur fuite pour partir à la recherche de Cesárea. Ils la retrouveront dans le désert de Sonora, Belano ne s’est pas trompé. Simultanément, ils seront rattrapés par le souteneur et l’un de ses pistoleros.
Cesárea Tinajero meurt dans des circonstances que je vous laisse découvrir. Ulises Lima et Arturo Belano alors se séparent.
Commence, pour l’un comme pour l’autre, une vie misérable, qui les conduira partout, en Israël, en France, en Espagne, en Autriche, au Nicaragua, en Afrique… ; et qui, insensiblement, les mènera jusqu’au désespoir. Un désespoir qui se laisse deviner, mais ne s’avoue pas.
Un temps, la trace d’Ulises Lima va se perdre à son tour, jusqu’à ce que quelqu’un l’aperçoive, traînant dans les rues de Mexico, où il est revenu ; et où apparemment il mène une vie plus sage. Dans un jardin public, il rencontre fortuitement Octavio Paz ; les deux hommes se parlent brièvement. Paz lui dit qu’il connaît les réal-viscéralistes ; ceux de 1920…
Belano, de son côté, devenu journaliste pour un journal madrilène, partira en reportage en Afrique, au Libéria, couvrir une guerre interne. L’histoire s’achève. Nous ne saurons pas s’il en revient, ou s’il meurt là-bas :
« il m’a laissé entendre qu’il était là pour se faire tuer, ce qui j’imagine n’est pas la même chose qu’être là pour se tuer ou pour se suicider, la nuance étant qu’on ne prend pas le temps de le faire soi-même, même si dans le fond c’est tout aussi sinistre », page 809. Nous n’entendrons, quoi qu’il en soit, plus jamais parlé d’Arturo Belano…
Nous sommes arrivés en 1996. L’histoire s’achève ‒ mais pas le roman. Car la fin de l’histoire ne coïncide pas avec la fin du livre. L’une des particularités, ‒ l’une des forces, et la principale étrangeté parmi toutes celles, très nombreuses, que contient Les détectives sauvages, est en effet de dissocier le fil chronologique de l’histoire que le roman raconte de l’architecture que l’auteur a choisi de lui donner.
Je m’explique. Les détectives sauvages se divise en trois parties :
I.- Mexicains perdus à Mexico, qui couvre l’année 1975, et qui comporte environ 200 pages ;
II.- Les détectives sauvages, qui part de l’année 1976 et s’arrête 20 ans plus tard, en 1996. Cette partie, qui donne son titre au roman, comporte 650 pages environ ;
III.- Les déserts de Sonora, troisième et dernière partie, couvre l’année 1976 exclusivement. Elle ne comporte que 80 pages.
Les parties I et III se présentent sous la forme d’un journal, chronologique, que tient le jeune Juan García Madero. Or, plutôt que de « mettre bout à bout » les deux parties de ce journal, qui couvrent les années 1975 et 1976, Roberto Bolaño choisit d’insérer entre elles cette longue partie de 650 pages, qui constitue le coeur du roman.
Fantaisie d’auteur destinée, bien entendu, à brouiller les pistes ; fantaisie destinée plus sûrement encore à intriguer, amuser le lecteur, accroître et entretenir le mystère. Bolaño déclare lui-même : « Je crois que mon roman comporte autant de lectures qu’il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu ». Un jeu qui rappellerait ‒ un peu ‒ le célèbre roman Rayuella (Marelle, traduit et publié en français par les éditions Gallimard en 1966), de Julio Cortazar, écrivain argentin établi en France, que Roberto Bolaño aimait beaucoup.
Dans Marelle, Cortázar, d’emblée, on le sait, donne le mode d’emploi de son livre : « À sa façon, ce livre est plusieurs livres mais en particulier deux livres. Le lecteur est invité à choisir entre les deux possibilité suivantes : le premier livre se lit comme se lisent les livres d’habitude (…) il finit au mot Fin. Le deuxième livre se lit en commençant au chapitre 73 et en continuant la lecture dans l’ordre indiqué à la fin de chaque chapitre… ».
En revanche, alors que dans Marelle Julio Cortázar, en quelque sorte, tient la main au lecteur, dans Les détectives sauvages, Roberto Bolaño ne lui donne aucune marche à suivre, il le laisse entièrement libre de lire comme il l’entend. Il est donc probable, il est même certain qu’il lira les pages dans leur ordre chronologique.
Très vite, une myriade de voix lui parviennent, l’assaillent, l’émeuvent et parfois l’enchantent. Ces voix semblent comme des fantômes du passé commun de Lima et Belano. Si Lima et Belano ne s’expriment jamais, les voix, elles, ne font que parler de Lima et Belano… Ces voix semblent comme des fantômes, mais ce sont pourtant des êtres de chair et d’os, avec leur traits physiques et leur personnalité, hommes ou femmes, de tous âges et de toute condition, qui s’expriment à travers elles. Mais ces êtres ne constituent pas pour autant des personnages. Seuls un lieu ‒ le lieu où la voix s’exprime ‒, et une date ‒ la date à laquelle la voix s’exprime ‒, seront, chaque fois, scrupuleusement mentionnés par l’auteur.
C’est dans la partie II du roman, la plus longue, qui, on l’a vu, comporte 650 pages, que ces voix s’expriment. Assez vite, le lecteur s’aperçoit (on peut l’espérer) que certaines de ces voix reviennent périodiquement, et certaines encore plus souvent que d’autres. Avec un peu de chance (on peut l’espérer aussi), il s’aperçoit que l’une d’entre elles revient souvent, le plus souvent même : celle d’Amadeo Salvatierra.
C’est Amadeo Salvatierra, en effet, qui ouvre le chant, en janvier 1976, rue República de Venezuela, à proximité du Palacio de la Inquisición, à Mexico. C’est lui encore, Amadeo, qui clot le grand chant des voix ‒ toujours en janvier 1976. Alors que toutes les autres voix, elles, vont nous mener de mois en mois, année après année, 20 ans plus tard, jusqu’en 1996. Elles parlent toutes en des lieux choisis, parfois différents, parfois les mêmes, venues de nombreux pays, comme de nulle part. Et à chaque fois les voix nous parlent d’amitié ou d’amour déçu, d’amour difficile, d’amour impossible ou meurtri, d’amour éteint, et de sexe et d’alcool et de drogue et de mort… ; et ces voix nous disent la tristesse et l’ironie, la révolte ou la violence, mais aussi l’acceptation et la confiance et la joie, et, bien sûr, par-dessus tout – la poésie…
Et c’est toujours en ce même lieu, à proximité du Palacio de la Inquisición, à Mexico, qu’Amadeo s’arrête de parler à Arturo Belano et Ulises Lima ; quelques heures plus tôt, au début de la nuit qu’ils vont passer ensemble, il a mis entre leurs mains une relique : l’unique numéro de la revue Caborca qu’avait créé autrefois Cesárea Tinajero, en 1924…
Or, janvier 1976, c’est la date à laquelle reprend le journal de Juan García Madero, dans la partie III du roman. C’est la date de la fuite du D.F. et de la quête de Cesárea.
Voilà, la boucle est enfin bouclée, je ne vous en dirai pas plus. Sachez cependant que c’est au cœur de cette longue deuxième partie que se déploie toute la prodigieuse magie du roman.
La fin du livre donne lieu à une série de jeux, sous forme de dessins intégrés dans le fil du texte, sortes d’énigmes où se décline la figure du mexicain portant un sombrero.
Par exemple :
Question : « Qu’est-ce que c’est ? »
Réponse : « Un mexicain en train de fumer la pipe »…
Sur la couverture de l’édition en folio du roman figure la reproduction, partielle, d’un tableau de l’artiste écossais Jack Vittriano (2). Cette photo représente trois hommes sur une plage déserte ; le troisième se tient un peu en retrait, il tourne légèrement la tête et observe du coin de l’œil les deux autres, tout en fumant une cigarette…
Cette photo, anecdotique de prime abord, du moins tant que l’on n’a pas lu le roman, illustre bien la structure du roman de Bolaño : l’homme un peu en retrait qui observe les deux autres, ce pourrait être Juan García Madero observant Arturo Belano et Ulises Lima. Mais c’est plus sûrement encore l’auteur lui-même, jetant un regard rétrospectif, lucide et sans regrets, sur sa propre jeunesse.
Dans sa jeunesse, en effet, Roberto Bolaño a créé avec son ami le poète mexicain Mario Santiago Papasquiaro une avant-garde poétique, ambitionnant de créer un mouvement d’ampleur qui aurait eu en Amérique latine, une influence comparable à celle du surréalisme de Breton en France : l’infraréalisme.
Voir ici le Manifeste, rédigé par Bolaño lui-même, de l’infraréalisme.
Des détectives sauvages, il resterait encore beaucoup à dire, nombre de points à élucider, de rapports à établir entre tous les éléments de l’œuvre.
Il y a surtout, pour le lecteur, de quoi rêver.
Jeudi dernier, j’étais à Lille. Je suis entré pour la première fois au Furet du nord, la plus grande librairie de France à ce qu’il paraît. Dans cette cathédrale du livre, située sur la grand’place, dans le vieux Lille, j’ai bavardé un peu avec un jeune et sympathique libraire. Je venais de terminer quelques jours auparavant la lecture des détectives sauvages. Le jeune libraire ne l’avait pas encore lu ; en revanche, il connaissait 2666, qu’il avait trouvé d’une lecture difficile. Je lui ai demandé, naïf que je suis : « Les détectives sauvages, vous devez en vendre beaucoup ? » ; il m’a répondu : « oh, deux par an en moyenne ! ».
Je me demande s’il plaisantait.
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(1) Toute l’oeuvre de Roberto Bolaño est édité aux éditions Christian Bourgois ; seuls Les détectives sauvages et 2666 le sont, de surcroît, dans la collection folio de chez Gallimard.
(2) Si l’on en croit Wikipédia, Jack Vittriano serait l’un de ces artistes autodidactes à la cote extravagante, qui désespèrent souvent la critique mais enchantent les collectionneurs ! Voir ici.
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Florilège
« … parfois, il est nécessaire de s’imprégner de réalité, non ? Je crois que c’est Alfonso Reyes qui a dit ça, c’est possible, ce n’est pas important. Mais parfois Maria exagère, non ? Et je ne la critique pas pour ça, qu’elle s’imprègne de réalité, mais qu’elle s’imprègne, pas qu’elle s’expose, pas vrai ? Parce que si l’on s’imprègne trop on s’expose à devenir une victime… », page 76
« … car dans le fond je ne crois pas que ce soit un luxe de publier de la poésie mais une pure et simple imbécillité. », page 309
« Mais il était compréhensif, je veux dire, il semblait penser en termes de littérature tout le temps, mais ce n’était pas un fanatique. Il ne vous méprisait pas si de toute votre vie vous n’aviez pas lu une seule ligne de Jacques Rigaut, et en plus il aimait bien aussi Agatha Christie… », page 338
« … vivre à Paris, c’est connu, use, défait toutes les vocations qui ne sont pas de fer, encanaille, pousse à l’oubli. », page 354
« … pas de nouvelles, pas de soucis, vivre dans l’ignorance est quasiment presque comme vivre dans le bonheur. », page 525
« … la sérénité des morts qui n’est pas de la sérénité ni rien du tout, rien que de la chair morte sans mémoire », page 558
« Et les jeunes gens m’ont regardé et m’ont dit que non, Amadeo, un poème ne signifie pas nécessairement quelque chose, sauf que c’est un poème », page 574
« J’ai su alors, avec humilité, avec perplexité, dans un élan de mexicanité absolue, que nous étions gouvernés par le hasard et qu’au cours de cette tempête nous serions tous noyés, et j’ai su que seuls les plus rusés, pas moi à coup sûr, allaient se maintenir à flot un peu plus longtemps », page 585
« Mais ils ont dit : Piero Manzoni ! L’artiste pauvre, celui qui mettait en conserve sa propre merde. Ah, caray. L’art est devenu fou, je leur ai dit, et ils ont dit : l’art a toujours été fou », page 608
« noli pugnare duobus. Un jour mes mérites seront reconnus. », page 653
« Un temps la Critique accompagne l’oeuvre, ensuite la Critique s’évanouit et ce sont les lecteurs qui l’accompagnent. Le voyage peut être long ou court. Ensuite les lecteurs meurent un par un et l’OEuvre poursuit sa route seule, même si une autre Critique et d’autres Lecteurs peu à peu s’adaptent à l’allure de son cinglage. Ensuite la Critique meurt encore une fois et les Lecteurs meurent encore une fois et sur cette piste d’ossements l’OEuvre poursuit son voyage vers la solitude. S’approcher d’elle, naviguer dans son sillage est signe de mort certaine, mais une autre Critique et d’autres Lecteurs s’en approchent, infatigables et implacables et le temps et la vitesse les dévorent. Finalement, l’OEuvre voyage irrémédiablement seule dans l’Immensité. Et un jour l’OEuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la Terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes. », page 740
« Autrefois, les écrivains d’Espagne (et d’Amérique latine) entraient sur la scène publique pour la transgresser, pour la réformer, pour la brûler, pour la révolutionner. Les écrivains d’Espagne (et d’Amérique latine) étaient issus généralement de familles aisées, de familles installées ou ayant une certaine position, et lorsqu’ils prenaient la plume ils se tournaient ou se retournaient contre cette position : écrire c’était renoncer, c’était renier, parfois se suicider. C’était aller contre la famille. Aujourd’hui, les écrivains d’Espagne (et d’Amérique latine) sont issus en nombre de plus en plus alarmant de familles des classes inférieures, du prolétariat ou du lumpenprolétariat, et leur pratique la plus habituelle de l’écriture est une manière de grimper les échelons de la pyramide sociale, une manière de s’installer en prenant bien soin de ne rien transgresser. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas cultivés. Ils sont aussi cultivés que ceux d’autrefois. Ou presque. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas travailleurs. Ils sont beaucoup plus travailleurs que ceux d’autrefois ! Mais ils sont, aussi, beaucoup plus vulgaires. Et ils se comportent comme des chefs d’entreprise ou comme des gangsters. Et ils ne détestent rien ou seulement ce qu’on a le droit de détester et ils prennent bien soin de ne pas se faire d’ennemis ou de les choisir parmi les plus inoffensifs. Ils ne se suicident pas pour une idée mais par folie ou par colère. Les portes, implacablement, leur sont grandes ouvertes. Et ainsi la littérature va comme elle va. », page 742
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