Et pourtant, tout avait été bien programmé. J’avais pour projet de lire pendant l’été L’Idiot, de Dostoievski, dans sa traduction du russe par André Markowicz – je n’avais encore jamais lu du Markowicz (Voir ici) –, paru dans la collection de poche Babel d’Actes Sud.
Dans ma valise à roulettes, j’avais donc mis le volume 1 de ce gros roman. Je partais quinze jours dans les Hautes-Pyrénées, où l’été transhument les touristes, notamment les randonneurs, et spécialement les plus aguerris ; dont je suis, naturellement ! L’essentiel de mon temps, je le passerais à marcher, grimper, crapahuter, dans une très belle montagne, rude et imprévisible, qui vous enseigne au besoin l’humilité et la prudence qui va avec.
530 pages de lecture de ce grand classique russe – à lire vautré dans les alpages (gare à la tique !) ou le soir, une fois revenu au gîte – me paraissaient être un bon dosage : j’aurais suffisamment de quoi lire, du bon, du très bon même, car j’étais convaincu que cette lecture allait me plaire, et peut-être m’enchanter. Comme l’avait fait auparavant celle de Crime et châtiment (Voir ici), ou celle des Frères Karamazov (Voir là) ; dans une traduction certes plus ancienne que celle d’André Markowicz, mais qui m’a plu, et à laquelle je ne trouve rien à redire. Je me disais aussi que le volume 2, je le lirais une fois rentré, dans l’enthousiasme du premier.
Et puis, patatras…
Parti tôt à pied ce matin-là – chercher du pain – du petit village de Chèze où je séjournais, j’arrive environ une demi-heure plus tard à Saligos, distant de deux kilomètres. Sur la place du village, sous un abri dédié, près de la boîte aux lettres de la Poste, il y avait figurez-vous une boîte à livres. Et dans la boîte, parmi d’autres romans qui ne m’attirent guère, Jésus-la-Caille, de Francis Carco. Je sens d’emblée que ce doit être une pépite.
Pour moi, jusque là, Francis Carco c’était un poète, exclusivement un poète. J’aurais été incapable cela étant de citer le titre d’un seul de ses poèmes, et de réciter un seul vers de n’importe lequel d’entre eux…
Aussitôt, c’est un peu bêta, j’ai renoncé à lire L’Idiot ; il attendrait. Entre la figure christique du prince Mychkine et la petite frappe efféminée de Jésus-la-caille, j’ai choisi la petite frappe…
Jésus la caille raconte l’histoire d’un adolescent qui aime les hommes, les femmes, et qui vit de leurs charmes et du sien. Cela se passe à Montmartre au début du 20ème siècle, dans le milieu des souteneurs et des prostituées, et des petits malfrats, argot de l’époque à la clé.
Voici un court extrait, qui vous mettra j’en suis sûr l’eau à la bouche :
« La fille – en cheveux – était là, crispée devant un verre de fine, son sac posé sur le comptoir.
– Ah la Caille !… Bambou !… ton homme !… fit-elle.
Il l’entraîna brusquement dans une petite salle qu’abritait le comptoir et la jeta sur une banquette. Avide, il lui serrait les poignets. Il se penchait :
– Parleras-tu ?
– Tu m’fais mal, mon Jésus !
– On l’a donné, réponds : on l’a donné ?
– On l’a donné, pour sûr ! Dans la chambre, le pante nous lâche un sigue (1) . Mais il crânait, les poches pleines de pèze. Tu penses si je zieutais ! Bambou, lui, paraissait ne rien voir. Bon. Le pante se déshabille, puis nous. Mais il n’était pas au truc. Je sentais qu’il regardait du côté de la glace ; alors, moi aussi, nature ! et qu’est-ce que je vois ? Bambou, parole, qui fauchait le fric. ça n’a fait qu’un cri : Un agent ! »
Le Livre de Poche, page 11-12.
Dès que j’ai eu fini la lecture de ce roman, et je l’ai lu quasiment d’une traite, le mal était fait. Exit L’Idiot, aurevoir Fédor.
Le pli était déjà pris ; celui qui veut que j’ai tendance à préférer une lecture facile, ne serait-ce que par le temps moindre qu’elle requiert, à une lecture plus exigeante, et probablement plus ardue ; quitte à en retirer un plaisir moindre lui aussi.
Et j’ai enchaîné sur :
J.P. Manchette, Le petit bleu de la côte Ouest, folio policier
puis :
Stéphane AUDEGUY, La théorie des nuages, folio, n°4537
De ces deux-là, je ne vous dirai rien, paresse oblige ! Sachez qu’ils méritent qu’on s’y attarde, eux aussi. Le petit bleu de la côte Ouest est devenu un incontournable du roman noir. Quant à La théorie des nuages, 16 ans après sa parution, c’est aujourd’hui un classique du roman contemporain.
Un mot encore : les quinze jours ont passé, l’envie de lire L’Idiot ne m’a pas repris. Dès que je suis rentré, j’ai remis sans un remords le volume 1 à sa place, par dessus le 2, sur le coin gauche de mon bureau. Où il attend que son heure sonne à nouveau…
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(1) pante : personne facile à berner ; sigue : billet de 20 francs. Voir ici, La langue française.
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