Danièle SALLENAVE :
– Les Portes de Gubbio, 1980, Hachette
– Adieu, 1988, P.O.L.
– Le don des morts, 1991, Editions Gallimard
Charles Ferdinand RAMUZ :
– La Grande Peur dans la montagne, éditions Bernard Grasset, 1925, Le Livre de Poche, n° 2474
« Depuis des siècles les livres sont le legs des générations disparues – le don que nous font les morts pour nous aider à vivre. Dans notre culture, vivre sans les livres est donc une privation, un tourment qu’on ne peut comparer à rien.
Sans les livres, toute vie est une vie ordinaire. Ne pas avoir l’expérience de la littérature n’empêche ni de connaître, ni de savoir, ni même d’être « cultivé » : il manque seulement à la vie vécue d’être une vie examinée. Car les Lettres, c’est notre langage métamorphosé ; ce sont nos mots : et voici que, dans le colloque singulier du livre et de son lecteur, s’ouvrent l’expérience élargie, et la pensée, et le rêve, et la possibilité d’être soi-même, véritablement, dans la communauté partagée.
La pratique des livres n’est donc pas, dans notre vie, la part du rêve, un luxe gratuit, un loisir supérieur ou une marque de distinction. Et les intellectuels se trompent gravement lorsqu’ils s’emploient à en dénoncer l’élitisme au lieu de faire que s’ouvre au plus grand nombre le règne émancipateur de la pensée dans les livres. »
Danièle Sallenave, Le Don des morts
« Nous, on est philosophe… Sais-tu ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’on sait faire, mais garde ça pour toi. »
Charles Ferdinand Ramuz, La Grande Peur dans la montagne
En 1980 les éditions Hachette publièrent Les Portes de Gubbio de Danièle Sallenave. Ce roman obtint le prix Renaudot. À l’époque, j’étais encore sensible aux prix, je n’imaginais donc pas qu’un jury puisse décerner un prix littéraire pour une toute autre raison que la grande qualité du livre qu’il avait choisi de couronner. Et d’ailleurs, dans ce cas précis, le prix Renaudot reçu pour Les Portes de Gubbio était largement mérité. Et si malgré cela je refermai le roman, après n’en avoir lu qu’une toute petite moitié, c’est plus je l’avoue par paresse intellectuelle que par ennui véritable.
Ensuite, en 1991, de la même autrice, les éditions Gallimard publièrent un essai sur la littérature, d’une importance capitale, du moins à mes yeux. Ayant pour titre : Le don des morts.
Quelques années auparavant, toujours de Danièle Sallenave, j’avais lu un livre plus singulier intitulé Adieu, publié aux éditions P.O.L. Ce livre, sorte de docufiction dirait-on aujourd’hui, avait dû passer un peu inaperçu. Mais pas pour moi.
Dans Adieu un homme jeune interroge son grand-oncle très âgé. Toute la vie de ce grand-oncle, dès lors qu’il « n’a connu ni les livres ni les voyages », fut une vie ordinaire. Une « vie ordinaire » toutefois, au sens où l’entend Danièle Sallenave, qui n’a rien de péjoratif (Voir l’extrait reproduit ci-dessus).
Or, de n’avoir vécu qu’une vie ordinaire, cet homme s’en moque. Son petit-neveu, lui, s’en étonne et cela l’intrigue. Une vie sans aimer les livres, vraiment, comment est-ce possible ? Et qu’est-ce que cela implique ? Peut-on être heureux ainsi ? Trois ans plus tard, Le Don des morts viendra donc répondre à toutes ces questions ; de manière approfondie, éloquente, avec passion.
J’imagine que si L’amour délivre avait existé à l’époque, j’aurais eu à cœur de parler d’Adieu, et du Don des morts…, comme j’aurais aimé le faire aussi de beaucoup d’autres livres qui m’auront profondément et durablement marqué…
Cependant, ayant lu Le don des morts, je me suis dit aussitôt qu’à l’instar de ce don, il existait aussi un… « don des vivants ».
Don des vivants : les livres de certains écrivains d’aujourd’hui, qui sont toujours avec nous, ouvrent eux aussi sur cette « expérience élargie », cette « possibilité d’être soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. ». Ils permettent eux aussi « à la vie vécue d’être une vie examinée. ». Pour moi, si l’on accepte de suivre mon raisonnement, nul doute qu’Adieu (Voir ici), ainsi que Le don des morts (Voir ici) s’inscrivent alors dans ce don.
Curieusement ce n’est pas de l’œuvre de Danièle Sallenave que je projetais, au départ, de vous parler ce matin ! Je viens en effet de terminer la lecture d’un petit roman de 187 pages, chef-d’œuvre un peu old style si l’on veut, et d’une écriture maîtrisée, dont il y a fort à parier qu’il demeure encore méconnu en France, notamment chez les plus jeunes. Il s’agit de La Grande Peur dans la montagne de Charles Ferdinand Ramuz (le « z » ne se prononce pas).
Or, il se trouve que c’est Danièle Sallenave qui me fit découvrir Ramuz, écrivain et poète suisse né à Lausanne vers la fin du XIX ème siècle, mort en 1947. À l’occasion d’une émission de radio où elle rendait hommage à cet auteur. Je suis infichu de vous dire laquelle, car cela remonte à 20 ans, au moins.
J’aurai donc attendu vingt ans pour lire du Ramuz. Dans toutes les maisons, il y a des ampoules au plafond, que l’on allume, et qui restent nues.
Ramuz quitte Paris peu de temps avant le déclenchement de la guerre de 14, il revient vivre en Suisse avec sa femme et leur fille. Il fait de nombreuses randonnées dans la région d’Evolène et Saint-Martin le haut. Qu’il se soit inspiré fortement des paysages de cette région, amplifiés, et magnifiés sous sa plume, et peut-être même aussi rendus plus menaçants qu’ils ne le sont en réalité, pour dresser le cadre de ses romans – cette Grande Peur dans la montagne –, c’est l’évidence.
L’action du roman se passe dans un village qui n’est pas nommé. Soutenu par les plus jeunes de l’assemblée communale, le Président du conseil général (équivalent, en France, du conseil municipal), aimerait que l’on exploitât à nouveau Sasseneire, « le pâturage d’en haut ». Ce pâturage, situé près du glacier et difficilement accessible (il faut marcher longtemps dans la montagne pour y parvenir), est délaissé depuis vingt ans ; un coup du sort a entraîné la mort des bêtes et des hommes chargés de les soigner… Les plus vieux se souviennent encore du drame, causé, pensent-ils, par une puissance obscure et démoniaque. Celle-ci, dans le roman, n’est jamais nommée elle non plus ; il se pourrait que ce soit le diable, nous suggère l’auteur vers la fin du roman… Les vieux ont peur, ils sont farouchement opposés à la reprise de l’exploitation du pâturage de Sasseneire. L’affaire divise, elle est mise au vote. C’est le parti des jeunes qui l’emporte.
« les idées de la jeunesse sont qu’elle est seule à y voir clair, (…) la jeunesse l’avait donc emporté », page 21.
Or, la malédiction va s’abattre à nouveau, vingt ans plus tard, sur les bêtes et les hommes… L’une après l’autre, les bêtes tombent de nouveau malades ; la maladie, une fois de plus, n’est pas nommée… Quant aux hommes, ils finissent par devenir fous, chacun à son tour, même les plus lucides. Vers la fin du roman, la malédiction va prendre alors des proportions énormes : c’est ni plus ni moins qu’un carnage…
Dans une langue à la fois poétique et dépouillée, oralisée, qui a pu déplaire à la critique de l’époque – nous sommes en 1925 –, Ramuz décrit avec rigueur et minutie les faits et leur enchaînement fortuit, ou fatal, qui vont conduire au désastre. Avec beaucoup d’habileté, il réussit à montrer l’ambivalence, sans y insister : d’un côté, en effet, envisagés froidement, ces faits s’expliquent tous de façon rationnelle. Mais de l’autre, la peur rôde, s’accroît, et s’empare peu à peu, de manière sournoise, de chacun des protagonistes…
Pour nous raconter cette grande peur, Ramuz utilise classiquement la troisième personne, le « il(s) ». Il introduit toutefois une variation, et recourt fréquemment au « on » et au « nous », ce qui laisse entendre que ce sont alors tous les villageois qui parlent, encore qu’il s’agisse plutôt d’un groupe indéterminé de villageois. Parfois, rarement, le narrateur s’incarne dans le personnage d’un seul villageois, indéterminé lui aussi, et réduit à la seule fonction de narrateur.
Le rythme de la narration est précipité, systématiquement. L’auteur ne laisse aucun répit au lecteur. Les phrases s’enroulent les unes sur les autres, les mots se répètent, les répétitions elles-mêmes, donnent l’impression de se répéter ! l’anaphore n’est jamais loin !
Cette volonté de mener l’affaire tambour battant déplaira à certains lecteurs (j’avoue en faire partie), comme pourrait le faire, en musique, une voix haut perchée. Ce parti pris d’un rythme rapide, dans la narration, a toujours existé chez certains romanciers. Aujourd’hui encore, on le trouve par exemple dans le roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, paru en 2013 (Voir ici).
Il semble aussi, et je conclurai là-dessus, que Louis Ferdinand Céline ait été séduit par le style de Charles Ferdinand Ramuz. Giono également aurait subi son influence ; après tout l’univers romanesque du suisse est proche de celui du provençal, ils partagent les mêmes préoccupations : la nature souveraine, les valeurs traditionnelles, le peuple, les « vrais gens ».
La Grande Peur dans la montagne – Florilège
« On avait beau écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant les hommes ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre, – plus rien ne bouge nulle part, il n’y a plus personne, rien que l’air, la pierre et l’eau, les choses qui ne sentent pas, les choses qui ne pensent pas, les choses qui ne parlent pas. », page 54
« Puis on peut regarder la place du soleil et où il en est de son cours, car à quelle autre chose pourrait-il bien servir encore ? », page 131
« Et en même temps qu’il devenait raisonnable, il devenait toujours plus triste dans son cœur », page 165
Merci pour cette decouverte!
J’aimeJ’aime