Un roman de gare, mais qu’est-ce donc ?
« Genre littéraire se caractérisant par des ouvrages se lisant facilement et rapidement, distrayants mais superficiels » peut-on lire sur Wikipédia, laquelle expédie son sujet en une demi-page, ce qui, à moi, me paraît déjà trop. Quant à qualifier le roman de gare de « genre littéraire », c’est lui faire beaucoup d’honneur !
A cette catégorie, dite des romans de gare, nul doute qu’appartiennent, entre autres exemples caractéristiques, les romans de Guillaume Musso et de Michel Bussi. Je trouve qu’il y a dans les noms de ces deux auteurs-là, lorsqu’ils sont accolés, comme un air de boniment qui leur va à merveille !
Le lecteur moyen français a le goût simple. À ce que prétendait Danton, ou peut-être bien Jaurès, de tout temps, le peuple aurait d’abord besoin de pain et ensuite d’éducation. Peut-être bien que le lecteur moyen français, lui aussi, a besoin d’éducation ‒, mais il semble qu’il préfère le divertissement, et qu’on le caresse dans le sens du poil…
Sachez néanmoins qu’ils se classent l’un et l’autre, Michel Musso et Guillaume Bussi, au top des meilleures ventes pour 2019, tous genres confondus, juste après Astérix : respect !? (Voir Livres Hebdo).
J’aimerais surtout vous parler aujourd’hui d’un roman de Mario Levrero, qui s’apparente au roman de gare ‒ ce que son titre, J’en fais mon affaire, laisse déjà présager ‒ mais n’en est pas un.
J’en fais mon affaire, dans sa version française, a été publié en 2012 aux éditions de l’Arbre vengeur, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Lise Chapuis, avec une préface de Diego Vecchio.
J’ai déjà eu l’occasion de vous parler de Mario Levrero, à propos de son roman Le Discours vide, paru aux éditions Noir sur Blanc, en 2018. Le discours vide n’est d’ailleurs pas un roman à proprement parler, mais plutôt une sorte de journal intime ; un texte aussi limpide qu’il est étrange, à la fois simple et drôle, écrit en apparence avec un complet détachement, presque comme un jeu, par un auteur insouciant, et plutôt bohème, qui ne se préoccuperait, comme Kafka, que d’écrire la vérité (Voir ici).
Comme un roman de gare, J’en fais mon affaire se lit « facilement et rapidement » : 175 pages, à raison de 1400 signes environ par page, sont en effet vite avalées, et je vous fiche mon billet que lorsque vous l’aurez commencé, il y a de bonnes chances pour que vous ne le lâchiez plus avant de l’avoir entièrement dévoré !
Il est, par surcroît, « distrayant », et même, très distrayant.
La comparaison s’arrête là, car, à la différence d’un roman de gare, J’en fais mon affaire n’est absolument pas superficiel. Au contraire, il est doté d’une bonne, peut-être même d’une grande profondeur…
Je vous le résume.
Un écrivain à court d’argent (dans lequel on peut identifier, sans grande crainte de se tromper, l’auteur lui-même) propose un manuscrit à son éditeur (par affection, ou par dépit, ou mépris amusé, il surnomme son éditeur « le Gros »). Bien entendu, comme il s’y attendait, « le Gros » le refuse. « J’aurais pu prévoir la chose » dit-il, « car je sais depuis un certain nombre d’années que mes romans appartiennent à cette catégorie : bons, mais… (…) il y a une seule catégorie possible pour ma littérature : bonne, mais… ».
Se sentant un peu coupable, et connaissant le besoin d’argent immédiat de son auteur, le Gros lui propose alors un marché : il a reçu il y a quelque temps le manuscrit d’un roman, « un original écrit à la main, un roman plutôt court », « Hé bien, figure-toi que même si c’était écrit à la main, je n’ai pas pu le lâcher jusqu’à la fin » dit-il. « Le Vieux » (son patron), et lui, le Gros, sont tombés d’accord pour publier ce roman. Mais « on ne trouve pas l’auteur » ajoute-t-il. L’enveloppe, en effet, ne contenait pas le nom de l’expéditeur du manuscrit ; toutefois, le tampon de la poste correspond à celui d’une petite ville de l’intérieur du pays, que le narrateur baptise Penurias (ce qui, en français, pourrait se traduire par difficultés, selon le traducteur en ligne DeepL [que je ne saurais trop vous recommander]) ; quant au roman, il était signé Juan Pérez.
A partir de ces seuls indices, notre auteur en mal de liquidités, s’il est d’accord, devra se rendre à Penurias et retrouver l’auteur de ce roman, sachant bien entendu que Juan Pérez n’est peut-être après tout qu’un pseudonyme… Moyennant quoi, pour sa peine, il lui sera versé deux mille dollars.
C’est une aubaine, la mission lui paraît facile, il accepte : il en fait son affaire. L’histoire peut alors vraiment commencer.
J’ignore si l’uruguayen Mario Levrero et le chilien Roberto Bolaño se connaissaient. Il est assez troublant de constater, que le plus célèbre roman de Bolaño, 2666 (Voir ici et là) publié en 2004, soit trois ans avant J’en fais mon affaire, lequel est paru en 2007 chez Random House, partent l’un comme l’autre de la même idée : se mettre en quête d’un écrivain dont la trace a pratiquement disparu… Cependant, alors que le périple de l’un court sur plus de 1300 pages, celui de l’autre n’en couvre que 175… Il est assez poignant, aussi, de constater que ces deux magnifiques romans, que je me garderais bien de mettre en concurrence, ont été publiés à titre posthume…
Nous attendons désormais avec beaucoup d’impatience la parution, en français, de La novela luminosa (Voir ici), « Le Roman lumineux »… peut-être le chef-d’oeuvre (vous préférez la masterpiece, la pièce majeure, l’oeuvre phare, ou emblématique, le gros morceau de bravoure, le grand coup de maître !?) ‒ hélas, posthume lui aussi ‒, de Mario Levrero.
Florilège
« Durant ma sieste j’avais changé de personnalité et je m’étais transformé une fois de plus en cette vieille bestiole, grosse et gauche qui prend trop souvent ma place. Et pendant que je me lavai le visage avec cette eau tiède et légèrement huileuse, je sus pourquoi : je n’avais pas obéi à mon instinct naturel – suivre Roxana jusqu’à Miserias et vivre avec elle une romance merveilleuse – alors maintenant l’Etre intérieur se vengeait en m’ôtant toute lueur d’intelligence et de vitalité. Craintes. Conscience limitée. Inhibitions. L’Etre intérieur avait raison, comme toujours, et je m’étais trompé. Je lui demandai pardon, mentalement à genoux, mais il continua à me faire souffrir un bon moment. », page 50.
« Ensuite je demandai un café. Le serveur ne m’aimait pas, mais il n’était pas agressif non plus : un professionnel. Le café était mauvais. », page 62
« et j’ai vécu assez longtemps pour savoir ce qui me fait du bien, et ce qui ne m’en fait pas. Juana me faisait du bien. Le psychologue non. Qu’il aille se faire foutre, le psychologue. », page 71
« Des vacances. L’ennui. Lire : il fallait que je trouve un livre. Quelqu’un, à Penurias, même si c’était par erreur, devait avoir un livre. L’idéal serait un bon roman policier, mais mon avidité était telle que j’aurais même lu le Pentateuque ; y compris dans sa version originale ». page 137
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