« ‒ Madame, je ne vous apprendrai rien si je vous dis que vous ne connaissez rien et que vous ne savez rien faire, je le sais. Mais rassurez-vous aussi : je ne vous demanderai rien, je me suffirai et je veillerai moi-même à mes affaires. Vous me ferez seulement mon essence de café, qui est le plus important. »
Monsieur Proust, Céleste Albaret, Souvenirs recueillis par Georges Belmont, Editions Robert Laffont, 1973 et 2014.
Les livres dont je parle dans ce blog ne représentent que la partie émergée, visible, d’un iceberg. Chacun sait que la partie visible d’un iceberg ne représente que dix pour cent de son volume total. Chez moi, la proportion n’est pas de 10 livres lus pour 1 dont je parlerai. Elle est plutôt de trois ou quatre livres lus, voire cinq livres lus, pour un ou deux dont je parle.
J’en parle, la plupart du temps, de ces livres, de ces écrivains, parce qu’ils ont suscité mon enthousiasme, parce que je les aime.
Et de temps à autre, parce qu’ils m’agacent.
J’en parle aussi, c’est rare mais cela arrive, parce que personne n’en a encore parlé (du moins à ma connaissance), ou pas suffisamment à mes yeux.
J’en parle enfin alors que d’autres en ont déjà parlé aussi, parce que je pense avoir quelque chose à en dire, de mon côté. Je ne me fais guère d’illusions. Ce que j’en dirai n’apportera rien de neuf, ou très peu. Mais la façon dont je le dirai n’appartenant qu’à moi, cela suffit à me contenter.
J’ai une idée toute simple de la critique : passeur d’admiration avant tout ; ne parler que des livres et des écrivains que j’aime ; ne pas éreinter, ou avec précaution, parcimonie, et en de rares occasions.
Un tout petit iceberg néanmoins, ‒ je ne passe pas mes journées exclusivement à lire ; il m’arrive d’écrire ! Ce que je m’efforce de faire depuis ce matin, avec difficulté, comme à chaque fois.
Il m’arrive aussi ‒ c’est là où je veux en venir ‒ de désirer ardemment parler d’un livre qui m’a beaucoup plu, mais sur lequel on a déjà beaucoup écrit, qui a fait l’objet de multiples interprétations et commentaires, du plus banal (Recension ; le plus souvent il ne s’agit que d’un vague résumé ; mieux vaudrait qu’ils n’écrivent rien) au plus pertinent (Je dois admettre que les articles écrits par les universitaires sont, de loin, les plus intéressants ; à condition qu’ils daignent mettre de côté leur jargon).
Cette mésaventure ‒ vouloir parler d’un livre pour lequel tout semble avoir déjà été dit ‒ m’est arrivée souvent. Il y a quelques mois, c’était avec Monsieur Proust, de Céleste Albaret, Souvenirs recueillis par Georges Belmont.
Céleste Albaret fut la dame de compagnie de Marcel Proust pendant les huit dernières années de sa vie, celles qui comptèrent le plus. Elle fut surtout une servante dévouée, admirative de son maître, mais jamais servile ; ni hypocrite ni menteuse. Qui d’ailleurs aurait pu prétendre mentir à Monsieur Proust (« Monsieur Proust », c’est ainsi qu’elle l’appellera toujours), ou le manipuler, si peu que ce soit ! Il lui suffit, dit-elle dans ses souvenirs, d’un regard un peu plus appuyé posé sur elle, pour pénétrer le secret de son âme, et deviner aussitôt ses pensées les plus cachées !
Le livre m’avait enthousiasmé (1). J’avais quelques idées. Je me préparais à écrire à son sujet. Je fis donc au préalable quelques recherches sur le web. Et là je tombai sur plusieurs articles, dont l’un signé de Philippe Sollers (Voir ici). Après l’avoir lu, ainsi que plusieurs autres, j’ai jugé qu’il serait présomptueux de prétendre vouloir ajouter quelque chose, même à ma façon !
Nous retrouvons la métaphore de l’iceberg dont je parlais au début ; ce cas de figure en fait partie : « trois ou quatre livres lus, voire cinq livres lus, pour un ou deux dont je parle » ; disons plutôt : pour un ou deux dont j’arrive à dire quelque chose qui me satisfait/fasse, qui pourrait plaire et intéresser…
Les mois passent. Les regrets pointent. Ma frustration grandit… : ah, comme j’aurais aimé pouvoir vous dire, moi aussi, quelques mots bien sentis au sujet du livre de souvenirs de cette chère Céleste ! C’est elle, « ma chère Céleste » (C’est ainsi qu’il l’appelle, lui), qui veilla sur Marcel Proust, jour et nuit, pendant ces huit années ; attentive, dévouée (je l’ai déjà dit), fidèle ; intègre, jamais médisante. Si admirative et si intègre, qu’elle en deviendrait aveugle ? « Je ne m’arrêterai pas aux stupidités que l’on a racontées et reprises dans un livre et qui auraient eu plus ou moins pour cadre l’établissement de Le Cuziat : une histoire de rats percés d’épingles qu’il serait allé regarder agoniser (…) », page 239.
C’est alors qu’une idée me traverse : et si je me contentais d’évoquer l’essence de café que Céleste confectionnait pour Marcel Proust, tous les matins, selon un rite immuable, et d’après une recette qu’il avait lui-même établie ?
Voici le rite, voilà la recette, de l’essence de café de Marcel Proust :
« D’abord, il n’était pas question de se servir d’une autre espèce de café que du Corcellet. Et il fallait en plus aller le chercher là où on le torréfiait, dans une boutique du XVIIème arrondissement, rue de Lévis, pour être bien sûr qu’il soit frais et bon, avec tout son arôme. Ensuite, il y avait le filtre, qui était aussi un filtre Corcellet, et il n’était pas question non plus d’en changer ‒ même le petit plateau était Corcellet. On bourrait le filtre de café moulu très fin, très serré, et pour obtenir l’essence que voulait Monsieur Proust, l’eau devait passer lentement, longtemps, goutte à goutte, pendant qu’on maintenait le tout au bain-marie, naturellement. Et il fallait la mesurer pour que cela donne deux tasses, juste le contenu de la petite cafetière en argent ‒ de façon qu’il y en ait un peu en réserve, comme je l’ai déjà dit, si M. Proust désirait en reprendre, après son premier café, qui représentait la valeur d’une forte tasse. »
Aborder les grandes œuvres par leur petit côté ?… Voilà qui innove, penserez-vous peut-être ? Eh bien non ! Tapez : « Proust + essence de café » dans Google, vous serez surpris du résultat !
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(1) J’ai découvert l’existence du livre de souvenirs de Céleste Albaret en écoutant les différents cours donnés par Antoine Compagnon au Collège de France (Voir ici notamment) ; ces cours se réfèrent à de nombreux ouvrages, parmi lesquels figure le livre de Céleste Albaret.
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