Restif de La Bretonne, Le paysan perverti, Texte et dossier établis et présentés par Daniel Baruch, Union Générale d’Editions, 1978, Collection 10/18, tome 1, n° 1258, 442 pages, tome 2, n° 1259, 314 pages.
De Restif de la Bretonne, lorsque j’étais jeune, vers l’âge de dix-sept ans (où l’on n’est pas sérieux, comme chacun sait…), j’ignorais tout. Je ne suis même pas sûr que j’aurais pu, spontanément, le situer dans le temps, à un siècle près ! 18 ou 19 ème ? Entre les deux, mon petit cœur de lycéen balançait… j’avais la tête ailleurs, je m’en foutais.
Plus tard, j’ai su un peu plus, et un peu mieux.
Un demi-siècle plus tard, j’ouvre et je lis, pour la toute première fois, du Restif. En l’occurrence : Le paysan perverti, ou les dangers de la ville. Histoire récente, mise au jour d’après les véritables lettres des personnages.
Deux vieux livres de poche qui traînaient dans la bibliothèque, depuis des lustres ; qui sentent une odeur tenace de moisi ; dont les pages sont jaunies, un jaune pisseux, dégoûtant, pareil aux doigts d’un gros fumeur… Environ 800 pages.
Depuis que je les ai lus, ces 800 pages, j’ai l’impression qu’elles ont rajeunies ! À force de les feuilleter, l’odeur s’est pratiquement évaporée… Je me suis habitué à leur couleur terne, et j’aime le beau vert tendre de leur couverture encore glacée ; elle a traversé le temps, sans trop souffrir…
Sur la couverture du tome 2, par exemple (celle du tome 1 est du même genre), on voit une espèce de petit marquis en manches de chemise. Il brandit une badine, qu’il s’apprête à abattre sur le dos entièrement dénudé d’une jeune femme ; elle est attachée par les poignets à une barre de lit, un châlit de lit à baldaquin ? suspendu(e) au-dessus de sa tête, qu’on ne voit pas (Il s’agit d’une photo retouchée d’une gravure de l’époque probablement) ; un bout de sein, ravissant ma foi, pointe sous l’aisselle. Derrière eux, atterrée, la bouche arrondie d’effroi, une marquise plonge le visage dans ses mains…
Une bonne part de l’univers érotique et romanesque de Restif – l’inventeur du mot pornographe – se trouve ainsi résumée dans cette image.
L’idée du Paysan perverti est simple : un paysan, Edmond, quitte sa campagne pour aller chercher fortune à Paris. A Paris, des « corrupteurs s’emparent de lui », « qui tâchent de détruire dans le jeune paysan toute idée d’honnêteté, qu’il nomme préjugés de village ». Il est d’abord choqué par la liberté de ton, d’allure, et la légèreté des mœurs des citadins qu’il fréquente. Très vite séduit cependant, il se laisse corrompre. Bientôt conquis par la « vie parisienne », sensible à tous ses attraits, il en fait part à ses parents, qui imaginent pour lui là-bas un avenir brillant ; au point que sa sœur, Ursule, ne tarde pas à le rejoindre.
Nos tourtereaux se lancent alors, à corps perdu, tantôt coupables et tantôt victimes, dans toute une série d’aventures sentimentales, allant de la simple bluette, jusqu’au viol…
Tout de même, Edmond fait preuve, chaque fois – sous la plume de Restif – d’une naïveté confondante et d’une sincérité désarmante, auxquelles le lecteur contemporain aura probablement un peu de mal à croire !…
Dans un tourbillon d’intrigues, ponctué de roueries et de mensonges, pieux ou vils, de complots et de manigances, de trahisons, de chassés croisés et de volte-face, Edmond et Ursule ne poursuivent bientôt plus qu’un seul but : assouvir leurs instincts, multiplier les plaisirs, vivre leurs passions, satisfaire leur appétit de pouvoir, de conquête et de domination.
Moyennant quoi le roman abonde de femmes infidèles, de coquettes et de prostituées, d’amoureuses sincères et bernées… Il y a, malgré tout, une femme vertueuse, et qui le restera : c’est l’épouse du maître et bienfaiteur d’Edmond, que l’auteur pare de toutes les qualités, et de zéro défaut ! À peine arrivé à Paris, Edmond, cela va de soi, en tombe éperdument amoureux…
Edmond et Ursule finiront par tout perdre : dignité, estime de soi, fortune, santé…
Restif de la Bretonne était graphomane. « Graphomanie : impulsion morbide qui pousse celui qui en souffre à écrire continuellement ». On peut donc être graphomane et de surcroît être un bon, voire un grand écrivain.
« A Paris, la nuit, notamment dans l’île Saint-Louis où il habite, il erre dans les rues. Il adopte comme surnom le hibou, et écrit sur les murs et les ponts… » (Voir ici). Or, dans cette accumulation d’aventures rocambolesques avant l’heure, de débordements en tout genre, nul doute que Restif trouve un moyen rêvé, idéal, d’assouvir, lui aussi, sa phobie…
Rives Childs, le grand spécialiste de Restif, dénombre onze éditions du Paysan perverti contemporaines de l’auteur (1). Outre ces multiples éditions, toutes différentes, il y eut également de nombreuses contrefaçons, à tel point que l’auteur lui-même s’embrouillait, il alla jusqu’à présenter comme une contrefaçon la quatrième édition qu’il avait faite lui-même ! « Il est bien naturel que, mal informé, absorbé par les soucis et travaux, il s’y perde un peu » (p. 16).
« Si l’on voulait donner la dernière version sur laquelle veilla Restif lui-même, alors c’est Le Paysan et la paysanne pervertis (1787), qu’il faudrait réimprimer. J’ai choisi, au contraire, le texte initial jamais repris » déclare Daniel Baruch, dans sa note à la présente édition (p. 15).
À l’origine, l’ouvrage s’intitulait en effet : Le Paysan et la paysanne pervertis.
Comme Les liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, qui seront publiées six ans plus tard, Le paysan perverti est un roman épistolaire ; les personnages échangent une correspondance régulière, où ils se racontent les uns aux autres les multiples péripéties de l’histoire.
Restif de la Bretonne est contemporain de Sade et de Beaumarchais. Si Beaumarchais fut son ami, le marquis de Sade le méprisait ; il disait de Restif qu’il dormait avec une presse au pied de son lit (Restif était imprimeur) ! Restif n’était pas en reste : il traitait Sade de « monstre » ! (Voir ici).
Le style de Restif est plutôt élégant, mais on lui préférera malgré tout la prose altière et la langue, de pur cristal, du divin Marquis !
Florilège
tome 1
« (…) ce qui me surprend un peu moins, depuis que je m’aperçois que les hommes des villes, sans estimer ce qu’ils nomment le beau sexe, autant qu’ on le fait chez nous, lui marquent cependant beaucoup plus de déférences. Mais leurs véritables dispositions percent lorsqu’ils se trouvent avec des femmes sur lesquelles ils ont la supériorité de la fortune ; ils se dédommagent alors avec usure de toutes les bassesses où ils se contraignent devant leurs égales. », page 40
« Je commence à m’apercevoir que partout les défauts sont compensés par des qualités, et le mal par le bien », page 47
« quand il n’y aurait point de miroirs, une femme saurait toujours mieux que personne ce qu’elle a de joli », page 112
« tu n’aimes pas les prêtres ; t’as raison, une femme doit regarder ces gens-là sans leur parler, et leur parler sans les regarder », page 112
« Vous savez comme je pense sur votre sexe ; je le crains, je le fuis, et l’adore : la présence des femmes est un feu bienfaisant qui m’échauffe et me réjouit ; mais j’en reste à la distance convenable pour n’éprouver qu’une douce chaleur », page 147
« Insensés ! nous aimons la vie ! Il est des instants où nous nous livrons au plaisir ! Eh ! que sommes-nous donc, misérables ? Des victimes qui bondissent, en attendant le moment du sacrifice », page 209
« la peine suit le crime à pas tardifs, mais assurés », page 210
« L’ivresse, le plaisir, la douleur et la démence, sont quatre états dans lesquels l’homme ne fait pas volontairement ce qu’il fait », page 215
« Le temps émousse l’aiguillon du plaisir et celui de la douleur », page 216
« Vous êtes un étourdi que je veux rendre sage, entendez-vous ? Tout ce qui précède la dernière faveur est charmant ; une délicieuse gradation fait succéder au plaisir, un plaisir plus grand ; de petits riens, à de petits riens encore, qui reçoivent d’elle une teinte de volupté d’un prix inestimable. Ce n’est pas la même chose après ; l’imagination éteinte n’agit plus ; la mémoire, cette facilité froide, ne retrace que la réalité ; l’illusion ravissante, toujours au-dessus de la vérité, n’unit plus ses charmes à ceux de l’amante. Eh ! sans l’illusion, que serait la plus belle des mortelles ? », page 243
« Je crois que souvent il dépend de nous de haïr ; mais que nous aimons malgré nous », page 245
« Au premier coup d’œil que l’on jette sur le peuple de Paris, il paraît tout le contraire de nos citadins de province : chez nous, c’est l’apathie, la nonchalance, le goût de la tranquillité : ici l’on voit une activité, un air d’affaire ; on ne marche pas, on court, on vole ; nulle attention les uns pour les autres, très peu d’égards dans les occasions même qui le demandent ; on voit que tous ces gens-là sont des pièces séparées, qui ne forment point un tout. Je crois que la politique y gagne ; mais l’humanité sûrement y perd. », page 339
« Une chose qui frappe encore tout d’un coup à Paris, c’est la gradation de tous les rangs ; d’un extrême à l’autre, et par nuances insensibles, on voit l’homme s’élever de la fange où il gît au-dessous des animaux, jusqu’à la divinité (passe-moi le terme, mais il n’en est pas d’autres pour exprimer ici l’état de certaines gens). C’est une chose qui serait incroyable, inconcevable même, si on ne l’avait pas sous les yeux, comment dans l’enceinte d’une même ville, il peut se trouver des êtres d’une même espèce, ayant les mêmes passions, les mêmes désirs, si inégalement partagés de ce qui peut les satisfaire, qui vivent ensemble sans s’égorger ! », page 340
« jamais, quelque méchant que l’on soit, l’on n’a fait une bonne action sans éprouver une volupté infiniment supérieure à toutes les jouissances que le vice procure », page 352
« Qui pourrait exciter l’émulation au milieu des forêts ? Les arts, pour naître, veulent du luxe, des plaisirs, et tout ce qu’une morale sévère condamne ; c’est une vérité. Comment donc naîtraient-ils ailleurs qu’où règnent l’aisance, les richesses et les grandes passions ? Ah, mon ami, l’on végète en province, et l’on ne vit qu’à Paris. », page 387
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tome 2
« une femme qui succombe, fût-ce même avec son laquais, se met toujours au-dessous de l’homme à qui elle cède », page 11
« Je suis devenu philosophe, mon cher ; non pas de ceux qui courent après la sagesse ; qui cherchent dans de lourds et pénibles écrits à saisir l’inaccessible et toujours fugitive vérité ; (…) mais je suis de ces philosophes qui réunissant l’aimable Epicure au cynique Diogène, bravent le préjugé, ne tendent qu’au plaisir, et le prennent où il se présente, fût-ce sur un fumier, persuadés qu’il ennoblit tout ce qui lui touche. », page 52
« on se lasse de tout, même du bonheur », page 76
« On critique nos mœurs, notre légèreté, notre perfidie en amour : en vérité, ces prétendus sages, ces frondeurs éternels raisonnent bien plus qu’ils ne sentent, lorsqu’ils osent attaquer la marche générale ! », page 77
« L’homme qui travaille est un être hors de la nature : le fainéant au contraire, est l’homme naturel », page 89
« les égards, la politesse la plus délicate sont naturels à tous les hommes, quand ils estiment véritablement », page 182
« Il est des êtres nés pour le tourment des autres ; encore ne voudrait-on pas, au prix de la félicité la plus complète, être indifférent à ce qui les regarde », page 225
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