Enrique VILA-MATAS, Cette brume insensée, Roman traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 2020 pour la traduction française, 246 pages
« Il y avait chez tout lecteur, ajouta Rainer, une petite voix qui lui disait tout bas à propos de tout ce qu’il lisait, aussi extraordinaire que fût la lecture : et alors ? »,
Enrique VILA-MATAS, Cette brume insensée, Actes Sud, Roman, septembre 2020, page 238
Depuis que j’ai créé ce blog, en 2008, je m’intéresse de temps à autre au phénomène : « Rentrée littéraire », dont chacun sait qu’il est typiquement français, mais aussi belge, par mimétisme, dès lors que nous partageons la même langue. Quant à savoir de quand il date précisément, et quand les mots « rentrée littéraire » sont apparus pour la première fois dans les médias, c’est une autre histoire. Même la sociologue Gisèle Sapiro, pourtant spécialiste de ces questions, interrogée à ce sujet par Hélène Combis, sur France Culture en 2018 (Voir ici), semble l’ignorer.
Le phénomène, le fait social « Rentrée littéraire », remonterait aux années soixante. Une chose est sûre, évidente aux yeux de tous : il est lié incontestablement aux prix littéraires, notamment le Goncourt, qui sont presque tous décernés à l’automne.
Pour ma part, il m’a toujours semblé plus conforme à la réalité de parler de Rentrée éditoriale que de Rentrée littéraire ; à ce sujet, Voir ici : Rentrée littéraire ou « ventrée éditoriale » ?
Or, depuis quelques années, quelques lustres, quelques décennies ? ‒ quelqu’un sait-il, là aussi, de quand cela date ? ‒, à la rentrée littéraire d’automne succède, à peine deux ou trois mois plus tard, la rentrée littéraire dite « d’hiver » ; en janvier et février.
Sachant que le printemps est plutôt l’affaire des poètes, aimables cueilleurs de pâquerettes si l’on en croit Antoine Gallimard ! (Voir, sur France culture, Edition française : l’exception culturelle. Avec Antoine Gallimard, émission du 12 mars). Et que l’été voit fleurir aussi ses listes de romans ou d’essais à lire, sur les plages dorées de sable fin…
En 2021, selon Livres Hebdo, 493 romans seront publiés lors des mois de janvier et février, douze de plus qu’en 2020, dont 63 premiers romans. « La recommandation d’Interforum, distributeur qui fait parvenir les ouvrages aux libraires, d’alléger les programmes de parution de janvier et février 2021 n’aura donc pas été entendue », peut-on lire dans Le Figaro… (Voir ici).
Si le sujet vous intéresse, si par conséquent vous vous intéressez de près non seulement à la littérature ‒ mais aussi à l’édition de littérature ‒, je vous suggère de taper, dans Google par exemple (je viens de le faire), les mots « Rentrée littéraire d’hiver 2021 ». Cela vous donnera quelque chose qui ressemble peu ou prou à ceci ; tout un poème :
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Vu sous cet angle, n’est-ce pas, le résultat est saisissant, déconcertant, décourageant ? Car il vous faudra parcourir ainsi au moins dix pages de résultats pour voir apparaître enfin quelque subite référence à la rentrée d’hiver 2020, indice incontestable que vous êtes, enfin, tout près d’épuiser la rentrée d’hiver 2021…
Biais cognitif. Abondance de biens ne nuit pas. Il n’y aurait pas lieu de se plaindre.
De là à en conclure que nous, lecteurs en langue française, nous aurions de la chance, il n’y a qu’un pas que tous, ou presque, franchissent.
…/…
En tout cas, c’est peut-être le constat de cette pléthore de livres, et peu importe en effet que nous les trouvions bons ou mauvais, qui fait dire avec beaucoup d’humour à l’un des protagonistes du roman d’Enrique Vila-Matas : « Il y avait chez tout lecteur, ajouta Rainer, une petite voix qui lui disait tout bas à propos de tout ce qu’il lisait, aussi extraordinaire que fût la lecture : et alors ? ».
D’Enrique Vila-Matas, auteur de langue espagnole, je n’ai lu jusqu’à présent que deux livres : le dernier paru donc, chez Actes Sud, en septembre 2020, Cette brume insensée, et, il y a six ans, Bartleby et Cie, publié en 2002 aux éditions Christian Bourgois, dont j’ai déjà parlé (Voir ici). Je ne saurais prétendre, par conséquent, bien connaître l’œuvre de cet auteur, abondante elle aussi ; pas loin d’une trentaine de livres, dont la plupart sont publiés chez Christian Bourgois (Voir ici la liste).
Cette brume insensée raconte l’histoire de deux frères, Rainer et Simon. Ils sont catalans. L’un, Rainer, le plus débrouillard dirons-nous, vit à New York depuis plus de vingt ans. Il est écrivain, « cinq romans courts » ont réussi à le rendre célèbre. Néanmoins, à l’instar d’un Jerome David Salinger ou d’un Thomas Pynchon, en dépit de sa célébrité, ou à cause d’elle, il s’évertue à passer complètement inaperçu ; ses « adeptes le plus fanatiques » le surnomment Grand Bros. L’autre, le narrateur, Simon Schneider, écrivain lui-même, que l’on imagine spontanément plutôt raté, revient séjourner dans le village de Cadaquès afin de régler la succession de leur père. Il persiste à vivre dans la maison familiale en ruine ; laquelle est située au bord de la falaise et menace de s’effondrer à tout instant…
Comme la littérature peut-être ?
Ecrit avec finesse, humour et sensibilité, Cette brume insensée, disons-le tout de suite, s’adresse plutôt à un public averti, lettré, qui s’intéresse à la question de l’écriture, au sort de la littérature en général, à la problématique du roman contemporain. Les lecteurs de Roland Barthes et de Gérard Genette en feront certainement leur miel. Mais si vous n’êtes guère familier des concepts de fiction, de non-fiction, d’intertextualité, de métafiction (le roman en est une), etc., une bonne partie de ce qui fait l’attrait de ce roman risque fort de vous échapper.
En revanche, si, comme moi, vous détestez Thomas Pynchon (je parle de ses livres naturellement), mais que vous portez aux nues Salinger, alors ce livre est écrit pour vous !
Florilège
« Parce que prendre de la distance vis-à-vis des choses ‒ ce qui pour moi revient à prendre de la distance vis-à-vis de la tragédie, ce qui, à son tour, est la même chose qu’être maître dans l’art de ne pas se laisser voir ‒ s’apprend avec le temps.
N’est-ce pas Bansky ? », page 37
« En fait, le thème fondamental de ses livres est de continuer ou pas, son that is a question, une oscillation entre deux consciences : celle qui désire avoir foi en l’écriture et celle qui préférerait tendre au mépris et au renoncement radical. C’est dans la tension de cette hésitation que Grand Bros construit toute son œuvre. Il rappelle le psychotique qui se débat toujours au sein de cette disjonction : maintenant oui, maintenant non, je suis dedans et je suis dehors en même temps ; je continue, je ne continue pas. », page 42
« Ce remords existait peut-être parce qu’il se savait reconnu comme romancier et ne pouvait ignorer que le drame des écrivains célèbres comme lui venait d’avoir connu, avant d’accéder au succès, des écrivains si authentiques que, précisément pour cette raison, ils n’avaient pu réussir à se faire un nom et une réputation et avaient fini par s’éteindre et s’asphyxier. », page 45
« celui qui a aimé et perd ce qu’il aime connaît exactement l’inquiétude constante de ce qui n’est plus ni ne sera. », page 83
« Le monde, c’est moi-même, pensai-je. », page 89
« Je me souvenais que Perec avait parlé d’“artistes citeurs”, (…) déjà dans son premier livre, Les Choses (1965), il avait inclus, entre autres, des phrases entières de Flaubert, d’Antelme et de Nizan. Et aussi que, deux ans plus tard, dans son inquiétant Un homme qui dort, il avait eu recours à plus d’une dizaine d’auteurs, parmi lesquels se détachaient Kafka et Melville. “Il vivait des citations”, en vint à dire Harry Mathews de Perec qui fut son meilleur ami. », page 109
« – Trop, trop d’inconnus, avait très souvent murmuré Père en voyant ce qui se passait sur le petit écran. », page 110
« Cela dit, ce qui horrifiait le plus Père dans cette vie que reflétait la lucarne du téléviseur était le concept même d’informations, compris comme miroir d’une hypothétique réalité. Cela le préoccupait beaucoup tous les soirs et il n’arrêtait pas d’en parler avec moi qui l’écoutais respectueusement et, de temps à autre, lui donnais raison, car je ne trouvais rien à redire à son exposé lucide concernant le désastre général du monde contemporain. », page 111
« Pour tante Victoria, les jours qu’elle avait passés dans ce village alors perdu de Cadaquès avaient toujours été glorieux, jours pendant lesquels semblaient exister l’avenir, une époque unique qui ne se répéterait pas, mais qui lui avait laissé de beaux souvenirs. Cadaquès, dit-elle en exagérant un peu, était l’histoire des grands moments et elle était convaincue que s’il l’avait voulu, même si ce n’était qu’un village, il aurait pu dérober à New York son statut de capitale du monde. », page 149
« Je me souvins de paroles de Justo Navarro qui n’avaient cessé de m’accompagner au long des années parce qu’elles me rappelaient combien nous sommes fragiles et vulnérables puisque n’importe quel hasard peut nous détruire en une seconde : “ La langue du hasard est aussi celle de la fragilité : il y a des coïncidences et des hasards qui nous font mourir de rire et d’autres qui nous font mourir tout court. ” », page 161
« Je n’ignorais pas que cette sensation que ce que nous écrivons ne nous appartient pas a toujours existé, depuis la naissance de l’écriture. », page 165
« Il semblait membre de l’improbable club de ceux qui veulent être présents partout et ignorent toujours que, même s’ils ont beau faire des efforts, il est de multiples endroits où nous ne serons jamais. », page 169
« Parce qu’il était impossible, dit-il, d’être un bon artiste et, en même temps, quelqu’un qui était capable d’expliquer de manière intelligente son travail. », page 172
« la tension entre ne pas savoir s’il fallait incarner le rejet de l’écriture et y renoncer ou avoir foi en la littérature, mettre partout de la joie et continuer à écrire. Il y avait à tout moment cette tension dans tout ce qu’il écrivait, car il se demandait toujours au départ s’il écrirait ou pas, et plus tard, quand il était devenu évident qu’il écrivait, s’il devait continuer ou pas. Avoir la foi ou jeter l’éponge, envoyer tout au diable, that is the question, telle était la question, son thème central : la foi en la littérature, comment la conserver à une époque où le Réseau, tel un traité d’anthropologie global, savait tout de nous et supplantait les écrivains dans leur tâche. », page 178
« Il ne peut exister, en vint-il à me dire, une essence de son art narratif, de la même manière qu’en réalité, il n’existe pas non plus d’essence de la littérature, car, précisément, celle de tout texte consiste à échapper à toute détermination essentielle, toute affirmation lui donnant stabilité ou réalité. », page 234
« écrire était jusqu’à un certain point se justifier sans que personne le demande et qu’au fond, une justification de ce genre était toujours on ne peut plus comique. », page 237
« Il y avait chez tout lecteur, ajouta Rainer, une petite voix qui lui disait tout bas à propos de tout ce qu’il lisait, aussi extraordinaire que fût la lecture : et alors ? », page 238
« ceux qu’il admirait vraiment, dit-il, étaient ceux qui dans cette maison avaient posé leur brique comme si c’était de la dynamite en se disant : cette fois, le cher bâtiment va enfin sauter dans les airs. », page 242
A propos d’Enrique VILA-MATAS, et de Bartleby et compagnie : « petit chef-d’œuvre de tendresse, de tristesse, de regret et de compassion », Voir ici.
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