« mais la vérité la plus proche, c’est que tu te cognes la tête contre le mur d’une cellule sans porte ni fenêtre », Kafka, Journal, 21 octobre 1921
« J’ai deux planchettes vissées sur les tempes », 4 juillet 1916
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Karl Rossmann a seize ans. Séduit par une bonne qui l’a rendu père, il quitte l’Allemagne ; ses parents l’envoient en Amérique se faire oublier. Dès son arrivée dans le port de New York, il prend la défense du chauffeur du navire victime d’une injustice (1). Fortuitement, il rencontre son oncle Jacob dans la cabine du capitaine. L’arrivée de Karl lui a été annoncée par les parents du jeune homme. L’oncle Jacob a fait fortune en Amérique ; il accueille le jeune Karl à bras ouverts et l’installe chez lui confortablement. Prévenant, devançant parfois les désirs de Karl (l’acquisition d’un piano, notamment), il s’engage à lui trouver une bonne situation dans sa florissante entreprise, « une sorte de maison de commission et d’expédition comme, autant que Karl s’en souvint, il n’en existait pas en Europe ». Et puis, pour une banale histoire de désobéissance à l’une de ses recommandations, dont Karl n’est aucunement responsable, et qui s’avère qui plus est dépourvue de toute conséquence, l’oncle Jacob, faisant soudain preuve d’une intransigeance insoupçonnée – « Je suis un homme de principes » déclare-t-il dans une lettre – , décide de renvoyer Karl. La décision, contrastant avec son attitude antérieure, toute de bienveillance, est sans appel ; elle ne laisse pas le moindre espoir de retour au jeune homme. Karl trouve une place de groom dans un hôtel ; cela lui semble inespéré. Mais à partir de là, pour Karl, les ennuis commencent, et les péripéties s’enchaînent…
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Les chemins qui m’amènent à la lecture de tel roman plutôt que tel autre, à tel moment plutôt qu’à tel autre, sont le plus souvent aléatoires et un peu mystérieux ; j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer à ce sujet (Voir ici). J’imagine qu’il en va de même pour vous.
Ainsi par exemple, je n’aurais jamais éprouvé le désir de lire L’Amérique de Franz Kafka si je n’avais pas lu au préalable dans Le Roman lumineux de l’auteur uruguayen Mario Levrero (Voir ici), cette phrase :
« … et c’est ainsi qu’à cette époque j’ai pu écrire un roman, non sans avoir lu auparavant L’Amérique et Le Château ; Kafka a été pour moi comme un frère aîné, parvenu avant moi à une vision du mondre proche de celle que je découvrais… » (Le Roman lumineux, page 531).
Chez un lecteur pris dans le fil de sa lecture, cette phrase serait probablement passée inaperçue. Mais chez moi, elle a résonné comme la pétarade d’une moto la nuit sur une place de village à la campagne, ou si vous préférez (soyons littéraires), comme un coup de tonnerre dans un ciel serein !…
Jusque là, sans avoir pris la peine de le lire, or donc par la force du préjugé, je prenais L’Amérique pour une œuvre mineure de Kafka, un premier roman inabouti. En lisant cette remarque de Mario Levrero, un auteur dont j’estime les travaux, je me suis demandé ce qui pouvait bien faire qu’il appréciât à ce point ce roman, au point de se décider à en écrire un lui aussi (en dépit de sa forte tendance à la procrastination, évoquée maintes fois dans Le roman lumineux).
Alors j’ai lu à mon tour L’Amérique de Kafka. Et j’ai compris je crois, ce qui avait pu séduire, et même certainement bouleverser Mario Levrero, et, dès lors qu’il se lançait dans l’écriture de son propre roman, l’amener à prendre sa part du babel des lettres.
Lire Kafka, lire un roman de Kafka, cette lecture me le confirme, est toujours pour moi une épreuve, qui me porte un solide et sale bon vieux mauvais coup au moral ! J’exagère tout de même un peu.
Mais cette fausse indifférence glacée. Ce désespoir à l’état brut, qui avance parfois sous le masque de la drôlerie. « Il y a dans ce livre des passages qui rappellent irrésistiblement Chaplin… » nous dit Max Brod, le meilleur ami de Kafka, à propos de L’Amérique. Pour ma part, j’y mettrais volontiers un bémol : Chaplin cherche presque exclusivement à nous réjouir, provoquant chez le spectateur un rire tendre, léger, libérateur. Chez Kafka, le rire est jaune ; l’humour est grinçant ; la légèreté n’est pas au rendez-vous : « Amusez-vous, foutez-vous d’tout, la vie passera comme un rêve ! » n’est pas inscrit au menu ! (2)
Désespoir irrémédiable, et sournois. Pas de possibilité de rédemption. Pour la bonne et simple raison que toute notion de rédemption est absente du roman. Rien. Aucune issue, hors la fin, celle du roman ? s’il en avait comporté une !
L’Amérique, en effet, restera inachevé(e). Aujourd’hui encore, il semblerait que personne ne sache exactement pourquoi, si ce n’est que la vie de Kafka fut brève, que le temps lui a manqué.
« Ce n’est pas parce que sa vie était trop brève que Moïse n’est pas entré en Chanaan, c’est parce que c’était une vie humaine », écrit encore Kafka, dans son journal, le 19 octobre 1921 (Voir ici).
Florilège
« D’autres fois encore, si Karl entrait, elle fermait la porte sur lui et gardait la poignée dans la main jusqu’à ce qu’il exigeât de sortir. (…) Une fois elle l’appela « Karl », l’emmena dans sa petite chambre en soupirant avec force grimaces, et referma la porte à clef. Puis, l’embrassant à l’étouffer et le priant de se devêtir, elle se mit elle-même à le déshabiller et le fit coucher dans son lit ; on eût dit qu’elle ne voulait plus le laisser jamais à personne, qu’elle désirait le caresser et prendre soin de lui jusqu’à la fin du monde. », page 41
« Car il ne fallait pas, dans ce pays, compter sur l’intérêt des gens, et ce que Karl avait lu de l’Amérique était très juste à cet égard ; seuls les heureux semblaient ici jouir vraiment de leur bonheur au milieu d’un entourage indifférent », page 54
« Il eût été parfaitement dénué de sens d’objecter cinq ans de lycée au poste de groom d’ascenseur. Il y aurait eu plutôt sujet de rougir ici, en Amérique, de ces cinq années de lycée. », page 157
« Dix à douze heures de travail, c’est un peu trop pour un garçon de cet âge-là » ajouta-t-elle pendant qu’ils montaient. « Mais c’est une chose bien américaine. Voilà par exemple un gamin qui est arrivé avec ses parents il n’y a pas dix mois ; c’est un Italien ; maintenant on dirait qu’il ne va plus pouvoir supporter le travail, il a les joues complètement décharnées et il s’endort dans son service, quoiqu’il soit naturellement très complaisant ; mais attendez qu’il ait encore travaillé six mois ici, ou n’importe où en Amérique, et il supportera tout facilement. Dans cinq ans, ce sera un costaud », page 159
« Tout s’était passé, à vrai dire, plus vite qu’il n’avait pensé, car, après tout, il y avait deux mois qu’il travaillait déjà pour l’hôtel en toute conscience et sûrement mieux que maint autre. Mais ces choses-là n’entrent sans doute justement pas en ligne de compte au moment décisif en Amérique ni en Europe ; les décisions sont prises comme la colère les dicte aux juges dans le premier moment », page 206
« Il savait que tout ce qu’il dirait changerait d’aspect en sortant de sa bouche et qu’il restait uniquement réservé à l’esprit de l’interrogateur de trouver du blanc ou du noir », page 220
« – Cela ne suffit pas pour partir, dit le portier en chef en lui serrant le bras à l’en paralyser et en l’emportant littéralement à l’autre bout de la loge. Les gens, dehors, ne voyaient-ils donc pas ces violences du portier en chef ? Et, s’ils les voyaient, comment admettaient-ils que personne ne s’en occupât ou ne vint tout au moins frapper à la vitre pour montrer au portier en chef qu’il était observé et n’avait pas le droit de traiter Karl à sa fantaisie ? », page 233
« Puis il regarda mélancoliquement dans la rue comme si le motif de sa tristesse se trouvait là », page 288
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(1) Marin qui veille au bon fonctionnement de la chaudière d’un navire.
(2) Extrait d’une vieille chanson française, créée en 1934 par Henri Garat ; Voir ici.
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