David Foster WALLACE, La Fonction du balai, 1987. Pour la traduction française : Editions Au Diable Vauvert, 2009, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, J’ai Lu, n°10797, 702 pages
« Avoue, c’est des conneries que tu viens d’inventer », page 402
L’Amérique ‒ je parle bien sûr des États-Unis ‒ , cette machine infernale à brûler du fric, sous toutes ses formes, et broyer de l’humain, surtout lorsqu’il n’est pas blanc, me fait parfois l’effet d’une gigantesque chaudière de locomotive carburant au café pendant la crise de 29 au Brésil, en vain !
The broom of the system, en français, La Fonction du balai, le premier roman qu’écrivit l’écrivain américain David Foster Wallace, considéré comme « l’une des figures majeures de la littérature américaine » (p. 4 de couverture), me fait une impression du même ordre : quelque chose comme beaucoup de bruit pour… rien, ou pas grand-chose !
La traduction de The broom of the system, littéralement « le balai du système », par « la fonction du balai », me laisse dubitatif. Elle sonne bien, mais au prix d’une atténuation de sens. Je m’explique. En américain, l’idée que contient le titre est que le système ‒ comprenez le système capitaliste américain d’hyperconsommation, qui est également le nôtre ‒, balaie tout sur son passage, à la faveur de son fonctionnement, à plein régime comme il se doit. Dans un titre comme La Fonction du balai, où le mot « système » est omis, cette idée-force n’apparaît plus. Il n’est même pas certain qu’on puisse considérer qu’elle soit sous-entendue, en vertu d’une subtilité bien française.
The broom of the system, a paru en 1987 aux Etats-Unis. Vingt-deux ans plus tard, il est donc édité également en France dans une traduction de Charles Recoursé. Considéré comme l’œuvre majeure de David Foster Wallace, le roman Infinite Jest, quant à lui (Voir ici) fut publié aux Etats-Unis en 1996. En France, sa traduction, sous le titre de L’Infinie comédie, paraît en 2015, aux éditions Au diable vauvert également ; soit dix-neuf ans plus tard là aussi.
Quant à moi, ce n’est que 5 ans après sa parution en français que je vais lire L’infinie comédie. Et j’en attendrai 13 pour La Fonction du balai. Qui plus est, je ne les lirai pas dans l’ordre de leur création, qui est aussi celui de leur parution. Lisant d’abord le chef-d’oeuvre, je mangerai mon pain blanc d’abord…
Je trouve qu’il y a quelque chose de réconfortant dans ces atermoiements, ces longs temps de maturation, communs, d’une certaine manière, à l’éditeur comme au lecteur (Vas-tu l’éditer, et moi, vais-je enfin me décider à le lire ?). C’est une présomption forte, sinon la preuve irréfutable que nous sommes au bon endroit, celui qui nous sied, – dans un « espace littéraire » -, et non dans le caprice marchand et transitoire d’une xième rentrée éditoriale ; et que, finalement, cela vaut la peine d’être là, et peut-être même seulement là…
En lisant La Fonction du balai, un souvenir d’enfance m’est soudain revenu en mémoire. Ma mère, en effet, à cette époque, me répétait souvent : « Arrête un peu de faire ton intéressant !… ». Eh bien, mutatis mutandis, je suis tenté d’adresser ce même tendre reproche à David Foster Wallace !
Question : jusqu’à quel point un romancier peut-il faire le show, afin de capter l’attention du lecteur et de la garder, sans que soudain parte en fumée chez ledit lecteur ce que, dans le jargon de la narratologie, on appelle « la suspension d’incrédulité » ?
Variante : lorsqu’un romancier, visiblement, « en fait trop », lorsqu’il multiplie les artifices narratifs dans le but de capter et de garder l’attention du lecteur, ‒ mais peut-être aussi parce qu’il désire montrer ses muscles…
Et que le lecteur que je suis s’en aperçoit et s’en agace ‒ ce qui m’est arrivé à plusieurs reprises en lisant La fonction du balai ‒ cela justifie-t-il d’abandonner la lecture ? En bref, vais-je lâcher l’affaire ?
Eh bien la réponse est non.
En effet, chez Foster Wallace, la vanité d’auteur est largement compensée par les mérites du romancier au travail ‒ une belle intelligence, une imagination débordante, un sens aigu de l’absurde et de la drôlerie, de l’insolite, de l’imprévisible ; et de l’audace.
Cette histoire est une histoire d’amour. Entre Lenore, une jeune, belle, et future riche héritière, et Rick Vigorous, son employeur, éditeur de métier. En toile de fond, la vie singulière et mouvementée d’une famille dysfonctionnelle nous est également contée. L’enjeu : retrouver l’arrière-grand-mère, une érudite atteinte d’Alzheimer, toquée de Wittgenstein. Elle se prénomme Lenore comme son arrière-petite fille, elle a brusquement disparu de la résidence pour personnes âgées où elle vivait.
Vous croiserez par surcroît, entre autres curieux personnages : – un psy, le docteur Jay, qui est à la fois le thérapeute de Lenore et de Rick, dont les techniques de soin sont pour le moins inhabituelles ; – un perroquet, Vlad l’empailleur, capable de répéter tout ce qu’il entend. Et, suis-je tenté d’ajouter : une jambe de bois ! celle du frère handicapé de Lenore (Il a eu la polio dans son enfance). Désigné dans le roman sous le nom de LaVache, mais se faisant appeler l’Antéchrist, ce jeune étudiant figé dans une posture de refus d’étudier, sait néanmoins à peu près tout sur tout. Il consent à partager son savoir encyclopédique avec d’autres étudiants en mal d’inspiration à condition qu’ils acceptent « d’alimenter sa jambe de bois », concrètement verser une somme d’argent dans un compartiment en creux de celle-ci !
Cependant, si vous préférez les romans dont la trame narrative est claire et maîtrisée, passez votre chemin. Encore une fois, l’histoire que David Foster Wallace cherche à nous raconter dans La Fonction du balai est passablement noyée sous les modes narratifs qu’il met en oeuvre.
La structure du roman, son découpage, pourront également vous laisser perplexe, voire vous rebuter ‒ une chronologie plus ou moins éclatée, une suite de dates, de chiffres, d’abstrats, de petits /a/, /b /, etc. Ce dispositif peut sembler inutilement alambiqué, être taxé de coquetterie d’auteur, soucieux de surprendre et de se démarquer. En réalité, il est probable que ces choix traduisent simplement le goût prononcé de David Foster Wallace pour les mathématiques et la logique modale. Il a présenté, en effet, une thèse senior en philosophie et logique modale, publiée à titre posthume sous le titre Fate, Time, and Language : An Essay on Free Will (Voir ici).
Ultime question : La Fonction du balai est divisée en deux parties. Or, de la première à la seconde, il n’y a aucune rupture ni basculement quelconque qui justifierait ce choix. Je m’interroge : est-ce l’auteur lui-même qui a choisi de scinder son roman en deux parties ? ou s’agit-il d’un choix opéré a posteriori par l’éditeur, américain et/ou français ? et pourquoi ? Si quelque part quelqu’un avait la réponse à cette question, qu’il n’hésite pas à me la donner !
Florilège
« Un baiser de Lenore est un scénario dans lequel je glisse avec des semelles beurrées sur la piste humide de la lèvre inférieure, abrité des intempéries par le préau moite de la supérieure, pour finalement ramper entre lèvre et gencive afin d’attirer à moi la lèvre comme un enfant le fait d’une couverture et lancer des regards assassins au monde extérieur à Lenore, dont je désire ne plus faire partie. », page 96
« Je lui raconte ce que me racontent les gens, ce qu’ils souhaitent que j’aime et ce qu’ils autorisent les autres à aimer, ce qu’ils m’envoient à la Frequent review dans du papier bulle, avec une enveloppe timbrée et griffonnée pour le retour et une lettre de présentation signée « A vous avec espoir » », page 119
« Entre Veronica et les autres s’ouvre l’abîme de l’intérêt, un abîme au-dessus duquel il est impossible de jeter un pont car il s’avère n’avoir qu’un seul flanc. Celui de Veronica. », page 119
« Que vois-je ici ? Je vois des étudiants et des adultes. Je vois des parents qui affichent leur condition de parents sur des badges à leur nom. Je regarde les étudiants et ils me regardent en retour. Aptitude à Se Prendre en Charge, structures de défense élaborées, ils défilent leurs yeux et commencent à se rassembler. Mais les yeux et les visages demeurent à nu. Sur le visage des filles je vois la douceur, la beauté, les yeux brillants et détendus des bien-nés, la capacité vitale à créer des problèmes là où il n’y en a pas. Je ne sais pour quelle raison, je vois aussi ces filles plus âgées, de pâles fantômes télévisuels qui vacillent derrière leurs modèles : des femmes entre deux âges avec des ongles carmin et des visages tannés, durs, ridés, des chevelures laquées sculptées par les doigts professionnels d’hommes aux noms français ; et des yeux, des yeux posés sans pitié ni doute aucun sur des tequilas qui scintillent sous le soleil d’été, au bord de la piscine du country club. », page 318
« Les visages de ceux qui ne sont pas dans le coup sont les visages mal affirmés qui sont en réalité les plus affirmés, les visages par eux seuls définis, les visages définis par la non-appartenance à un lieu défini par l’appartenance. », page 320
« … les visages qui savent que, sauf grâce d’un dieu remarquable pour l’arbitraire de ses grâces, ils sont ceux qui seront ligotés et bâillonnés dans les placards de l’université. », page 320
« L’attachement à des choses, des lieux, d’autres êtres vivants demande à mon sens des dépenses d’énergie et d’attention très excessives par rapport à la valeur des choses liées par la relation d’attachement. Cela ne vous paraît-il pas raisonnable ? Cette volonté de faire dépendre sa vie de choses et de personnes extérieures à sa propre vie est une idée stupide, qui ne peut à la rigueur convenir qu’à ceux qui seraient plus faibles, moins brillants, moins privilégiés, moins développés que moi. », page 528
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