Le discours vide, de l’écrivain uruguayen Mario Levrero, a été édité en espagnol en 1996. Il faut attendre 2018 pour qu’il soit publié en langue française, à l’initiative des éditions Noir sur Blanc, dans une excellente traduction de Robert Amutio, à qui l’on doit déjà celle des romans de Roberto Bolaño : Les détectives sauvages (Voir ici) ; et 2666 (Voir ici).
Dans le prière d’insérer, en page 4 de couverture, Ignacio Echevarría, l’auteur de l’Avant-propos au roman, nous parle de Mario Levrero en ces termes : « … ce très singulier auteur, qui ne cesse de gagner des fidèles, et dont la réputation a débordé, depuis longtemps, cette niche réservée aux écrivains cultes et aux « bizarres » où l’on a tendu à le confiner ».
Le discours vide, en effet, est un texte aussi limpide qu’il est étrange, à la fois simple et drôle, écrit en apparence avec un complet détachement, presque comme un jeu, par un auteur insouciant, et plutôt bohème, qui ne se préoccuperait, comme Kafka, que d’écrire la vérité. « Jusqu’à ce que je lise Kafka, je ne savais pas que l’on pouvait dire la vérité » a déclaré Levrero dans une entrevue de 1992 (Ignacio Echevarría, Avant-Propos, page 13).
C’est de surcroît un texte un tantinet absurde, un peu vain, un peu ennuyeux même, à certains moments et par certains côtés, − un peu « vide » en effet, mais, paradoxalement, ces défauts n’empêche pas sa lecture d’être captivante. C’est aussi un texte poétique, sans en avoir cependant les attributs. Quand bien même, en guise de préface, l’auteur nous gratifie de deux poèmes en vers libres, datés du 22 décembre 1989, qui laissent entendre que ce qui va suivre ne serait ni plus ni moins qu’une quête de l’absolu : « Voici mon mal et ma raison d’être » (page 22)…
Texte pratiquement inclassable, bien que l’auteur ait tenu à le qualifier, sans état d’âme particulier et comme pour mieux nous embrouiller, − de « roman » ; texte qui a d’ailleurs été édité comme tel. Il s’agit toutefois, précise Mario Levrero, d’un roman construit à l’image d’un journal intime (Page de présentation de son livre, intitulée… « Le texte » !).
Pour ma part, je le classerais volontiers dans la catégorie un peu fourre-tout, et un peu vaine elle aussi, dite des « OLNI » − Objets Littéraires Non Identifiés −, expression et genre littéraire qui aurait été créés par les libraires de la Pochothèque, semble-t-il en 2007 (1).
Quoique étrange par son contenu, Le discours vide possède une structure rigoureuse. Le roman est « monté à partir de deux pans de textes, ou d’ensembles : l’un d’eux, intitulé « Exercices », est une série d’exercices calligraphiques courts, écrits sans aucune intention ; le second, intitulé « Le discours vide », est un texte unitaire d’intention plus « littéraire » (Présentation du livre par l’auteur).
Une dédicace suit ces explications ; elle est ainsi rédigée : « Ce livre, comme son contenu, existe en fonction de ma femme, Alicia, et de son monde. Même si cela est redondant, je dois souligner que ce roman est dédié à Alicia, à Juan Ignacio et au chien Pongo, c’est-à-dire à ma famille ».
10 septembre 1990. « Aujourd’hui, je commence mon autothérapie graphologique » écrit Mario Levrero dans son roman-journal. « Cette méthode part du principe, sur lequel se fonde la graphologie, d’une profonde relation entre la lettre et les traits du caractère, et du présupposé behavioriste que les changements du comportement peuvent produire des changements au niveau psychique. ».
Jour après jour, avec assiduité, il va donc s’adonner à ces exercices calligraphiques, qu’il interrompt souvent de lui-même, quand ce ne sont pas les autres qui l’interrompent (sa femme, son fils, le chien Pongo, dont les frasques répétitives sont un régal). Une méthode − c’est tout dire − qui lui aurait été suggérée par un ami fou, d’où la tentation d’en conclure qu’il n’y croit pas lui-même…
Alors pourquoi cet acharnement, pourquoi s’échiner à faire pareils exercices, comme ces écoliers à qui l’on impose de tracer des bâtons, avec l’espoir qu’ils apprennent, de cette manière forcée et répétitive, à bien tracer les lettres ? Pourquoi cet impérieux besoin d’écrire « là-dessus », pourquoi pareil livre ?
Je songe, spontanément, à cette réflexion de Gustave Flaubert, dans une lettre à Louise Colet, son amante, du 16 janvier 1852 : « écrire un livre sur rien, un livre sans attache extérieure (…), un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière »… Je ne pense pas que le désir de Mario Levrero ait été d’écrire un livre sur rien « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style », comme l’ajoutait Flaubert dans sa lettre ; cela se saurait ! et d’ailleurs, de style, du moins au sens où l’entendait Flaubert, il n’y en a pas !
En fait, la réponse figure un peu plus loin, à la page 38 du livre, en toutes lettres : Mario Levrero a adopté cette méthode parce que, contrairement à ce qu’il laisse entendre au début, il croit vraiment à son utilité ; il s’en explique sans ambiguïté :
« En avant donc avec la thérapie graphologique. De toute façon, même si ma croyance est fausse, elle m’est utile (en fait, je ne connais aucune croyance authentique, c’est-à-dire cohérente avec la réalité, qui produise des résultats pratiques intéressants. En fait, toute croyance est fausse, c’est-à-dire non cohérente avec la réalité des faits, en tant qu’elle est limitative, pauvre, incapable de saisir toute la riche variété et dimensionnalité de l’Univers ; mais justement, parce qu’elle est limitative et tant qu’elle ne sera pas d’un délire échevelé – et parfois malgré cela –, la croyance produit un effet extrêmement efficace, concentré, dans toute action. De sorte que, pour triompher dans la vie, il est nécessaire de croire en quelque chose, autrement dit être par définition dans l’erreur). ».
« Triompher dans la vie », diable, mais de quoi ?!…
Pour Mario Levrero, c’est très simple : il s’agit de triompher de l’angoisse qui l’accompagne, qui l’assaille devrais-je écrire plutôt, chaque jour.
Celle-ci est d’abord évoquée pudiquement : « J’essaierai d’obtenir un genre d’écriture en lettres attachées… grâce à quoi je crois pouvoir arriver à une amélioration de mon attention et de la continuité de ma pensée, aujourd’hui assez dispersées », page 28 ; puis, plus ouvertement ensuite : « Mon printemps personnel consiste fondamentalement en la prise à haute dose de psychotropes, pour essayer (en vain) de contrôler l’anxiété naturelle qui coule dans mes veines », page 45.
L’oeuvre de Mario Levrero est abondante. Vingt-quatre livres en langue espagnole sont recensés par Wikipédia ; seulement trois, hélas, ont été pour l’instant traduits en français. Outre Le discours vide, le roman Dejen todo en mis manos est paru en 2012 sous le titre J’en fais mon affaire aux éditions de l’Arbre Vengeur, dans une traduction de Lise Chapuis (Voir ici). Je vais peut-être me laisser tenter ! (Voir ici l’article que je consacre à J’en fais mon affaire).
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(1) « OLNI, ou Objet Littéraire Non Identifié, est un objet bizarre, un écrit inclassable tant par sa forme que par ses personnages. Il est un genre non répertorié, plutôt décalé ; une boite à idées « acadabrantesques » et loufoques ; aux frontières du roman, du récit ou de l’essai. » (Voir ici leur manifeste).
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